Alfred Sauvy et "l'économie du diable"
Alfred Sauvy écrit en 1976 « L’économie du diable », critique acerbe des politiques économiques de la France depuis le choc pétrolier, alors que le pays connait une très forte augmentation du chômage et une forte inflation. Cet ouvrage écrit il y a près de 50 ans est d’une étonnante actualité et permet d’identifier les permanences de la pensée commune française sur l’économie mais aussi ses évolutions. Jugez-en plutôt.
Pour endiguer la hausse du chômage après le choc pétrolier, l’idée phare est de diminuer le nombre d’actifs avec différents instruments : En 1975 Jacques Chirac décide d’avancer l’âge de la retraite à 60 ans avec 50% du salaire, avec mise en œuvre en 1980, ce que fera F Mitterrand mais sans plafond salarial. J Attali écrit en 1975 « la politique doit favoriser durablement les processus de production économes en capital », position reprise par la Commission de la croissance et de l'emploi pour le VIIème plan « faciliter l'emploi, en poussant les entreprises à ralentir le rythme de la substitution du capital au travail ». Les augmentations de prix du pétrole décidées en janvier 1974 font porter l’effort sur les entreprises : le gazole est augmenté de 20% quand le fuel industriel l’est de plus de 90%. On favorise la consommation au détriment de la production, c’est le début d’une longue suite de décisions qui de facto sacrifient l'industrie en France, l’improductivité étant supposée créer des emplois.
Ces mesures sont caractéristiques de deux croyances encore très actives aujourd’hui : d’une part l’idée très ancienne[1] que le progrès technique et la machine – donc la productivité - détruisent l’emploi et d’autre part que le nombre d’emplois étant limité il faut le partager. Alfred Sauvy pointe facilement que si ces deux affirmations étaient vraies il devrait y avoir en France après deux siècles de progrès techniques 28 millions de chômeurs et 3 millions de salariés, alors que ce sont les proportions inverses qui sont constatées. Sur la réduction du temps de travail il rappelle que cette mesure a été mise en place en 1936 par le Front populaire avec la semaine de 40 heures. 30 ans plus tard, en 1965, la productivité a plus que doublé. La moitié de la population devrait donc être au chômage, or la population active a augmenté et pour compenser le manque de main d’œuvre il a fallu faire venir deux millions d'étrangers et augmenter la durée effective du travail qui était en 1974 de 48h. Malgré ce démenti historique nous avons poursuivi sur cette voie avec les 35 heures en 1998 financées par les fonds publics. Vingt ans après, avec une dette de 100% du PIB en 2019, nous avons un taux de chômage parmi les plus élevé de l’OCDE alors que notre taux d’emploi est de 10 points inférieur à celui de l’Allemagne, nos PME industrielles ont été laminées[2]. A Sauvy pointe justement que « le diagnostic courant est donc à l'opposé du réel : l'improductivité, décidée pour combattre le chômage, ne cesse de le nourrir. Nul n'a cherché à savoir comment la productivité a pu être multipliée par deux et demi environ, tout en accroissant l'emploi, au lieu de l'amputer ». Bon pédagogue il explique pourquoi il en est ainsi. Le point clef c’est la consommation. Si le progrès permet de produire les richesses satisfaisant aux besoins, il n'y a aucune raison de produire plus et il faut effectivement réduire la durée du travail. Mais la consommation augmente avec les revenus parce que des besoins nouveaux se font jour. Le progrès permet de faire baisser les prix et d’augmenter les revenus. Ces revenus supplémentaires permettent d’augmenter la consommation et/ou d’investir. Augmenter la consommation conduit à une demande supplémentaire de travail parce que le nombre d'emplois crées grâce au progrès technique dépasse nettement celui des emplois qu'il supprime. Ainsi A Sauvy ne néglige pas qu’il y ait des emplois supprimés par le progrès, mais note que les conversions professionnelles par la formation peuvent y remédier dans le temps. Il pointe que les suppressions d'emplois peuvent résulter non seulement du progrès technique, mais surtout de son insuffisance : les pays sans machines sont aussi les plus pauvres avec de très fort taux de chômage.
La productivité en France a ainsi longtemps été l’ennemi de l’emploi et cette idée reste encore ancrée malgré le démenti des faits historiques. Cela va de pair avec la perception négative de celui qui produit des richesses alors que le consommateur reste la personne à défendre : le choix en France de préserver le pouvoir d’achat au détriment des industries reste encore d’actualité. On n’hésite pas en 2022 à dépenser plus de 10 milliards d’euros pour limiter la hausse de l’essence, et dans le même temps on tarde à supprimer les impôts de production pesant sur nos entreprises. C’est ce qu’Alfred Sauvy qualifie de « contresens total » et qu’il nomme « l’économie du diable ». Sans doute le poids des monopoles publics et du secteur public en France y est pour beaucoup : parler de productivité dans l’administration c’est s’exposer à de fortes critiques, et si les syndicats luttent contre la productivité, c’est parce que l’essentiel des syndiqués sont des employés des monopoles. Lutter contre la productivité leur procure un avantage immédiat mais cela se fait au détriment du reste de la population voire desdits monopoles qui souffrent sous le poids de leur improductivité. Les cas d’EDF et de la SNCF en France sont de ce point de vue édifiant.
Ces politiques malthusiennes considèrent l’économie comme un jeu à somme nulle. Elles sont basées sur la croyance que « dans l’échange l’avantage de l’un est la perte de l’autre », comme l’écrivait à tort Ivan Illich, ce que l’histoire économique a constamment invalidé. Alfred Sauvy propose au contraire pour réduire le chômage de revaloriser le travail manuel, et de réformer l’enseignement afin de « mieux ajuster les deux populations professionnelles, celle qu'il faudrait et celle que l'on a ». Il fustige la création d'emplois dits inutiles dans le tertiaire (ce que l’on appelle aujourd’hui les bullshit jobs, qu’ils soient publics ou privés), qui font augmenter encore le chômage en faisant porter le poids de leur financement sur le secteur productif. Il appelle à un effort massif en faveur de l’industrie, de l’innovation et à une réforme de l’enseignement pour former plus de manuels et moins d’universitaires. Son jugement sur la décision de porter la retraite à 60 ans en 1975 est sévère : « Ces sommes à payer, sans contrepartie de production, auraient pu être employées pour stimuler les industries de pointe et la recherche. Le lendemain même de cette décision, le journal Le Monde écrivait que, faute de financement, les recherches françaises contre le cancer allaient quitter le niveau international. Ces recherches, qui auraient créé des emplois, auraient servi les vieux mieux que cette élimination, sans grandeur ni réflexion. Le gouvernement qui a agi ainsi, dans un moment de rare non-intelligence, ne sera, il est vrai, plus là, lorsque plus d'un Français sur cinq sera sexagénaire. En attendant, au lieu de produire des richesses, il produit de nouveaux pauvres ». 50 ans après le malthusianisme reste l’apanage des extrêmes dans le spectre politique mais les propositions d’Alfred Sauvy remportent l’assentiment d’une majorité même si la route reste encore longue pour éradiquer le malthusianisme français.
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[1] Au XVIII déjà Montesquieu s'insurgeait contre les moulins à eau et d’autres luttaient contre les canalisations urbaines qui supprimaient les porteurs d’eau.
[2] Voir Nicolas Dufourcq « La désindustrialisation de la France » 2022