Les chauffeurs #Uber et #Lyft en Californie resteront des entrepreneurs indépendants. Mais ces travailleurs peuvent-ils être qualifiés d'indépendants?
Les citoyens de Californie ont voté : les chauffeurs #Uber, #Lyft et autres travailleurs des plateformes numériques ne deviendront pas les employés de ces firmes. Ainsi, les plateformes de services de transport et de livraison sont exemptées de reconnaître les chauffeurs comme des employés éligibles aux avantages et aux protections de l'emploi. Le résultat de ce référendum divise les Etats-Unis et réouvre la discussion sur l'indépendance effective des travailleurs des plateformes, sur l'existence d'une subordination technique et la reconnaissance de droits. Quels sont les impacts des systèmes automatisés et algorithmiques sur les chauffeurs, les livreurs ? Sont-ils des travailleurs totalement indépendants ?
Alors que les #Etats-Unis scrutent l'évolution des résultats incertains de la présidentielle, une information cruciale concernant le droit du travail est tombé le 4 novembre dernier, créant la polémique sur la Toile. En effet, comme le pointait Kate Conger dans le New York Times, les électeurs californiens "ont mené Uber et Lyft à la victoire, approuvant à une écrasante majorité la Proposition 22", une mesure de vote qui permet aux organisations de la Gig Economy de continuer à considérer les conducteurs comme des entrepreneurs et des indépendants.
Uber, Lyft et le service de livraison DoorDash ont mis en œuvre ce référendum pour exempter les entreprises d'une loi du travail de l'État de Californie qui voulait les obliger à employer les chauffeurs, les livreurs, et à payer une couverture sociale digne de ce nom : soins de santé, assurance chômage... Droits d'autant plus fondamentaux, alors que la crise de la Covid19 a aggravé la pauvreté de manière catastrophique dans une Silicon Valley où se loger relève de l'impossible pour une large frange de la "classe moyenne" et où les travailleurs sont de plus en plus pauvres et précaires.
Cette nouvelle divise et provoque la colère parmi les citoyens de Californie. Or, l'agence de presse Associated Press annonçait que la Proposition 22 "avait recueilli 58 % des voix des 11 millions d'électeurs". Un anachronisme dans un Etat démocrate où les électeurs ont choisi le candidat Biden pour être le prochain président des Etats-Unis.
En votant pour soutenir les plateformes de transports comme Uber ou de livraison comme DoorDash, les Californiens ont rejeté les principes énoncés dans une décision de la Cour suprême de l'État de 2018 et inscrits dans une loi de l'État de 2019 selon laquelle les travailleurs qui exécutaient des tâches dans le cadre des activités normales d'une entreprise - et étaient contrôlés par l'entreprise - devaient être considérés "comme des employés".
L'adoption de la Prop. 22 est une perte amère pour les autorités nationales et locales qui "jugent depuis longtemps les entreprises de covoiturage comme des opportunistes qui se croiraient au-dessus de toutes règles".
Les dirigeants des plateformes ont salué le résultat, qui leur a coûté en frais juridiques une somme historique de près de 200 millions de $. Un pari gagnant pour contourner les législateurs et les tribunaux californiens afin de préserver leur modèle commercial. En outre, le cours de l'action Uber a fait un bon de plus de 14% et celle de Lyft de plus de 11% à la clôture en Bourse.
Un résultat qui divise
"Ne venez pas vers moi avec votre dribble antisyndical. Uber & Lyft n'ont pas dépensé 200 millions de dollars à parler des syndicats, ils l'ont dépensé à mentir sur la protection des travailleurs (120% de salaire minimum / soins de santé / flexibilité). Les sondages de sortie ont déclaré que 40% qui ont voté oui pensaient que cela donnait aux conducteurs un salaire décent. Ce n'est pas le cas", répondait à ses détracteurs le 4 novembre Lorena Gonzalez, la cheffe du parti démocrate, devenue membre de l'Assemblée de la Californie.
"Notre système est tellement brisé. Plus d'argent pour les millionnaires et les milliardaires, les investisseurs et WallStreet. Moins de protections et d'argent pour ceux qui font réellement le travail. Nous devons continuer à nous battre et nous le ferons".
