Le pont de Kertch, objectif militaire prioritaire de l’Ukraine en 2024

Isabelle Lasserre

Le figaro

31/01/2024

DÉCRYPTAGE - Les Ukrainiens envisagent de détruire ce pont stratégique pour stopper le ravitaillement en hommes et en équipements de l’armée russe.

Nicolas II et Staline en avaient rêvé, mais c’est Vladimir Poutine qui l’a construit, pour parachever le rattachement de la presqu’île de Crimée, annexée par Moscou en 2014, à la grande Russie… Le pont de Kertch, le plus long d’Europe avec ses 18 kilomètres, a coûté 4 milliards de dollars. Pendant trois ans, 10.000 ouvriers ont sué jour et nuit pour installer ses gigantesques piliers au fond du détroit stratégique qui relie la mer Noire et la mer d’Azov.

Financé par l’oligarque russe Arkadi Rotenberg, le «pont Poutine», comme il est surnommé, revêt une valeur stratégique et symbolique particulière pour le président russe, qui l’a personnellement inauguré le 15 mai 2018. En octobre 2022, puis à l’été 2023, il a été visé et endommagé par des tirs ukrainiens. Depuis, pour le protéger des attaques de drones navals, les Russes l’ont renforcé avec des ouvrages antisabotages. Mais tous les militaires ukrainiens rêvent de le faire sauter.

Le front terrestre étant gelé depuis l’échec de la contre-offensive, la Crimée a été désignée comme un objectif prioritaire de l’année 2024 par les responsables ukrainiens. Au début du mois de janvier, Volodymyr Zelensky a affirmé son intention d’y «déplacer le centre de gravité» de la guerre en Ukraine. Après avoir en grande partie chassé la flotte russe de la mer Noire, les Ukrainiens veulent détruire le pont de Kertch pour stopper le ravitaillement en hommes et en équipements de l’armée russe. Affaiblir les positions russes en Crimée pourrait aussi, pensent certains responsables ukrainiens, pousser Vladimir Poutine à négocier. Kyrylo Boudanov, le chef des renseignements militaires, l’a réaffirmé en septembre: «La question n’est pas de savoir si nous attaquerons le pont ou non. Nous faisons cela régulièrement, nous allons donc terminer cette affaire, c’est juste une question de temps

Jusque-là, ce sont à la fois les moyens militaires et les pressions politiques qui ont empêché Kiev de détruire le «pont Poutine». Les missiles occidentaux livrés à l’Ukraine sont arrivés sur le front avec deux notes de bas de page. Interdiction de tirer sur le territoire russe. Obligation de respecter le système de «bridage» et les «caveats» (les limites d’utilisation), ailleurs. La distance séparant le pont de Kertch et la ligne de front étant de 350 kilomètres, seuls des missiles de 450 à 500 kilomètres peuvent être tirés sur le pont sans risques pour l’avion qui les porte. Les Britanniques et les Français ont pour l’instant fourni la version courte, 250 kilomètres, de leurs missiles longue portée Storm Shadow et Scalp, même si une rumeur fait état de la livraison récente, côté français, de la version longue, 500 kilomètres, du Scalp. «Pour pouvoir détruire le pont de Kertch, il faudrait une frappe massive et coûteuse. Non seulement l’Ukraine n’a pas les moyens militaires de le faire aujourd’hui, mais d’autres cibles, en Crimée, sont plus urgentes à abattre: les installations militaires utilisées par les Russes pour nous bombarder. Le pont sera détruit et démonté un jour. Mais en attendant ce succès symbolique, nous avons des cibles plus urgentes à traiter», résume l’expert militaire et colonel de réserve ukrainien Roman Svitan.

Les perspectives d’engagement de l’effort militaire ukrainien en Crimée ne suscitent guère d’enthousiasme parmi les alliés occidentaux de Kiev. Zelensky mettait beaucoup d’espoir dans la livraison des missiles longue portée Taurus. «Ils peuvent permettre à l’Ukraine de détruire le pont de Kertch, isolant la péninsule de Crimée de la Russie et réduisant le nombre d’attaques depuis cette région» affirmait-il au début de l’année. Mais le Bundestag allemand a mis son veto à la livraison de ces «briseurs de bunkers», considérés comme l’arme idéale pour abattre le pont de Crimée. «La destruction totale du pont de Kertch entraînerait rapidement une désoccupation de la Crimée. Or l’armée ukrainienne n’a pas les moyens aujourd’hui de la reconquérir seule et d’affronter les représailles militaires russes qui ne manqueraient pas de suivre. Et les alliés occidentaux n’ont aucune envie d’engager des troupes sur le terrain pour les aider», résume une source ukrainienne.

Si l’interdiction d’utiliser les armes occidentales sur le territoire russe ne vaut pas, en théorie, pour la Crimée, dont le droit international reconnaît le caractère ukrainien, certains pays restent mal à l’aise à l’idée que le «pont Poutine» soit visé par leurs armes. «Les Allemands ont peur que leur Taurus soit utilisé contre le pont de Kertch. Comme c’est un édifice russe, ils considèrent que c’est un peu la Russie. Ils redoutent la réaction de Vladimir Poutine», confie un député revenant de Berlin. Depuis le début de la guerre en février 2022, les Occidentaux sont sensibles aux lignes rouges édictées par le président russe, brandissant la menace nucléaire. La plupart d’entre elles, qu’il s’agisse de la livraison de chars lourds, de chasseurs ou de missiles longue portée, ont toujours été repoussées quand les alliés de l’Ukraine ont décidé, souvent à reculons, de les franchir. Même Vladimir Poutine semble anticiper le franchissement de l’interdit de Crimée, puisque les Russes, qui ont déjà détourné une partie du trafic de ravitaillement et la circulation des touristes sur la voie terrestre, via Marioupol, seraient en train de désengorger la région en construisant une autoroute destinée à remplacer le pont de Kertch en cas de besoin.

Même si leur position a évolué depuis le début de la guerre, certains alliés occidentaux de Kiev continuent à faire de la Crimée, à cause de l’attachement particulier qu’y porte le Kremlin, pour des raisons stratégiques - la flotte russe y est basée depuis plus de deux siècles - économiques et politiques, un cas à part. Les Occidentaux pensent que Poutine ne lâchera jamais la Crimée, qu’il considère comme faisant partie de son «étranger proche» et grâce à laquelle, après l’annexion, sa zone maritime en mer Noire a été multipliée par trois. Les accords de Minsk, lancés par la France et l’Allemagne pour ramener la paix dans la région, n’incluaient pas la Crimée. «Pour de nombreux Occidentaux, malgré les discours, la Crimée reste russe. On lui prête un statut différent de celui des territoires à l’est de l’Ukraine», explique Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie de l’Ifri.

Car si le pont de Kertch tombe et que la Crimée redevient ukrainienne, les Occidentaux perdraient ce qu’ils considèrent comme un élément crucial d’une future négociation avec Moscou

C'est un objectif absolument prioritaire !

Jean-Luc Dupieux

Asset Manager Remarketing Immobilier chez BNP Paribas Leasing Solutions (er)

11 mois

Merci pour cet article très intéressant. Souhaitons que l'Ukraine reçoive enfin un soutien militaire moins bridé.

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