Le climat : un catalyseur pour sortir du pessimisme des idéologies réactionnaires et retrouver un destin commun ?
La société Française connait un grand paradoxe : 6ème PIB de la planète, riche comme jamais, mais plus anxieuse que toutes les autres ! Selon l’eurobaromètre 2019[1] les Français sont parmi les trois pays les moins confiants dans l’avenir (derrière les Grecs). 7% seulement des Français font confiance aux partis politiques (le pire score de l’UE avec les Grecs), moins de la moitié aux syndicats (80% en Allemagne). Les Français sont majoritairement contre la mondialisation (seuls les Grecs y sont plus hostiles). Seuls 27% estiment que l’Etat nous protège (le pire score de l’UE), ce alors que nos dépenses publiques sont les plus élevées du monde. La France est l’un des pays où le taux de pauvreté et de persistance dans la pauvreté sont parmi les plus faibles au monde. La France a beau être cinq fois plus riche qu’en 1950, elle semble n’être pas heureuse. D’où vient ce décalage entre une situation objectivement favorable et un pessimisme et une défiance forts ? Pour l’expliquer cet article propose une analyse historique de ce qui fait le ciment de nos sociétés et tente de définir une voie pour retrouver un destin commun alors que les enjeux du réchauffement climatique impactent nos modes de vie et obligent à agir.
Nous sommes sortis des sociétés holistes, c’est-à-dire donnant la primauté au groupe contre l’individu, pour entrer avec le christianisme dans le primat absolu donné à la personne humaine. D’un ordre qui structurait toute chose et attribuait à chaque individu dès sa naissance une place et un destin dans la société, avec de fortes sanctions pour ceux qui s’aventuraient à les remettre en cause, la culture moderne avec les lumières a approfondi la rupture chrétienne avec le centrage sur l’individu libre à partir de la raison. A partir des années 1960 c’est l’individu désirant qui s’affirme, avec une pensée visant la réalisation de soi par la libération des contraintes : les slogans de 1968 sont « vivre sans temps morts et jouir sans entraves », « prends tes désirs pour des réalités ». C’est le début du mouvement du développement personnel, des coachs et des vendeurs de bonheur. Pour reprendre la formule de Michel Foucault « On se sauve pour soi, par soi, on se sauve pour n’aboutir à rien d’autre que soi-même ».
Parallèlement à ce mouvement de l’individu bouclant sur lui-même, c’est la fin des croyances collectives qui se déploie au XXème siècle : en 1882 Nietzsche annonce la fin de la religion chrétienne en tant que système voulant tout ordonner dans la vie des individus, le communisme n’illusionne plus grand monde après les expériences soviétiques et chinoise qui montrent le peu de cas que cette idéologie fait de la personne humaine, la crise de 2008 a fait éclater au grand jour la cupidité du capitalisme financier. Avec la mort de Dieu et la fin des grandes idéologies politiques, nous en sommes aujourd’hui à questionner l’idée de progrès et la science elle-même. Les débats sur les vaccins covid nourris par la défiance envers toutes les institutions l’illustrent. Cette interrogation sur le caractère bénéfique de la technologie défie la raison alors que l’espérance de vie est passé de 60 ans en 1945 à 82 ans aujourd’hui et que la mortalité infantile en France était en 1945 celle de l’Afghanistan d’aujourd’hui.
