Le Modernisme du Leadership Primitif
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Le Modernisme du Leadership Primitif

A mes collègues

“Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie ; il ne faut pas être au-dessus des hommes, il faut être avec eux.” - Montesquieu - Pensées - XVIIIe siècle.

Le mythe du grand leader pourrait servir d’introduction à nombre de cours de politique, de management ou de leadership. En effet, le pouvoir et son exercice peuvent amener nombre d’acteurs à oublier qu’ils ne sont en rien différents des autres hommes. Ils ont juste reçu l’immense responsabilité de les guider et de se mettre à leur service pour qu’ils réussissent à affronter les épreuves qui ne manqueront pas de se mettre sur leur chemin. Lorsque les hommes de pouvoir quittent leur semblables pour se hisser au-dessus d’eux ces derniers le paient toujours trop cher. C’est ce que l’on peut comprendre de cette autre citation de Montesquieu qui complète la première :

“Pour qu'un homme soit au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les autres.”

Les quelques lecteurs qui se seraient perdus ici pourraient reconnaître nombre de leurs contemporains dans ces deux citations. 

La littérature sur le management et le leadership est très développée et je ne souhaite pas ajouter aux trop nombreuses parutions. Mon enjeu est de produire une réflexion sur le paradoxe moderne qui éloigne trop souvent le manager ou le leader de la réalité concrète de son objet à savoir l’action collective. 

Michel Crozier et Erhard Friedberg sont parmi les pères de la sociologie des organisations. Ils définissent le pouvoir comme la capacité d’un individu à contrôler quelque chose d’important pour d’autres acteurs ou l’organisation elle-même. Ils démontrent que tout membre d’une organisation est un acteur social détenteur d’un certain pouvoir et qu’en conséquence toute organisation devrait être perçue comme un lieu où les relations de pouvoir sont primordiales - “L’acteur et le Système” - 1977

Cette “théorie” s’applique parfaitement bien à la politique comme en atteste le Général Jean-Pierre Meyer dans cette anecdote vécue auprès de François Mitterrand alors Président de la République (Le Président de la République et sa vie privée : https://bit.ly/33KrIrF) : “Certains maires aimaient échanger avec lui [François Mitterrand] sur sa définition de la politique et voulaient l’entendre dire que la politique c’était l’opportunité de faire avancer ses idées et de les appliquer au profit de tous. Le Président de la République, qui se réjouissait de la générosité de leur engagement, aimait à leur répondre que la politique, c’est « la conquête du pouvoir pour ensuite le conserver ». On reconnaît là une presque citation de Paul Valéry (1871 - 1945) : “La politique consiste dans la volonté de conquête et de conservation du pouvoir ; elle exige, par conséquent, une action de contrainte ou d'illusion sur les esprits, qui sont la matière de tout pouvoir.”

Jean-François Chanlat (Professeur, chercheur en management, Université Paris Dauphine), précise que l’intervention des responsables « sur des systèmes sociaux et culturels qu’ils ignorent, poussés qu’ils sont par des conceptions encore très largement abstraites du travail et par une vision inspirée par l’économie pure desquelles le sujet social-historique est totalement absent » les conduit à concevoir des « modes de fonctionnement qui sont antiproductifs, qui fragilisent les collectifs et provoquent sans toujours le vouloir de gros dégâts individuels et organisationnels ». En d’autres termes, les managers et leaders, acteurs clé de l’efficacité collective, de la qualité de vie au travail et de l’éthique de l’action organisée (Eric-Jean Garcia, Professeur affilié à Sciences Po Executive Education), ont une profonde méconnaissance de ce qui est à l’oeuvre au sein des groupes humains avec lesquels ils interagissent et notamment en ce qui concerne les relations de pouvoir qui les traversent.

