Leçon européenne : l’avenir est aux médias qui savent mobiliser
#10Grenelle - N°12
Difficile, trois jours après un vote déterminant pour le futur de l’Europe, de ne pas revenir sur les leçons de ces élections européennes.
N’espérez pas de moi une lecture politique des grandes tendances sorties des urnes dans les 28 pays de l’Union, j’en laisse le soin à nos rédactions et nos éditorialistes qui sont autrement plus compétents !...
Mais ce qui s’est passé dimanche donne une matière féconde à penser pour tous ceux qui cherchent à dégager une voie d’avenir pour les médias.
Premier enseignement qui n’aura échappé à personne : le sursaut de participation des électeurs dans la plupart des États-membres, notamment des plus jeunes, corrélatif d’une percée des Verts dans de nombreux pays – même au Royaume-Uni où « le raz-de-marée du Brexit Party a quelque peu éclipsé l’excellente performance du Green Party », rappelait le Courrier International lundi matin.
Effet « Greta Thunberg », analysent nombre d’observateurs, du nom de cette jeune militante suédoise devenue l’icône mondiale de toute une génération mobilisée sur les enjeux climatiques. Incontestablement, les préoccupations environnementales ont pris une place croissante ces derniers mois dans le débat public européen, engageant les plus jeunes (mais pas que) à prolonger dans l’isoloir leur prise de conscience manifestée dans la rue ou au lycée.
En France, le mouvement des Gilets jaunes semble aussi avoir joué dans ce ressaisissement citoyen, ainsi que le postule Ipsos dans son enquête sur la sociologie des électorats : « À 48,7 %, l'abstention est en net recul par rapport aux Européennes de 2014 (57,6 %), 2009 (59,4 %), 2004 (57,2 %) et 1999 (53,2 %), et il faut remonter 25 ans en arrière pour trouver un niveau équivalent (47,3 en 1994). On mesure peut-être là un effet Gilets jaunes. Ceux qui se sentent très proches du mouvement social se sont en effet nettement moins abstenus que la moyenne des Français (42 %), comme ceux qui s'en sentent très éloignés (44 %). Que ce soit pour ou contre lui, le mouvement a remobilisé les citoyens. »
Et si les médias avaient finalement joué un rôle positif dans le sursaut de participation ?
On avait dit, à propos de la couverture du mouvement dès le mois de novembre, que les médias en faisaient trop. Était-ce trop, si l’un des effets de cette résonance a été de participer à la remobilisation citoyenne, de rouvrir le débat public à des voix oubliées, de remettre à l’agenda commun des questions occultées ? Était-ce trop, si la mise en balance des enjeux de « fin du monde » et de « fin de mois », d’urgence écologique et de pouvoir d’achat, a paradoxalement alimenté les deux types de mobilisations, permettant parfois aussi une convergence des luttes, comme je l’évoquais il y a deux mois dans un post sur le rôle des femmes dans la réinvention du lien social ? Était-ce trop, si ces revendications sociales ont mené à l’organisation d’un grand débat national, permettant de reprendre le pouls du territoire, de « décrire les terrains de vie » des Français – pour reprendre la belle formule de Bruno Latour –, comme l’expérience des cahiers de doléance avait su le faire en 1789 ?
Dans ces grands événements mobilisateurs – comme a pu l’être également, sur un registre plus dramatique, l’incendie de Notre-Dame de Paris –, qui se révèlent être chaque fois l’occasion de requestionner ce qui nous lie, nos médias ont joué un rôle structurant. À chaque fois, ils ont offert dans leurs pages, leurs sites et/ou leurs arènes physiques autant de lieux de réflexion et de débat horizontal, permettant de sortir des bulles informationnelles dans lesquelles enferment mécaniquement les réseaux sociaux. À chaque fois, ils ont donné à nos concitoyens des tribunes pour s’exprimer, des balises pour s’orienter dans ce monde en transition.
Le « labo » du Parisien en est un bel exemple. Du grand débat national aux élections européennes, cet outil innovant a su, par-delà toute étiquette politique, mobiliser les (é)lecteurs autour des thèmes qu’ils souhaitaient voir émerger dans le débat public à la faveur de ces deux temps forts de consultation démocratique, en recueillant leurs propositions pour la France puis l’Europe dans des boîtes à idées, sortes de cahiers de doléances 2.0 où la doléance ne reste pas lettre morte, mais ouvre instantanément sur des éclairages, des analyses, des mises en perspectives historiques et transnationales. Avec cet objectif, toujours, d’aider les citoyens à se repérer – et, in fine, à choisir en leur âme et conscience dans la solitude de l’isoloir.
