L'agilité n'est pas une nécessité!
Séverine MOICHINE et Jerome Barrand publient un article dans la Harvard Business Review France sur l'histoire de l'agilité dans les organisations dont je recommande la lecture 👉 https://swll.to/7bcUX.
J’ai toujours été interpellé par l’idée développée par Jerome Barrand faisant du savoir-agir une notion clé entretenant des relations à explorer avec les compétences de savoir-faire et de savoir-être. Avec Thomas TARRADAS nous développons d’ailleurs des approches pédagogiques chez OPTIMHOMMES pour donner un débouché pragmatique à cette idée.
Si je me repère assez facilement dans le raisonnement qui structure l'article il m’est difficile de le suivre quand il expose qu’Internet « relègue au second plan l’énergie physique, en favorisant l’émergence de biens de plus en plus immatériels » ou que la verticalité ou le matérialisme seraient remis en question.
Internet est un glouton énergivore :
Je ne vois pas Internet comme une abstraction flottant dans les limbes du monde d’où il reléguerait au second plan l’énergie physique. Internet s’appuie sur 2 milliards de PC et 8 milliards de smartphones que l’on renouvelle à un rythme effréné en utilisant des quantités affolantes de matières premières qu’il faut extraire et transformer. Si Internet était un pays ce serait le troisième plus gros consommateur d’électricité juste derrière les Etats-unis et la Chine. La sueur qu’Internet nous permet parfois d’économiser coule bel et bien sur le front de millions d’ouvriers et techniciens qui déploient et maintiennent les gigantesques infrastructures d’Internet.
Internet favorise la consommation matérielle
Le million de salariés de Foxconn qui triment en Chine dans des conditions que l’occident a perdu de vue auraient beaucoup à dire sur la face immergée de l'iceberg Internet et sans doute plus généralement sur la matérialité des productions futiles que l'occident achète en masse .
Grace à son usage extensif d’Internet Amazon vient d’afficher des résultats battant le consensus en livrant plus de 7 milliards de colis en 2023. L’émergence de Temu, Shein, AliExpress, Wish, ou l’envol de Stockomani, Action, Gifi, B&M, sont les signes visibles en Europe d’une boulimie de consommation de produits industriels chinois. Admettons que l'on ai décidé de regarder ailleurs... n ayra du mal à ne pas voir qu'en France les 10 entreprises ayant connu la plus forte croissance en 2022 sont 7 entreprises de production et distribution dans l’automobile, l’immobilier, l’énergie, ou la chimie pour seulement 3 entreprises de services dont 2 sont en fait des agences d’Interim fournissant de la main d’œuvre à l’industrie. Aucun indicateur économique ne démontre une dématérialisation de la production depuis Internet, bien au contraire.
Le monde n’est pas VUCA pour tout le monde
Nombre de grandes entreprises françaises sont encore et toujours impliquées dans l’exploitation pétrolière, la construction automobile, la fabrication de produits de luxe, la production de médicaments… où elles battent actuellement des records de production dans un pays qui se réindustrialise. La mondialisation de leurs marchés permet à ces entreprises d’aligner les performances avec une prévisibilité et une linéarité rarement rencontrées au cours de leur histoire. Pour les Gafas comme pour Total, LVMH, AXA, L’Oréal, ou Sanofi la vie ressemble plus que jamais à un long fleuve tranquille et les notions de monde VUCA, BANI ou tout autre acronyme accrocheur elles les dévorent au petit déjeuner.
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Ne confondons pas numérisation et dématérialisation
L'exemple donné par Séverine et Jérôme de la «dématérialisation des achats» est un surprenant contresens. Ce que j’observe c’est une numérisation du processus d’achat. Les clients d’Amazon ont commandé 7 milliards de biens matériels sur le site de ce marchand évitant ainsi de se déplacer en magasin mais ils se sont déplacés dans un point relais ou alors un chauffeur s’est déplacé jusqu’à leur domicile. La numérisation du processus d’achat n’a été d’aucun effet sur la matérialité de la fabrication, du stockage et de la livraison de ces biens.
Quant au lien social que Séverine et Jérôme voient se dématérialiser lui aussi, si j’ai cru comme eux à la promesse d’Internet d’un enrichissement de la sociabilité j’en suis largement revenu. En 2023 le podium des 3 sites ayant eu le plus de pages vues par visite est trusté par 3 diffuseurs de pornographie. Pornhub se classant 4ème site le plus visité au monde loin devant Wikipedia... mais aussi loin devant X, Tiktok ou Instagram. Seul Facebook parvient à attirer plus de visiteurs que Porhub mais en souffrant de plus en plus d’accusations d’accentuer le sentiment de solitude, l’anxiété, et l’affaiblissement du rendement scolaire… Si l’on observe l’agir comme Jérôme nous y a toujours invités il y aurait plutôt une dissolution critique du lien social qu’une quelconque dématérialisation de celui-ci.
Internet est le summum de la verticalité et du matérialisme
Au temps des 30 glorieuses qui avait un pouvoir plus vertical que Jeff Bezos, Bill Gates ou Mark Zuckerberg ? En soumettant les foules aux injonctions de leurs algorithmes ultra centralisés, en hiérarchisant constamment ce qu’ils nous donnent à voir et ce qu’ils nous permettent de montrer, en permettant la manipulation des élections démocratiques n’atteignent-ils pas un sommet de l’autorité verticale? En permettant et en favorisant la surexposition des vanités ne sont-ils pas au service de la matérialité ? Dans un monde où les chefs d’entreprises sont plus puissants que les chefs d’Etats je peine à apercevoir le recul de la verticalité et du matérialisme. Ce que je vois en société comme en entreprise c’est plutôt une inquiétante progression des simulacres de démocratie participative expédiés par des pouvoirs jupitériens qui reprennent aussitôt leurs prérogatives. Bref, je tiens que la démocratie et l’horizontalité étaient autrement en sécurité dans les mains de Lincoln alors que le téléphone n’avait pas encore été inventé que dans celles de Trump à l’ère d’Internet.
L’agilité reste un pari, un peu daté.
L’organisation scientifique du travail n’était pas une nécessité, c’était un choix assez douteux répondant à une vision assez étrange du progrès social et économique. L’agilité n’est pas davantage une nécessité qui serait dictée par le train des évolutions du monde. L’agilité était un pari audacieux il ya 30 ans qui a de beaux restes dans quelques circonstances et quelques parties du monde mais qui s'épuise en France. Pour être complet sur l'histoire de l'agilité dans les organisations l'article de Séverine et Jérôme aurait du se conclure par le constat que parmi les plus grands cabinets de conseil en France qui étaient focalisés sur l'agilité dans les années 2010 plus aucun ne parle de cette thématique. Sans doute parce que l'adoption de frameworks et mindsets agiles n'a pas permis d'éviter les lourdes conséquences de l'échec des projets en phase avancée, encore moins d'y résister.