Aussi, à l’évidence, les théories managériales comportent toutes intrinsèquement l’expression de leur limite. Elles se succèdent suivant la croyance des leaders qui imaginent qu’appliquer la dernière en date permettra de garder une longueur d’avance sur la concurrence. Elles s'appliqueraient à tout système organisationnel sans avoir besoin d’ajustements. Ce qu’on appelle parfois le “one size fits all” (une seule taille pour tout). 

Notre volonté simplificatrice, notre paresse, peuvent nous amener, par pur désir de confort et afin d’être rassuré, à nous réfugier dans le prêt à penser - “LA” solution qui résoudrait tous les problèmes. Ne soyons pas surpris que les organisations et les individus qui les composent ne réagissent pas exactement comme nous l’aurions imaginé. Ce que nous disent les sociologues précités est clair : les acteurs sont libres et disposent d’une rationalité limitée. D’ailleurs, cela ne fait-il pas tout l’attrait de l’action collective ? S’il suffisait de vouloir les choses pour qu’elles se produisent au sein d’un groupe d’individus, ne serait-ce pas finalement prodigieusement ennuyeux ? Si nous étions tous uniformes et prévisibles la créativité existerait-elle encore ? 

Aussi, vous ne trouverez pas ici les traditionnelles cinq “bonnes” pratiques pseudo-magiques que mettent en oeuvre les leaders et que vous devriez vous approprier pour réussir. Cela ne veut pas dire que toutes ces propositions sont mauvaises. Elles nécessitent quelques distances et prudences en raison des raccourcis souvent à l’oeuvre. Pour faire court, la pensée est un virus qui nécessite qu’on utilise des gestes barrières. 

De son côté, Alain Supiot, lors de son élection au Collège de France, publie sa leçon inaugurale : “Grandeur et misère de l’Etat Social”. Dans ce texte, il explique que la justice sociale ne consiste pas seulement à redistribuer les biens, elle « implique de donner à chacun la possibilité de réaliser ce qu’il est dans ce qu’il fait, de forger sa personne dans l’épreuve du travail ». C’est une ambition que je me suis largement appropriée et qui m’a permis de participer à quelques challenges collectifs et d’en réussir certains. M'immerger dans les collectifs et enrichir leurs degrés d’autonomie afin d’en libérer la créativité, l’envie d’entreprendre et de se réaliser au travers d’actions dont ils pouvaient exprimer une certaine fierté une fois accomplies m’a animé dès le début de ma carrière.

Cette démarche peut paraître de prime abord intellectuelle. Nous allons voir qu’elle est en fait primitive et invite à faire appel à notre instinct et inconscient d’animal grégaire. Je vais revenir sur un article que j’ai récemment publié sur l’intelligence collective de la tribu des Nambikwara héritée de leur non-évolution consécutive à leur conservatisme au travers des siècles : “Sanctuariser la Liberté et La Pensée Critique - La leçon des Nambikwara” : https://bit.ly/3msuKcD. Dit comme cela, ça n’a pas l’apparence de quelque chose de très novateur. Pourtant, la stabilité déconcertante des pratiques de cette tribu, contrepied au changement permanent auquel nous sommes biberonnés, vaut le détour.

Je me suis replongé dans “Tristes Tropiques” de Claude Lévi-Strauss qui apporte une vision très intéressante du leadership tel qu’il s’exprimait au sein des tribus primitives précolombiennes et qui fait étrangement écho à l’idée que je me suis projetée du rôle de leader.

En 1938, le village Nambikwara dans lequel a vécu Claude Lévi-Strauss avait un chef dont je vais décrire le rôle très singulier en choisissant et en commentant quelques passages du livre cité en référence.

“Quand, aux environs de 1560, Montaigne rencontra à Rouen trois Indiens brésiliens ramenés par un navigateur, il demanda à l’un d’eux quels étaient les privilèges du chef (il avait dit “roi”) dans son pays; et l’indigène, chef lui-même, répondit que c’était marcher le premier à la guerre. Montaigne relata l’histoire dans un célèbre chapitre des “Essais” en s'émerveillant de cette fière définition. Mais ce fut pour moi un plus grand motif d’étonnement et d’admiration que de recevoir quatre siècles plus tard exactement la même réponse. Les pays civilisés ne témoignent pas d’une égale constance dans leur philosophie politique !”