Beaucoup de citoyens américains critiquent aussi la méthode du référendum, "le problème, ce sont les accessoires de vote de l'AC, qui ne sont qu'un moyen pour les intérêts financiers de contourner notre gouvernement représentatif pour des exclusions et un traitement spécial", souligne Steve Hohman, artiste-enseignant, habitant San Diego.
Le résultat créé la controverse. "C'est une excellente nouvelle pour les Californiens qui bossent pour des entreprises comme Uber, Lyft et DoorDash - ainsi que pour les consommateurs, qui dépendent de plus en plus de ces services basés sur des applications. Cela stimule également les perspectives d'emploi futures de l'État, étant donné la mesure dans laquelle la croissance de notre économie à la demande dépend d'horaires de travail flexibles plutôt que d'un modèle de travail traditionnel", déclare les soutiens des plateformes comme le comité de rédaction du The Orange County Register.
"Les Californiens ont massivement soutenu l'accessoire 22. Il n'y a plus d'excuse pour garder, le droit des contrats anti-indépendant devrait être abrogé immédiatement", répondait via Twitter le groupe "AbrogationAB5" à la responsable démocrate.
Mais les travailleurs des plateformes sont-ils réellement des travailleurs indépendants ?
Au regard de cette décision qui va avoir des impacts majeurs sur le droit du travail aux Etats-Unis, mais aussi en Europe, où les plateformes comme Uber sont présentes, on peut s'interroger : Les travailleurs de la Sharing Economy, des plateformes sont-ils réellement indépendants ?
La question mobilise depuis des années les juristes, les chercheurs, la classe politique. Plusieurs manifestations et actions en justice ont été menées par les organisations syndicales ou par les collectifs des travailleurs des plateformes un peu partout à travers le monde avec beaucoup de difficulté et des résultats contrastés.
Dès 2012, dans le livre Digital Labor, des chercheurs, dont Trebor Scholz, professeur agrégé de culture et médias à la New School de New York, s’interrogent et mettent en exergue les changements du marché du travail par le numérique avec l'arrivée de nouveaux acteurs. Au début de son livre Scholtz précise :
« Des environnements de travail basés sur le Web sont apparus, dépourvus de la protection des travailleurs, même pour les emplois les plus précaires de la classe ouvrière. »
Le modèle de l’économie de partage a largement été commenté tant dans les médias que dans plusieurs travaux de recherche antérieurs et plus particulièrement sur le co-voiturage (Chan & Shaheen, 20128 ; Cohen & Kietzmann, 20149). Pour Antonio A. Casilli, sociologue, professeur de sociologie à Télécom Paris et chercheur de l'Institut Interdisciplinaire de l’Innovation :
« analyser une plateforme, c’est analyser le digital labor dont elle capte la valeur. Sur les plateformes, les données, comportements, dispositions et créations des usagers qui composent la mesure et, conjointement, sa valeur constituent autant de gestes productifs instrumentés par les technologies numériques. »
“Chez Uber le patron, c’est l’algorithme"
"Chez Uber le patron, c’est l’algorithme", lancait en 2015 Travis Kalanick, le fondateur d'Uber. En invoquant ainsi le concept de neutralité de la technologie, le patron à l'époque d'Uber s'est souvent retranché derrière le prétexte d'une technologie toute puissante dont les hommes finalement n'auraient guère d'implications. Or, ici la neutralité technologique illustre en tout état de cause la volonté de structurer un business modèle, un marché pour le pousser vers le sens souhaité. Il apparaît plus que jamais nécessaire de réfléchir aux impacts de ces technologies et à éviter toutes solutions de facilité.
Les plateformes sont en réalité des systèmes socio techniques complexes à décrypter. L'application Uber est un système automatisé de gestion algorithmique exploitant des quantités massives de données, ayant comme objectif d’atteindre, grâce à des moyens technologiques bien élaborés et de pointe, les politiques de l’entreprise.