A cette fin des croyances collectives, s’ajoute une crise des valeurs, avec la mise en cause du respect de la personne et le retour à la violence en politique. L’accent excessif mis sur l’individu désirant, conduit à la dénonciation de tout ce qui l’entrave. La pensée marxiste, divisant la société en classes irréconciliables avec des dominants et des dominés, est toujours présente en affirmant que ce qui est bon pour un groupe est forcément mauvais pour un autre. Sur cette base et sous prétexte de protéger les individus, on met en exergue toutes les situations particulières dont seraient victimes des minorités. La valeur intrinsèque de l’être humain est pervertie pour faire de celui-ci une victime souffrante de la société - cet être anonyme vaporeux bien commode pour désigner un coupable - qui devrait réparer ses torts et s’adapter à d’innombrables situations. La victimisation se généralise, se définir comme membre d’une minorité méprisée devient un mode d’affirmation de son identité en se séparant des autres. Des minorités s’approprient ce qui est une partie de la culture commune sous couvert de patrimoine à préserver (à droite) ou à réparer (à gauche). Une culture jeune s’affirme contre « les boomers », en refusant les transferts de savoir et de s’appuyer sur leurs ainés pour la transition vers la vie adulte. Au final, le commun s’affaiblit, les valeurs individuelles s’affirment au détriment de ce qui fait société : les jeunes contre les anciens, les minorités contre les dominants, les périphéries contre les centres, les élites contre le peuple, les blancs contre les noirs, les hommes contre les femmes, les chrétiens contre les musulmans, les riches contre les pauvres, …etc. Après la fin des projets communs de société par la religion et les idéologies politiques, l’accent mis sur la libération de l’individu désirant contre une société qui serait la cause des souffrances individuelles conduit au rejet des imaginaires communs et laisse le champ libre aux radicaux. Les idéologies réactionnaires désignent en conséquence des ennemis pour refaire société « contre » l’autre : contre les immigrés et les musulmans à l’extrême droite, contre les riches à l’extrême gauche, contre les élites qui auraient trahi le peuple pour les deux. Ces idéologies promeuvent la vie locale et la proximité, celle d’avant la mondialisation et des échanges, celle d’avant les 30 glorieuses où nous nous déplacions peu et mourrions jeune : une vie dure et peu enviable, un retour qui ne dit pas son nom vers une société holistique, orthogonale avec la valeur cardinale du primat de la personne, base des sociétés démocratiques libres. Marc Bloch avait pourtant dès 1940 dénoncé les errements de cette voie[2]. Les réseaux sociaux, avec leur anonymat et la distance qu’ils mettent entre les personnes, libèrent la parole violente, en contradiction flagrante avec le respect de la personne humaine, radicalisent les opinions, donnent un porte-voix aux simplismes des conversations de café, rendent plus compliqué la construction d’un projet commun. Comme croire est une nécessité pour l’être humain, la fin des références communes conduit à un report vers d’autres causes, ce qui n’est pas étranger à l’idéologie woke ou à celle du regret du passé. Mais déconstruire ou rêver d’un retour des temps anciens soi-disant heureux ne construit rien et ne prépare pas l’avenir.
La lutte contre le changement climatique parce qu’elle concerne tout le monde quel que soit sa nationalité, la couleur de sa peau, sa croyance, son sexe, son appartenance politique, … pourrait être le catalyseur d’un projet commun, d’autant plus qu’elle mobilise fortement les jeunes, qui espèrent en un monde meilleur. Mais l’on assiste au contraire à la propagation d’une passion triste promue par des gourous malthusiens en mal de notoriété promettant du sang et des larmes et alimentant ainsi la désespérance : la lutte contre le réchauffement climatique n’est pas pour eux un espoir mais une peur, ce n’est pas une utopie mais le souhait d’un retour à la terre idéalisé ou à une société où le groupe primerait à nouveau sur l’individu, ce quoiqu’il en coute en termes démocratiques et de niveau de vie. Dès lors les solutions proposées consistent en une litanie de normes et d’interdictions, qui ne font pas vraiment rêver et ne mobiliseront jamais la société : supprimer les voitures en oubliant que la mobilité est d’abord une capacité pas une nuisance, supprimer l’alcool, la