On peut aisément trouver de nombreux exemples de chefs qui marchaient en premier à la guerre et sans doute autant qui restaient à l’abri durant les conflits. Pourtant, on comprend aisément que l’effet démonstratif d’un chef au coeur des combattants force l’admiration et le respect de ses troupes. On lui reconnaîtra la vertu du courage et il sera plus difficile de douter de son adhésion à ses propres décisions et choix stratégiques étant donné son exposition directe. Un tel chef ne considère pas sa vie plus importante et il aurait donc conscience d’être remplaçable. Un tel chef devrait développer des compétences semblables à celles de ses guerriers. Il ne serait pas un stratège distant des opérations et laissant le soin aux autres d’être seuls confrontés à la réalité. Cette représentation est assez en phase avec l’école de sociologie des organisations qui préconise une compréhension fine des systèmes afin d’être en mesure d’en organiser l’action collective, compréhension devant la plupart du temps être obtenue par immersion. C’est d’ailleurs toute la différence entre la poule et le cochon dans l’oeuf au bacon : la poule est impliquée alors que le cochon est engagé.

“Si frappante qu’elle soit, la formule est moins significative encore que le nom qui sert à désigner le chef dans la langue nambikwara. Uilikandé semble vouloir dire “celui qui unit” ou celui qui lie ensemble”. Cette étymologie suggère que l’esprit indigène est conscient de ce phénomène que j’ai déjà souligné, c’est-à-dire que le chef apparaît comme la cause du désir du groupe de se constituer comme groupe, et non comme l’effet du besoin d’une autorité centrale ressenti par un groupe déjà constitué.” 

Il faut comprendre ici que le chef apparaît, se constitue, lorsque le groupe l’a décidé. Cela proscrit de fait les auto-proclamations et réduit l’autorité que l’on accorde au titre. Les leaders ou managers qui pensent que leur titre est suffisant pour les légitimer devraient reconsidérer leur postulat à l'aune de ce que nous enseignent les nambikwara. 

Le chef unit ! Il rassemble autour de lui et il devient ainsi l'antithèse de la stratégie machiavélique qui consiste à “diviser pour mieux régner”. Au sein des tribus nambikwara, il n’est pas admis de semer la discorde, d’opposer les membres, d’user d’un pouvoir pour influencer étant donné que celui-ci n’est jamais constitué. Les sociologues des organisations seraient pris au dépourvu s’ils souhaitaient analyser les relations de pouvoirs au sein de ces tribus. En effet, la recherche d’un équilibre permanent rend éphémère toutes leurs expressions (quelques unes sont durables mais sont consenties par les membres de la tribu en échange de la lourde charge qui incombe au chef). Cette organisation pourrait avoir l’apparence d’une dictature inversée dans lequel le chef est au service de son peuple et en quasi situation d’esclavage, d’autoservitude volontaire. Nous verrons au contraire qu’il s’agit en fait d'une société en perpétuelle recherche d’équilibre, de justesse et de justice. 

Albert Camus écrivait : “l'équilibre est un effort et un courage de tous les instants. La société qui aura ce courage est la vraie société de l'avenir.” Il aurait peut-être considéré les indigènes nambikwara comme une potentialité de l’avenir présente dans notre passé. 

Dans nos sociétés occidentales on voit bien que peu de managers accepteraient cette réalité hypothétiquement à l’opposé de leurs motivations pour accéder au dit rôle. Présenté ainsi, l’exercice du management serait réservé à quelques volontaires entrant en sacerdoce. Le mouvement des gilets jaunes est intéressant à cet égard puisqu’il ne s’est pas désigné de chef comme c’est le cas des partis politiques toujours incarnés par une figure emblématique. Les vocations et les tentatives de récupération ne manquaient pourtant pas !

