Le global et le tribal.
Ce n’est pas la fin du monde mais sans doute la fin d’un monde. Les menaces qui s’accumulent sont de plus en plus globales. Chaque jour qui passe accroit la contradiction entre l’universalité des problèmes et la fragmentation des réponses. Tel est le thème du dernier livre de Jean Pisani-Ferry[1]. La santé mondiale est menacée par de nouvelles pandémies, le climat par un réchauffement qui parait inéluctable, la guerre prend des formes nouvelles qui se moquent bien des frontières physiques, le commerce mondial se rétracte par grande zone, la finance internationale échappe aux règlementations traditionnelles…
Au moment où les nuages s’amoncellent les organisations multinationales sont en crise. L’élan qui avait fait naitre la plupart d’entre elles après la deuxième guerre mondiale (ONU, FMI, Banque mondiale…) s’est brisé. Et les espoirs mis dans un monde post westphalien se sont évanouis. Le leadership occidental est battu en brèche et avec lui une grande partie du droit international. Regarder le monde aujourd’hui, particulièrement en matière de droits de l’homme, c’est avoir honte. Aujourd’hui à l’ONU 50 États refusent de condamner l’agression de la Russie sur l’Ukraine.
Étrange paradoxe : il y a aujourd’hui 2400 organisations internationales. Mais beaucoup sont disons-le, dépassées. Deux exemples : la santé publique et le commerce international. La tragédie du Covid a montré à quel point le bien commun le plus précieux -la santé- était mal protégé par l’OMS. Deux chercheurs du FMI viennent de démontrer qu’un programme mondial de vaccination aurait permis d’éviter une grande partie des millions de morts causées par le Covid et aurait rapporté 9 000 milliards à l’économie mondiale pour un investissement inférieurs à 50 Md. La tempête passée qui songe à reformer l’OMS ? Personne.
En matière commerciale même disfonctionnement. Les espoirs mis en l’OMC se sont évanouis. Après avoir gravement péché par naïveté en y acceptant la Chine sans réelle contrepartie, l’organisation est maintenant paralysée par l’hostilité américaine, qui ne s’arrangera surement pas avec le nouveau Président. Le protectionnisme monte. La nouvelle philosophie se résume ainsi : « small yard, high fence » (-petit jardin, grande clôture-). Quant aux règles de concurrence, si importantes aujourd’hui, 130 autorités nationales se font elles-mêmes… concurrence en appliquant des règles différentes, sans philosophie commune.
On pourrait hélas multiplier les exemples des échecs et reculs du multilatéralisme. L’ONU n’a pas su réformer ses statuts pour s’ouvrir aux nouvelles puissances : elle en paie le prix par le blocage permanent de son Conseil de Sécurité alors que le monde se réarme de façon massive. Tandis qu’au Conseil d’Administration du FMI l’Inde pèse trois fois moins qu’un seul pays européen.
Les défaillances sont légion. Aucune instance intergouvernementale ne peut freiner l’archipelation d’internet, désormais dans les mains de quelques géants technologiques. Aucun cadre de gouvernance global ne régit les vagues d’immigration de plus en plus fortes, de sorte que personne ne défend le Pacte Mondial pour les migrations de 2018. Quant à Interpol, alors que le crime organisé s’étend sur toute la planète, il est difficile de savoir si la discrétion de l’organisation est due à la nature de ses missions ou à son inefficacité.
Certes en matière de finances les différents accords de Bale ont stabilisé le système bancaire après la crise de 2008. Mais bien malin qui peut dire comment sera gérée la prochaine crise alors que les nouvelles technologies, les cryptomonnaies, l’ia, la blockchain, les « non bank » et les risques cyber fragilisent chaque jour un peu plus l’architecture financière et monétaire de la planète.
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Bref partout les logiques de puissance se substituent aux logiques de coopération. Pourtant des progrès sont parfois possibles, comme le montre le travail patient de l’OECD en matière de secret bancaire et de fiscalité… Mais combien d’années faudra-t-il encore, pour harmoniser la fiscalité des grandes multinationales ?? Et même quand l’opinion publique devient consciente de l’urgence -comme c’est le cas pour le réchauffement climatique- l’égoïsme occidental bloque toute solution globale : on l’a vu tout récemment à Bakou quand les pays riches ont refusé les financements necessaires à la transition énergétique des pays moins favorisés.
Relisant récemment une biographie de Keynes j’ai été frappé de voir qu’au milieu du pire conflit mondial de grands experts (John Maynard Keynes, Harry Dexter White…) réfléchissaient déjà à l’architecture mondiale de l’après-guerre. Qui prépare un tel sursaut aujourd’hui et le Bretton Woods de demain ?
Au risque d’être naïf on sait qu’un renouveau d’ambition collective serait encore possible par grandes zones géographiques ne serait-ce qu’en Europe. Mais entre Amérique et Chine la gouvernance de l’Union est aujourd’hui incapable d’assurer à l’UE autre chose que la place du mort.
On sait aussi ce qui, domaine par domaine, devrait être mis en place pour redonner vie à une coopération internationale fondée sur des finalités communes. Partout où sont identifiés des dangers mondiaux avérés il faudrait plusieurs types d’instance : une commission scientifique indépendante, une instance politique pour fixer le cap, des mécanismes de financement et un organe contrôlant les engagements pris. On peut toujours rêver.
À ce jour la soi-disant « mondialisation heureuse » débouche sur une tribalisation désastreuse. N’oublions jamais ce que disait naguère un Président français à la tribune du Parlement européen : Le nationalisme c’est la guerre.
B. ATTALI
[1] Les nouvelles règles du jeu, Ed. Seuil.