viande, les barbecues, le foie gras, l’avion, les sodas, les sapins de Noël, les paillettes de soirée, les cigarettes, les blagues sur les hommes et sur les femmes, les fast-foods, les feux d’artifice, les maisons,…etc. Au lieu de construire un futur désirable, on s’enferme dans un moralisme qui interdit et qui dénonce. Celui-ci repose sur la vision binaire marxiste de l’homme : les purs qui luttent et les profiteurs qui ne veulent pas remettre en cause leurs privilèges. On sait pourtant depuis l’an 50 avec Saint Paul que « l’on fait le mal que l’on ne voudrait pas faire et que l’on ne fait pas le bien que l’on voudrait faire ». Pascal le disait autrement au XVIIème siècle en affirmant que "ce qui est premièrement nécessaire à l’homme, c’est de savoir bien faire l’homme, de peur qu’en voulant faire l’ange il ne fît la bête". En oubliant cette réalité humaine, les porteurs de la morale environnementale se rangent du côté des purs et ce faisant se coupent de la population. Cette idéologie mortifère se manifeste par un discours de conversion quasi-religieux. Elle se méfie en fait de l’homme et considère qu’il est incapable de savoir ce qui est bon pour lui. Elle oublie que dans nos sociétés démocratiques, les changements requis par la lutte contre le changement climatique compte-tenu de ses impacts passeront forcément par l’adhésion de la population. La révolution verte que d’aucuns espèrent risque ainsi fort avec sa cohorte de normes et d’interdictions d’engendrer par réaction des gouvernements bruns, comme on le voit aujourd’hui dans le monde des démocraties. Ce qui nuira à la lutte contre le réchauffement et conduira à une régression des droits humains.
Pour décarboner nos économies, il nous faut agir sur plusieurs plans : la décroissance de la consommation de produits et services carbonés, la croissance de ceux décarbonés, la fin des gaspillages et un recyclage généralisé, l’innovation et l’investissement dans des technologies permettant de produire une énergie décarbonée. Nul ne peut affirmer que l’histoire des innovations est derrière nous. La rapidité de développement du vaccin contre le Covid l’illustre. La défiance envers le progrès et la science implique mécaniquement de privilégier la morale sur l’analyse des faits et des conséquences des actions. Faire la morale ne requiert aucune compétence et est bien plus aisé que de travailler à élaborer des solutions aux problèmes actuels, ce qui pourtant est plus impactant sur la marche du monde. S’il est déraisonnable de tout miser sur la science, il est absurde de la rejeter pour trouver des solutions à la réduction des émissions de CO2. La transition énergétique n'adviendra ainsi pas par la décroissance ou la croissance à tout prix, ni par un optimisme béat devant le potentiel des technologies ou par le regret du monde rural du début du XXème siècle. Mobiliser la société pour lutter contre le réchauffement climatique, suppose de construire un imaginaire collectif qui fasse envie. Cet imaginaire pourrait être de concilier ce qui nous a historiquement fait sortir de la pauvreté, le système socio-économique qui s’est mis en place au XXème siècle, avec la possibilité pour chacun de pouvoir construire sa vie dans le respect des autres et des biens communs, c’est-à-dire de nos ressources publiques rares qui composent notre environnement : les émissions de CO2, l’eau, la biodiversité, …etc.
Ainsi pensé la lutte contre le réchauffement climatique peut être un facteur de cohésion sociale vers un futur désirable qui nous fasse tourner la page des excès du consumérisme (le « jouir sans entraves » de mai 1968) afin de privilégier le futur sur le présent, c’est-à-dire la jeunesse sur la vieillesse, l’investissement sur la consommation, sans renoncer au bien être humain qu’a permis le progrès technique ni à la capacité des individus de se construire de manière autonome. Martin Luther King n’a pas commencé son discours en annonçant qu’il avait fait un cauchemar, mais un rêve. Au lieu de la défiance et des idéologies réactionnaires issues de l’aile gauche comme de droite de la société, le réchauffement climatique peut être le moment de la mobilisation de toutes les énergies et des générations, les jeunes étant particulièrement volontaires pour s’engager. Comme l’écrivait Marc Bloch « Nous serons perdus si nous nous replions sur nous-mêmes, sauvés seulement à condition de travailler durement de nos cerveaux pour mieux savoir et imaginer plus vite ».