“Le prestige personnel et l’aptitude à inspirer confiance sont le fondement du pouvoir dans la société nambikwara. Tous deux sont indispensables à celui qui deviendra le guide de cette aventureuse expérience : la vie nomade de la saison sèche. Pendant six ou sept mois, le chef sera entièrement responsable de la direction de sa bande. C’est lui qui organise le départ pour la vie errante, choisit les itinéraires, fixe les étapes et la durée des stations. Il décide les expéditions de chasse, de pêche, de collecte et de ramassage, et il arrête la politique de la bande vis-à-vis des groupes voisins. Lorsque le chef de bande est en même temps chef de village (en donnant au mot village le sens restreint d’installation permanente pour la saison des pluies), ses obligations vont plus loin. C’est lui qui détermine le moment et le lieu de la vie sédentaire; il dirige le jardinage et choisit les cultures; plus généralement, il oriente les occupations en fonction des besoins et des possibilités saisonnières.”

Le prestige est la résultante des faits d’armes et de la démonstration des aptitudes et compétences passées tandis que la confiance est un don “fragile” consenti par la tribu. La tribu met littéralement son sort entre les mains du chef reconnu pour ses qualités propres et ainsi lui confère une lourde responsabilité dont il doit constamment être digne. Dans le cas des nambikwara, la citation - “La confiance se gagne en gouttes et se perd en litres” - de Jean-Paul Sartre - prend tout son sens, la tribu n’hésitant pas à révoquer son chef (cf article précédent). On est bien loin de réalités qui peuvent nous être familières dans lesquelles tous les coups sont permis, où les stratégies d’alliance permettent à certains acteurs d’en fragiliser d’autres et parfois de ressembler à des prédateurs chassant en meutes. On est loin des organisations dites claniques, médiocratiques ou des kakistocraties. Le modernisme et l’humanisme n’est pas nécessairement là où on l’attend ! A noter que la confiance chez les nambikwara est bijective. Le chef nambikwara s’appuie, sans jamais douter de leur capacité, sur les femmes et hommes de la tribu qui s’organisent en autonomie pour réaliser les tâches qui leur incombent. C’est encore une démonstration d’un équilibre à l’oeuvre dans une organisation qui ne souffre que de très peu de formalisme mais remplie de relations informelles subtiles.

“Il faut noter immédiatement que le chef ne trouve d’appui, pour ces fonctions multiples, ni dans un pouvoir précisé, ni dans une autorité publiquement reconnue. Le consentement est à l’origine du pouvoir, et c’est aussi le consentement qui entretien sa légitimité. Une conduite répréhensible (du point de vue indigène s’entend), ou des manifestations de mauvaise volonté de la part d’un ou de deux mécontents, peuvent compromettre le programme du chef et le bien-être de sa petite communauté. Dans une pareil éventualité cependant, le chef ne dispose d’aucun pouvoir de coercition. Il ne peut se débarrasser des éléments indésirables que dans la mesure où il est capable de faire partager son opinion par tous. Il lui faut donc faire preuve d’une habileté qui relève du politicien cherchant à conserver une majorité indécise, plutôt que d’un souverain tout-puissant. Il ne suffit même pas qu’il maintienne la cohérence de son groupe. Bien que la bande vive pratiquement isolée pendant la période nomade, elle n’oublie pas l’existence des groupes voisins. Le chef ne doit pas seulement bien faire; il doit essayer - et son groupe compte sur lui pour cela - de faire mieux que les autres.”

