Le lien des étoiles
La faute de goût, la faute balistique du gouvernement français n’était pas de pavoiser provisoirement l’arc de triomphe avec le drapeau européen au moment où la France allait assumer pour six mois la présidence tournante du conseil de l’Union Européenne, mais d’isoler à chaque point cardinal de la place de l’étoile une étoile sur un rectangle bleu. Les 12 étoiles du drapeau de l’Europe n’ont un sens que dans leur multiplicité. Elles ont mis un terme à un siècle de barbarie qui a poussé des élites dévoyées et hantées par leur avidité coloniale à instrumentaliser les peuples européens pour qu’ils se déchirent et à réimporter dans les frontières de l’Europe toute la violence sanguinaire de la guerre coloniale qui a ravagé le monde à partir de 1830. Il faut relire Paroles de poilus et le propos visionnaire de Martin Vaillagou adressé depuis le front à ses très jeunes fils daté du 26 août 1914 : « Vous travaillerez toujours à faire l’impossible pour maintenir la paix et éviter à tout prix cette horrible chose qu’est la guerre. Ah ! la guerre quelle horreur !… villages incendiée animaux périssant dans les flammes. Etres humains déchiquetés par la mitraille : tout cela est horrible. Jusqu'à présent les hommes n’ont appris qu'à détruire ce qu'ils avaient créé et à se déchirer mutuellement. Travaillez, vous, mes enfants avec acharnement à créer la prospérité et la fraternité de l'univers. » Il faut relire Paroles de poilus et le propos visionnaire de Louis Barthas daté de février 1919 : « Ah ! si les morts de cette guerre pouvaient sortir de leur tombe, comme ils briseraient ces monuments d’hypocrite pitié, car ceux qui les y élèvent les ont sacrifiés sans pitié. Souvent je pense à mes très nombreux camarades tombés à mes côtés. J’ai entendu leurs imprécations contre la guerre et ses auteurs, la révolte de tout leur être contre leur funeste sort, contre leur assassinat. Et moi, survivant, je crois être inspiré par leur volonté en luttant sans trêve ni merci jusqu’à mon dernier souffle pour l’idée de paix et de fraternité humaine. »
Il faut relie enfin les stances de Jean Giono polytraumatisé de la bataille de Verdun : « Je te reconnais, Devedeux qui a été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Ne t'inquiète pas, je te vois. Ton front est là-bas sur cette colline posé sur le feuillage des yeuses, ta bouche est dans ce vallon. Ton œil qui ne bouge plus se remplit de poussière dans les sables du torrent, Ton corps crevé, tes mains entortillées dans tes entrailles, est quelque part là-bas sous l'ombre, comme sous la capote que nous avons jetée sur toi parce que tu étais trop terrible à voir et que nous étions obligés de rester près de toi car la mitrailleuse égalisait le trou d'obus au ras des crêtes. Je te reconnais, Marroi, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Je te vois comme si tu étais encore vivant, mais ta moustache blonde est maintenant ce champ de blé qu'on appelle le champ de Philippe. Je te reconnais, Jolivet, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Je ne te vois pas car ton visage a été d'un seul coup raboté, et j'avais des copeaux de ta chair sur mes mains, mais j'entends, de ta bouche inhumaine, ce gémissement qui se gonfle et puis se tait. Je te reconnais, Veerkamp, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l'hôpital en attaquant le fort de Vaux. Tu es tombé d'un seul coup sur le ventre. J'étais couché derrière toi. La fumée te cachait. Je voyais ton dos comme une montagne.
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Je vous reconnais tous, et je vous revois, et je vous entends. Vous êtes là dans la bruine qui s'avance. Vous êtes dans ma terre. Vous avez pris possession du vaste monde. Vous m'entourez. Vous me parlez. Vous êtes le monde et vous êtes moi. Je ne peux pas oublier que vous avez été des hommes vivants et que vous êtes morts, qu'on vous a tués au grand moment où vous cherchiez votre bonheur. »
Les morts ne sont la propriété d’aucune nation. Et c’est plus vrai encore lorsqu’ils sont la conséquence de nos guerres ou de nos pandémies. Tous sont les enfants de la terre qui les porte avant de les engloutir de façon plus ou moins prématurée suivant les tristes caprices et les horribles tragédies de notre histoire.
Jean-Pierre Guéno