L'enjeu cool

L'enjeu cool

CARNETS DE RENCONTRE #20, vendredi 22 septembre, Librairie Page et Plume, Limoges (87)

Un certain éloge du présent. Au réveil, se refuser à allumer le téléphone portable, et se refuser à allumer la télévision dont l’écran trône en plein milieu du mur, effrayante symétrie, de la chambre d’hôtel impersonnelle. Préférer les escaliers à l’ascenseur.

Au-dessus de la machine à café de la salle du petit déjeuner du Campanile, les yeux aimantés par des images animées. « Rencontre  Macron / le Pape : que vont-ils se dire ? » La bande son de l’écran de BFM TV est épargnée aux gens de l’hôtel. Pas la petite musique répulsive. Le silence du réveil est déjà loin. La Guerre sonore, Son, affect et écologie de la peur, de Steve Goodman, m’avait recommandé la veille Camille, libraire à Page et Plume.

J’avais glané dans la salle du petit déjeuner un numéro du magazine Society, sur un présentoir. Sur la « une », un titre : « Métro, boulot, cantine : le self revient et (surprise) vous allez adorer ça ! »

Page 19, Philippe-Pont-Nourrat, président du Syndicat national de la restauration collective (SNRC)  parle de la cantine comme « principe de la commensalité : on ne vient pas y nourrir seulement notre estomac, on nourrit aussi notre lien aux autres.

« Commensal » dérive, depuis le 15e siècle, de commensalis, « compagnon de table ». Au Campanile, je n’ai pas de compagnon de table. L’agencement de l’espace et des tables ; à commencer par les mêmes les couleurs vertes des chaises, partout les mêmes, partout sans âme, n’invitent pas à se lier. A l’image de la moquette et des petites lumières qui font circuler la marchandise dans les commerces, l’architecture des lieux n’est pas de nature à y faire circuler le lien social ; au contraire elle dit un enfermement, une carcélarité.

A l’opposée, Arotzenia nourrit ce principe de commensalité ; commensalis découle du latin mensa, « table », conservé dans l’espagnol et le portugais mesa, et le roumain masa. A l’origine, raconte Le dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, mensa a dû désigner un gâteau sacré, rond, découpé en quartiers et sur lequel on disposait les offrandes aux dieux. En passant dans la langue commune, il aurait pris le sens de « support pour les aliments », puis « table » et, par suite, « repas ». 

Arotzenia traduit en acte cette culture du lieu nourricier et du lien social. Par la disposition des lieux, d’abord : une enseigne qui raconte l’authentique, un bar comptoir à l’entrée, un espace d’expression libre avec tracts et affiches, puis une grande salle où des bancs figurent assis au pied des grandes tables, des petites chaises dans leurs jus dispossées auprès des plus petites tables ; par la façon d’accueillir les adhérentes et adhérents, ensuite ; par le concept même de cantine associative, forcément ; par l’usage de l’auberge, en général. « La cantine n’est plus appréhendée comme une simple commodité, c’est devenu un vrai lieu d’attractivité », dit Philippe-Pont-Nourrat.

Dans sa résistance, Arotzenia dessine une culture du « soin » pour reprendre le mot de Camille, le libraire. « Merci, tu m’as soigné » est d’ailleurs l’un des compliments réguliers qui nourrissent, en retour de leur travail, Antoine et Bianca à Arotzenia. Comme un antidote à la destruction du modèle social, et des liens sociaux, quand la répression, quand les éborgnés les maltraités les mutilés les oppressés les compressés les oubliés.

Je lève les yeux de l’article et de mon café. Il est 8h47. BFM alerte. « Antoine Dupont, blessé jeudi soir lors du match contre la Namibie, a été opéré hier soir ». Deuxième bandeau, toujours estampillé Alerte Info, entrecoupé d’un plan sur une clinique ORL et Chirurgie maxillo-faciale : « Antoine Dupont de retour dans le groupe France dans les prochains jours ».