La prescription est donc possible en considérant la recherche préalable de consensus avec les membres du groupe. Le chef doit consentir à des efforts constants de négociation et ne pourra mettre en oeuvre la coercition que dans le même cadre. On imagine bien que le chef autoritaire n’est pas envisageable au sein de cette culture basée sur le respect des intérêts individuels et collectifs. Encore une fois on peut trouver des exemples modernes, notamment en politique, qui illustreraient parfaitement ce fonctionnement. Certains dirigeants élus sans majorité doivent gouverner avec des coalitions fragiles, tandis que d’autres se sont octroyés les pleins pouvoirs et jouissent à priori de marges de manoeuvre plus importantes. On peut ajouter que les provocations, telles que la mésestime ou le dénigrement, n’ont pas leur place… Il n’y avait pas de “sans dents”, de “misérables” ou de “sauvageons” au fin fond du Matto Grosso pas plus qu’on avait besoin de Karcher. La lutte des classes ou des genres n’avaient pas encore fait sensation. Marxistes et féministes fussent bien ennuyés.

“Comment le chef remplit-il ses obligations ? Le premier et le principal instrument du pouvoir consiste dans sa générosité. La générosité est un attribut essentiel du pouvoir chez la plupart des peuples primitifs et très particulièrement en Amérique; elle joue un rôle, même dans ces cultures élémentaires où tous les biens se réduisent à des objets grossiers. Bien que le chef ne semble pas jouir d’une situation privilégiée au point de vue matériel, il doit avoir sous la main des excédents de nourriture, d’outils, d’armes et d’ornements qui pour être infimes, n’acquièrent pas moins une valeur considérable du fait de la pauvreté générale. Lorsqu’un individu, une famille, ou la bande tout entière ressent un désir ou un besoin, c’est au chef qu’on fait appel pour le satisfaire. Ainsi la générosité est la qualité essentielle qu’on attend d’un nouveau chef. C’est la corde, constamment frappée, dont le son harmonieux ou discordant donne au consentement son degré. On ne saurait douter à cet égard, les capacités du chef ne soient exploitée jusqu’au bout.”

En anglais et dans le langage managérial, on parle de “Givers” et de “Takers”, ceux qui donnent et ceux qui prennent. Le chef nambikwara serait un “Giver” absolu. On pourrait peut-être le classer dans la catégorie moderne des managers “bienveillants” (même si personnellement j’ai des difficultés avec ce terme qui traduit des réalités diverses et trop souvent perverties) ? Le système dans lequel il est placé, évalué en permanence par ses semblables, ne lui permet pas de s’enrichir, de s’accaparer le bien des autres, d’être individualiste, d’être égoïste… Il doit faire preuve d’une générosité sans cesse challengée et qui ne peut se tarir sous peine de sanctions immédiates. Si l’on essayait de projeter ce comportement de nos jours, la monnaie des échanges serait peut-être les compliments, félicitations et autres encouragements, les délégations de responsabilité, les projets qui apportent de la visibilité... Notons aussi que l’enrichissement du chef dans nos sociétés, contrairement à ce qu’on observe chez les nambikwara, est plutôt un gage de compétences ou pour le moins de réussite. Pour exemple, le nouveau patron de Renault s’est vu attribuer une rémunération supérieure à son prédécesseur. Celle-ci pourrait atteindre 6 millions d’euros (Le Point 10/02/2020 : https://bit.ly/3ixWaLG) et donc être plus de 300 fois supérieure au salaire minimum actuel. Rappelons que Georges Besse, patron emblématique de Renault dans les années 80, avait une rémunération 20 fois supérieure au salaire minimum de l’époque (Annales des Mines : https://bit.ly/32y6vBQ) ! Le rapport à l’enrichissement personnel moderne serait-il particulièrement archaïque ? 

On se souvient que le Général de Gaulle payait ses factures d’électricité et de gaz. On accorderait à la chancelière allemande, Angela Merkel, les mêmes vertues concernant le respect des deniers publics. Et cela pourrait inspirer bien des dirigeants du privé comme du public qui ont à cet égard perdu le sens des réalités et des responsabilités.