Ce genre d’initiatives redonne à mes yeux tout leur sens aux médias de qualité, qui se positionnent résolument comme des décrypteurs du réel et des fournisseurs de solutions au service du bien commun.
L'émergence de nouvelles formes de mobilisation : le désir de s'engager pour de grandes causes... qui peuvent être défendues à l'échelle européenne
Les résultats des Européennes 2019 sont un signe encourageant en ce sens. Car s’ils dénotent une participation en forte hausse, ils paraissent indiquer également qu’une frange croissante de la population européenne a envie de se mobiliser sur de grandes causes, des sujets fondamentaux qui vont décider de son avenir, plutôt que sur des postures politiques.
Le changement climatique en est une, qui a traversé toute la campagne et quasiment tous les partis, avant de favoriser ceux qui semblaient les plus légitimes aux électeurs sur une question de société qu’ils portaient depuis des années. La souveraineté des États à l’ère numérique en est une autre, et plus largement les grands choix technologiques qui sont appelés à dessiner le futur de nos sociétés, que ce soit par l’encadrement de certaines technologies de rupture comme l’intelligence artificielle ou la bio-ingénierie, ou par la constitution de champions économiques à même de rivaliser avec les géants américains ou chinois. Sans parler de la si complexe gestion des migrations…
Sur tous ces sujets essentiels, les électeurs européens semblent s’être rendus compte que c’était à l’échelle du continent que les choix les plus structurants allaient devoir s’opérer, que leurs États ne s’en sortiraient pas seuls, et qu’il devenait urgent de porter à ce niveau le débat public. Ils semblent aussi s’être rendus compte qu’ils avaient, quelle que soit leur orientation politique, leur mot à dire dans un tel scrutin, qu’il était possible pour leur vote de peser, d’infléchir les lignes, pour trouver le meilleur équilibre entre intérêts nationaux, régionaux et mondiaux, et redessiner un territoire où atterrir collectivement.
« Le surcroît de participation n’est pas l’expression d’une joie d’être européen, mais celle d’une peur sourde de ne plus pouvoir l’être », analysait pour Le Monde hier Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques Delors. Incontestablement, une partie de l’électorat s’est convaincue de la nécessité sinon d’une union toujours plus étroite, du moins d’une coopération en bonne intelligence.
Certes, on ne saurait se réjouir excessivement face aux niveaux encore très élevés de l’abstention qui viennent fausser ces élections européennes.
Une mission pour notre groupe : être un acteur engagé à l'avant-garde de toutes les transformations utiles pour la société
Un immense travail de mobilisation est encore à accomplir pour amener les citoyens de l’Union à prendre réellement leur destin en main. Un travail d’incarnation et de pédagogie, affranchi de toute vision purement politicienne qui ne proposerait aucun débouché, mais résolument engagé à nourrir une culture commune, à donner envie de se projeter dans l’avenir et de croire encore un peu à la démocratie.
Mais c’est précisément là que les médias, les nôtres en particulier – parce qu’ils n’ont pas de combat politique à mener –, ont un beau rôle à jouer à mon sens.
En éclairant chaque jour nos lecteurs sur les grandes questions soulevées par l’actualité locale comme globale. En mobilisant les entreprises autour des enjeux du bien commun ou encore de l’intelligence artificielle, les Franciliens autour des enjeux métropolitains du Grand Paris. En réunissant acteurs de l’économie et grand public autour d’un événement européen leader dans le domaine des technologies – ainsi que VivaTech s’est imposé plus magistralement encore cette année, pour sa 4e édition. En rejoignant les acteurs européens de l’industrie culturelle autour de la défense d’un droit voisin pour la presse. En fédérant les professionnels des médias pour imaginer ensemble le futur de notre secteur à travers Médias en Seine.
À travers tous ces engagements, nous avons à cœur – parce qu’il en va tout simplement de notre responsabilité – de contribuer à refaire société et redonner un sens au débat public. C’est, me semble-t-il, la meilleure voie pour aider nos concitoyens à « réussir deux mouvements complémentaires que l’épreuve de la modernisation avait rendus contradictoires », et que résume si justement Bruno Latour dans Où atterrir ? : « s’attacher à un sol d’une part ; se mondialiser de l’autre. » Pour le philosophe, l’Europe est un territoire exemplaire « de ce que veut dire retrouver un sol habitable ». À nous, médias, de participer à sa lente et patiente description.
@LouettePierre