Recommandé par LinkedIn
Il nous faut débattre de nos choix collectifs de manière éclairée afin de collectivement progresser vers nos idéaux républicains : la liberté des personnes, l’équité sociale et l’indispensable fraternité universelle qui seule peut contenir la violence potentielle des deux premiers termes de notre devise nationale.
Note de fin de texte :
« A notre peuple désemparé on dit ‘ tu t’es laissé leurrer par les attraits d’une civilisation trop mécanisée, en acceptant ses lois et commodités tu t’es détourné des valeurs anciennes ; foin de la grande ville, de l’usine. Ce qu’il te faut c’est le village’ avec ses valeurs archaïques et ses sociétés fermées que gouvernaient les notables et des prix des denrées agricoles imposés contre les produits industriels. Toute une littérature de renoncement stigmatisait l’américanisme, dénonçait les dangers de la machine et du progrès, vantait par contraste la paisible douceur de nos campagnes, la gentillesse de la civilisation des petites villes, l’amabilité d’une société qu’elle invitait à demeurer fidèle aux genres de vie du passé. Le vrai travail des champs a plus de stoïcisme que de douceur et c’est seulement dans les églogues que le village fait figure d’un asile de paix. Je suis sensible comme d’autres au charme de nos vieux bourgs et je n’ignore pas qu’ils furent la matrice de la collectivité française. Nous résignerons nous à n’être plus qu’un musée d’antiquailles ? Or ce qui a été vaincu c’est nos chères petites villes, au rythme trop lent, ses administrations somnolentes, les pertes de temps d’un mol laisser aller, son artisanat de gagne petit, son goût du déjà vu et sa méfiance envers toute surprise. La voiture à âne était peut-être un mode de transport charmant, mais à refuser de lui substituer là où cela est souhaitable l’auto nous finirions par nous voir enlever jusqu’à nos bourricots. Nous serons perdus si nous nous replions sur nous-mêmes, sauvés seulement à condition de travailler durement de nos cerveaux pour mieux savoir et imaginer plus vite. » Marc Bloch, « L’étrange défaite », 1940.
[2] voir note en fin de texte
Citoyen curieux de mobilité en particulier et du monde en général
12 mois"ce qui est premièrement nécessaire à l’homme, c’est de savoir bien faire l’homme, de peur qu’en voulant faire l’ange il ne fît la bête" Citation fort à propos de Pascal 👍 « Mobiliser la société pour lutter contre le réchauffement climatique, suppose de construire un imaginaire collectif qui fasse envie » Jean tout à fait d’accord, même si cela n’a rien d’évident !
--
12 moisLe climat pourrait être également le prétexte pour développer une société totalitaire (au sens propre du terme).
Directeur général adjoint - Transports, Mobilité et Grands Equipements chez Région Sud - Provence-Alpes-Côte d'Azur
12 moisMerci Jean Coldefy pour ce texte. J'en retire des messages évidemment positifs sur le fait de se trouver des projets et un destin commun. Toutefois, je pense que les normes, bien pensées et sans casse sociale, peuvent être très utiles voire indispensables pour générer l'innovation d'usage ou technologique que tu appelles de tes vœux. C'est aussi dans des périodes de contrainte forte (guerres, Covid, etc) que l'on a innové positivement. Prenons le cas de l'avion : tant qu'aucune contrainte ou même aucun discours ne pèsera sur la quantité de kérosène à brûler chaque année, l'imaginaire majoritaire d'une partie de la population restera de partir en vacances à l'autre bout du monde en avion à kérosène alors même que de plus en plus de gens se disent prêts à changer si la norme sociale ou les règles venaient à évoluer. Des initiatives s'échineront à essayer de proposer des voyages bas carbone à travers l'Europe mais cela évoluera trop lentement car cela se heurtera à l'imaginaire majoritaire. Le secteur aéronautique essaiera timidement de se décarboner mais sans réelle incitation puisque le business as usual restera toléré tant que l'on aura pas trouvé une alternative soit technologique, soit sous l'impulsion des consommateurs.