"Pas de confusion des caisses". L'irréprochable morale du Général de Gaulle - France Info - https://bit.ly/2H2zVQ9 - “En 1998, quelques années avant sa mort, un vieux compagnon du général de Gaulle, Michel Jobert, justifiait l’admiration qu’il lui portait : "Chez le général, ce que j'ai admiré, c'est que cet homme vivait de façon spartiate à l'Elysée et quand il ne recevait pas pour la République, tout le reste était comptabilisé à part et était payé par lui" explique Michel Jobert. "Alors, je dis ça aux Républicains, à la République, je n'en ai pas vu un autre faire ça et pour moi, c'est un sujet d'admiration."”

“L’ingéniosité est la forme intellectuelle de la générosité. Un bon chef fait preuve d'initiative et d’adresse. C’est lui qui prépare le poison des flèches. C’est lui aussi qui fabrique la balle de caoutchouc sauvage employée dans les jeux auxquels on se livre à l’occasion. Le chef doit être un bon chanteur et un bon danseur, un joyeux luron toujours prêt à distraire la bande et à rompre la monotonie de la vie quotidienne. Ces fonctions conduiraient facilement au chamanisme, et certains chefs sont également des guérisseurs et des sorciers. Cependant les préoccupations mystiques restent toujours à l’arrière-plan chez les Nambikwara, et lorsqu'elles se manifestent, les aptitudes magiques sont réduites au rôle d’attributs secondaires du commandement.”

Le chef n’est pas un gourou ! Il fait la démonstration de qualités intellectuelles et pratiques reconnues. Comme déjà précisé, il crée du lien entre les individus et au-surplus entretient une bonne ambiance, gère sans doute les tensions entre les membres. Il préside aux activités les plus cruciales pour la survie de la tribu comme aux expressions les plus simples de la vie sociale. Ce chef se caractérise par le désir d’entretenir la proximité et la disponibilité. Il n’est pas le manager distant et froid, solitaire et ennuyeux, pressé et intouchable que peut nous peindre parfois la littérature contemporaine. Il n’a pas un bureau au dernier étage de la tour auquel il est le seul à pouvoir accéder et qui le rapproche tant du paradis et des dieux. Ce positionnement spatial illustre symboliquement le paradoxe du leader coupé de la réalité de ses contemporains.

“A part un ou deux hommes sans autorité réelle, mais qui sont prêts à collaborer contre récompense, la passivité de la bande fait un singulier contraste avec le dynamisme de son conducteur. On dirait que la bande, ayant cédé certains avantages au chef, attend de lui qu’il veille entièrement sur les intérêts et sur sa sécurité. Cette attitude est bien illustrée par l’épisode déjà relaté du voyage au cours duquel, nous étant égarés avec des provisions insuffisantes, les indigènes se couchèrent au lieu de partir en chasse, laissant au chef et à ses femmes le soin de remédier à la situation.”

Ce paragraphe important tendrait à démontrer une rupture de l’équilibre décrit précédemment. Il n’en est rien. Claude Lévi-Strauss rectifie aussitôt en rappelant une nouvelle fois que les relations quasi contractuelles, le consentement et la réciprocité sont des attributs fondamentaux du pouvoir chez les nambikwara.

“On aimerait pouvoir montrer l’appui considérable que l’ethnologie contemporaine apporte, à cet égard, aux thèses des philosophes du XVIIIe siècle. Sans doute le schéma de Rousseau diffère-t-il des relations quasi contractuelles qui existent entre le chef et ses compagnons. Rousseau avait en vue un phénomène tout différent, à savoir la renonciation, par les individus, à leur autonomie propre au profit de la volonté générale. Il n’en reste pas moins vrai que Rousseau et ses contemporains ont fait preuve d’une intuition sociologique profonde quand ils ont compris que des attitudes et des éléments culturels tels que le “contrat” et le “consentement” ne sont pas des formations secondaires, comme le prétendait leurs adversaires et particulièrement Hume : ce sont les matières premières de la vie sociale, et il est impossible d’imaginer une forme d’organisation politique dans laquelle ils ne seraient pas présents.