Je replonge dans mon café et dans le numéro de Society : « A la « maison Sanofi », comme le siège est surnommé, le mot « cantine » n’existe plus ». Comment invisibiliser une idée, des gens ? Comment faire disparaître cette idée, ces gens ? Ne pas en parler, ne pas montrer, ne pas dire. Taire. Le journaliste souligne qu’à la « maison Sanofi », avec son bar à smoothie et son four à pizza, son design d’intérieur et « son expérience digitale et « servicielle » qui vise à fluidifier le parcours du salarié », l’endroit n’a plus rien à voir avec la traditionnelle cantine à l’ancienne ».

Comment rendre visible une idée, des gens ? Comment faire exister cette idée, ces gens ? En parler, la publiciser, la montrer et la remontrer ; l’imposer ; marteau piqueur.

Cette cantine à l’ancienne, c’est le restaurant La Marmite en 1870 créé suite à l’appel d’Eugène Varlin et de Nathalie Le Mel, ce modèle associatif qui a inspiré Antoine et Bianca. Bianca prend le temps d’expliquer la démarche aux gens qui poussent pour la première fois la porte de l’auberge. Pourquoi le modèle associatif ; pourquoi il n’y a pas d’entrecôtes frites (pour conscientiser à un changement culturel) ; qui sont les visages des productrices et des producteurs. Il y a parfois trois, quatre personnes, qui attendent dans la queue. Pourquoi se presser ? Bianca ne se pose même pas la question. Mieux que de l’argent ; le temps, lien.

Camille, à la librairie, expliquait lors de la rencontre être embouteillé de lectures. Il n’a plus le temps de se laisser affecter par les ouvrages de son rayon sciences humaines et sociales à la joyeuse densité. Pas le temps de digérer, d’assimiler.

L’espace de restauration de Sanofi est géré, depuis 2016, par l’agence de publicité BETC, rapporte Society, qui précise que l’agence avait senti, alors, l’enjeu « cool » de la restauration d’entreprise. BETC Kitchen internalise le « service » de 20 salariés. « Plus d’embouteillages de plateau devant le self, la commande se fait entièrement sur une application mobile dédiée, avant d’être servie directement à la table, « comme au restaurant ».  Yves Wencker, directeur du site de Sanofi, dans le XVIIe arrondissement de Paris déroule son argumentaire. « Notre grande préoccupation après le Covid a été de comprendre comment faire revenir les gens au bureau. Nous sommes désormais en compétition avec le domicile de nos collaborateurs, il faut donc pouvoir proposer une offre de qualité, à la hauteur de leurs attentes »

En 7 ans, BETC Kitchen a écoulé 500 000 couverts. Camille, dit le journal, est une fidèle, qui commande chaque matin sur son application son menu du jour. C’est une évidence, note Society, « les produits sont frais et vertueux ». Qui se cachent derrière ces mots, « frais et vertueux » ?

Society ne précise pas si Camille a jamais vu l’artisane cuisinière et la plongeuse, derrière les coulisses ; a déjà vu les paysannes et les paysans qui récoltent son œuf qu’elle mange en entrée accompagnée de sa mayo maison ; ni les légumes qui composent son pita fallafel maison. A-t-elle seulement vu la personne qui débarrasse son assiette et lui apporte son dessert, son labneh à la fleur d’oranger et aux pistaches ?

Clémence Körber, directrice adjointe de BETC Kitchen : la cantine « est un vrai argument de notre stratégie marque employeur. Cette cantine fait partie de notre identité, c’est un élément d’attractivité que l’on met volontiers en avant lorsqu’on recrute de futurs collaborateurs ».

Je réfléchis la salle et mes yeux tombent comme par magie sur l’écran animé. « Le pape François affirme à Marseille que les migrants « qui risquent de se noyer doivent être secourus » » titre BFM TV. Il est 8h52.

Compétition stratégie marque employeur kitchen attractivité élément collaborateur recrute offre attente. Affirme.

L’enjeu cool.

Je repique dans le café. « Sous couvert de dépoussiérer le cadre de la restauration collective, la cantine peut vite devenir un nouvel outil de contrôle des salariés, et une façon d’acheter la paix sociale », dit dans Society Christèle Dondeyne, autrice des Cuisines du capitalisme (Editions du croquant). Un sondage de l’Ifop, relayé par la Fondation Jean Jaurès, « montre que 92% des (1 000) Français interrogés passent désormais moins de 50 minutes à table, le midi », toujours cité par Society.