La crise de la représentativité de notre démocratie actuelle pourrait prendre sa source en partie dans ce dernier paragraphe ?

“Une seconde remarque découle des considérations précédentes : le consentement est le fondement psychologique du pouvoir, mais dans la vie quotidienne il s’exprime par un jeu de prestations et de contre-prestations qui se déroule entre le chef et ses compagnons, et qui fait de la notion de réciprocité un autre attribut fondamental du pouvoir… Entre lui et le groupe s’établit un équilibre perpétuellement renouvelé de prestations et de privilèges, de services et d’obligations.”

Chacun connaît sa place, le rôle qu’il a à jouer et accepte les règles formelles et informelles. Le récit de la vie de la tribu ressemble à un balai poétique. Elle se meut sur une musique ancestrale connue de tous et dont le chef d’orchestre est assis parmi les musiciens. La tribu nambikwara fait preuve d’une grande sagesse collective et ses membres se montrent raisonnables de telle manière à ce que les individualismes s'estompent au profit des équilibres de la vie sociale.

Claude Lévi-Strauss dira de la tribu nambikwara avec laquelle il a vécu plusieurs semaines : “J’avais cherché une société réduite à sa plus simple expression. Celle des Nambikwara l’était au point que j’y trouvais seulement des hommes.”

Ce petit groupe d’individus vit nu, subsiste avec presque rien au milieu d’une nature hostile plus de la moitié de l’année en raison de la sécheresse. Un individu devient le chef et assume un rôle ingrat qui demande une attention de chaque instant et que peu envient. Cet homme démontre au quotidien ses qualités à lier les membres, à négocier, à décider, à réaliser des tâches techniques… Une organisation “primitive” se met en place et l’ethnographe en décrit toutes les subtilités et richesses au point que certains, dont je suis, y verront une forme de perfection inatteignable.

Claude Lévi-Strauss, éclaire sur la motivation du chef à la fin du chapitre qui traite des nambikwara : 

“Il y a des chefs parce qu’il y a, dans tout groupe humain, des hommes qui, à la différence de leurs compagnons, aiment le prestige pour lui-même, se sentent attirés par les responsabilités, et pour qui la charge des affaires publiques apporte avec elle sa récompense.”

“Les hommes ne sont pas tous semblables, et même dans les tribus primitives, que les sociologues ont dépeintes comme écrasées par une tradition toute-puissante, ces différences individuelles sont perçues avec autant de finesse, et exploitées avec autant d’application, que dans notre civilisation dite “individualiste”.”

Il y aurait donc des hommes volontaires et prêts à assumer les responsabilités avec ce qu’elles comportent de désagréments pour le prestige et la récompense de mener les affaires publiques ? 

On aurait presque envie d’y voir du Adam Smith dans le texte : “Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaires leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux..” - Théorie des sentiments moraux - 1759

En fait, la générosité du chef nambikwara est bien singulière et notre monde moderne semble perverti au point que les relations humaines sont très souvent empêchées par des carquants sociologiques, idéologiques et dogmatiques qui n’étaient pas présents au sein des tribus indigènes. Les bonnes intentions se ruinent en intérêts personnels et guerre d’égos. Claude Lévi-Strauss perçoit déjà en 1955 le début du basculement de la société dans laquelle l’intérêt collectif et la recherche du bien commun laissera la place à une civilisation libérale et individualiste puis néo-libérale et néo-individualiste, formes biens plus sévères et actuelles de nos maux.

La part de la recherche de prestige est dès lors disproportionnée par rapport à la volonté de servir. Les équilibres sont plus difficiles à maintenir entre le consentement et l’autorité donnant aux relations de pouvoirs l’aspect constant de rapports de force. Mettre en oeuvre des organisations non prescriptives et non coercitives peut déboussoler les collectifs plus que cela ne les organise et galvanise. La confusion entre éthique et morale, éthique de conviction et éthique de responsabilité, rationalité et émotions, produit des errements et nombre d’injonctions paradoxales. Nous voilà dans une ère dans laquelle leaders et managers se coupent de leur base, s’enferment dans le déni de la réalité et construisent des univers aussi irréels que sont grands leurs désirs de pouvoir et de supériorité. 

Le chef nambikwara, avec lequel Claude Lévi-Strauss a vécu, sera évincé par la tribu pour avoir singé le fait de savoir écrire et lire (voir mon article précédent). Il avait rompu le pacte de la simplicité. Il avait placé la politique et son égo devant l’intérêt des siens.

Qu’il est facile de s’égarer sur le chemin et de perdre l’équilibre.

_Frédéric_ Bascuñana

Analyste stratégique et conseil en stratégie, #GoToMarket #BusinessAnalyse. Entrepreneur de la tech, conférencier, auteur, éditeur de médias digitaux.

3 ans

Je crois que ça fait des années que je n’avais pas lu un article aussi intelligent sur LinkedIn : tout d’abord, merci, et je tiens à faire justice à votre magnifique travail de fond en précisant bien que au-delà de mon opinion, vous faites ce que très peu de penseurs du leadership sont capables de faire : relier vos réflexions aux acquis de la sociologie, ce qui procède qu’une exemplaire forme d’humilité intellectuelle, qu’on devrait enseigner en (grandes ou pas) Ecoles de commerce. Un puissant point de lucidité qu’avec votre permission je vais indiquer aux membres de EFFORST : European Foundations for Strategic Transformations

🦋 Odile Soulas

Coach Transformationnelle | Facilitatrice de transitions humaines et écologiques | Poétesse du Vivant | Intelligence collective & Bien-être au travail

3 ans

Merci de ce très bel article, nourri et référencé. De bien belles valeurs à défendre pour un leadership éclairé qui me rappelle cette citation que j'aime beaucoup de Paul Eluard : " Il n'y a pas d'enthousiasme sans sagesse, ni de sagesse sans générosité."

Maël Maisonneuve

Dirigeante Cabinet M3/ Coach-Formatrice soft-skills en Leadership et Management-Transitions-Interculturel. De l'onboarding à la Cohésion d’équipe , Médiation, Gestion de crise et QVCT. FR/EN

4 ans

Merci pour cet article. Je partage avec vous ces mêmes références et j’ai eu la chance bénéficier des enseignements de Chanlat comme de Norbert Alter d’ailleurs, qui dans son livre « Donner et prendre, la coopération en entreprise » s’appuie sur la Théorie du don de Marcel Mauss, qui crée l’échange comme l’engagement. C’est en étudiant le fonctionnement social des Tobrianais, dans « les Argonautes du Pacifique occidental » en 1922, que Bronislaw Malinowski a décrypté un modèle d’analyse de la coopération. N’est-ce pas l’impulsion première du leadership ? Et quid des modèles matriciels si nous pouvions aller plus loin? C’était un débat qui me passionne et encore merci pour votre partage ! 😉

Louis Bruhl

Dirigeant chez RéSolutions - Votre futur voulu, résolument

4 ans

Merci Philippe-Alexandre Grard de nous rappeler que "S'immerger dans les collectifs et enrichir leurs degrés d’autonomie et en libérer la créativité, l’envie d’entreprendre et de se réaliser au travers d’actions dont ils pouvaient exprimer une certaine fierté une fois accomplies "est une des missions du leader que ce soit chez les Nambikwara qu'analyse Claude Lévy Strauss dans "Tristes Tropiques" ou dans nos sociétés qui pourraient l'oublier aujourd'hui.  

Guillaume GOUPIL

Technical & Supply Chain Manager chez Horse Dental Equipment

4 ans

Bravo Philippe-Alexandre Grard et merci de nous rappeler à notre mission de manager. Je rajouterais qu’il ne faut pas confondre la fin et les moyens, une autre thématique à développer !?

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