Arotzenia m’est devenu si attractif que je débarasse mon plateau et vais le déposer dans la cuisine. « Merci » dit l’employée avec un large sourire.

Je remets le Society à sa place.

Découvre, sur la table un Socialter.

En une « Manger les riches ? ».

A côté.

Le magazine moins politisé So Good.

Titre : « glander pour mieux avoir à ne rien faire ».

Le week-end de la rencontre, Limoges accueillait la dixième édition de son gros évènement, « Toques et porcelaine ». Parmi les festivités, une déambulation sur la place qui jouxte les Halles, dont un couple de retraités peine à comprendre le sens. Un chef, pardon un artisan cuisinier, réalise un atelier culinaire devant quelques costumes cravates et quidams sur une scène enrubannée « France 3 ». Un genre de dispositif artistique met en exergue des jolis légumes (butternut, tomates, courges, etc, etc) assoupis au milieu d’assiettes de porcelaine. Sur l’une d’entre elles, écrit au feutre : « Je me suis pris le chou avec une frisée qui racontait des salades quand on ne mâche pas ses mots tout peut tourner au vinaigre ».

Une dame : « Ah il est joli ce (chou) kale. J’ai enlevé mes haricots hier dans le potager. J’ai utilisé les derniers pour en faire une soupe. C’était bon ! »

Acmé du « Toques et porcelaine », le dîner de gala du samedi soir. Sur réservation. 160 euros (vin et champagne compris).

Je ne sais pas si les « cinq chefs » aux fourneaux de ce grand raout, « préparé et servi avec l’appui d’une cinquantaine d’élèves des lycées hôteliers Saint-Jean et Jean-Monnet », cuisineront ces centaines de légumes exposés. Je me rappelle cette phrase de Camille : « le capitalisme capture les sens, et notamment le goût ».

Et je ne peux m’empêcher de penser : combien de grandes tablées ces légumes pourraient-ils nourrir dans les files de plus en plus longues de l’aide alimentaire? Combien de repas nourriciers, sans les pâtes et le riz industriels défiscalisés par les grandes enseignes du grand marché de la faim que dénonce Bénédicte Bonzi dans La France qui a faim (Seuil) ?

A peine quitté l’écran BFM de la salle du petit déjeuner, qui titre « L’automne est là ; l’été fait de la résistance » ; qu’un autre écran accroche les yeux, dans le « lobby » de l’hôtel. La Chaine L’Equipe diffuse les championnats du monde de rally-raid, en Argentine. Des jolis Buggy qui traversent et tracent en plein cœur du désert, ceinturés de drone qui capturent l’essence des grands espaces.

Au fait, il y avait deux personnes pendant la rencontre, à Page et plume. Un couple d’amis que je n’avais pas vu depuis longtemps. Le hasard a placé Limoges sur la carte de leur périple en vélo, de Porto à la Bretagne. Quand on prend le temps, tout est différent, disent-ils de conserve.

Faut-il lire le succès d’une rencontre à l’aune du nombre de personnes présentes et du nombre du livre vendus ? Au plus profond de soi, un quelque chose qui s’étire, un fragment qui se détache, une petite brûlure de l’égo.

Il y a quelque chose de puissant, à être écouté, à dire.

Il y a une vulnérabilité, par ricochet, à parler devant une assemblée vide. Le sentiment d’imposteur, aussi. S’il n’y a personne, c’est que je ne vaux rien et que mon travail ne vaut rien.

Ce sentiment s’est vite évanoui. Ces six oreilles écoutantes m’habitaient autant qu’une salle comble. Et s’il n’y en avait pas eues ? Les chaises vides captent-elles quelque chose des mots prononcés ? Les livres qui encadrent l’espace sont-ils les réceptacles de ce sensible ? Combien de personnes ont des choses à dire, mais ne sont ni écoutées ni entendues ?

Se laisser affecter par l’autre, comme dit Camille ; par l’intensité des rencontres.

L’enjeu cool d’un certain éloge du présent.

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