"Ce qui n’était au départ
qu’un moyen de commander d’un simple clic a débouché sur des milliards d’interactions
"hommes-machines", explique la firme Uber. Si à l’origine les algorithmes de contrôle de l’offre et de la demande étaient programmés pour résoudre des problèmes d’optimisation mathématique, Uber comme Lyft, aux États-Unis, les ont utilisés également pour motiver et contrôler les comportements humains, ne tenant pas compte par exemple du rythme de travail des conducteurs. Comment finalement un management algorithmique a pris forme pour guider “une main d’œuvre en quantité et qualité suffisante” et comment Uber a imaginé et a orchestré une application qui“permet un équilibre subtil entre contraintes, incitations" (Rosenblat, Luke - 2016). Une indépendance toute relative.
Cette question a constitué la base d'un travail de recherche mené pour un mon mémoire soutenu en juin 2020 à Sciences PO. Ce travail de sociologie réalisé auprès des chauffeurs Uber en France, nous a permis de nous interroger sur le système complexe de gestion automatisée et algorithmique qu'est l'application Uber. Un système qui prend ses appuis sur la cybernétique, les leviers comportementaux et sur un management par la machine coercitif, faisant du chauffeur un objet de surveillance, notamment par la captation des données. Le processus de bouleversement de cette économie, les différents algorithmes et intelligences artificielles, aujourd’hui, gouvernent l’intégralité des interactions entre les usagers . Leur développement emporte des enjeux économiques et juridiques de premier ordre. La captation des données de ces entreprises leur font tenir une place exorbitante dans le domaine technologique qui avec le temps sera très difficile à concurrencer pour les nouveaux entrants. Des questions se posent en matière de transparence, de souveraineté notamment, et de responsabilité du capitalisme des plateformes, d'autant que nous ne pouvons sous-estimer le poids d'une crise mondiale et d'un taux de chômage et de pauvreté croissant. Indéniablement tant aux Etats-Unis qu'en France, la conjoncture dès la crise de 2008 a contribué à renforcer l'attractivité des plateformes pour les personnes en précarité ou exclues du marché du travail. Cette argument a d'ailleurs été souvent présenté par Uber qui se revendique comme un créateur d'emplois. Un fait, oui.
Pour autant, de quel travail parle-t-on ? Les chauffeurs, les livreurs sont-il les "entrepreneurs" libres de leur emploi du temps et de leur CA comme Uber les présente sur son site institutionnel ?
Lors des nombreux entretiens qualitatifs semi-directifs pour cette étude et des sondages quantitatifs réalisés ainsi que l'exploration pendant plus d'un an des discussions sur les réseaux sociaux et blogs, les chauffeurs décrivent une réalité un peu moins glorieuse. Des hommes pour majorité, peu de femmes, faute d'avoir trouvé un emploi plus stable ont recours à cet forme d'emploi "atypique", selon la terminologie du Bureau international du travail. Si beaucoup, il est vrai, disent être fiers de travailler pour une marque internationale et dont l'application est très facile d'accès, ces travailleurs sont néanmoins souvent en colère car ils expriment "avoir du mal à subvenir aux besoins de leur foyer".
Des travailleurs qui se sont fréquemment surendettés pour répondre aux obligations demandées par Uber notamment dans le choix de voiture, dont le modèle précis est imposé par la plateforme. Bien-sûr, d'autres sont satisfaits, mais ils sont proportionnellement moins nombreux, et avouent travailler énormément pour peu d'avantages. A l'unanimité, ils se plaignent du tarif des courses jugé "très bas", des commissions qu'ils estiment "très élevées de 25% à 30%" et fixés par la plateforme. Ils affirment être "tenus dépendants" pour respecter les règles notifiées par le système algorithmique. Sinon, ils sont sanctionnés par l'application, qui peut suspendre la connexion, les privants ainsi d'une part substantielle de leurs revenus. En outre, les risques psychosociaux et la souffrance au travail des travailleurs induits notamment par le système algorithmique de ces plateformes sont largement ignorés. En effet, la stratégie de stimulation du système automatisé d'Uber (pour l'avoir étudié) semble générer une forte dépendance à l’application qui entraîne un phénomène d’addiction sur la plupart des chauffeurs qui sont rentrés dans "le jeu" et qui altère leur comportement cognitif. Comme le note Antonio A. Casilli, dans son ouvrage En attendant les robots, enquête sur le travail du clic, les plateformes opèrent un changement important dans la structuration du travail : celui du ratio entre emploi formel rémunéré et travail implicite non rémunéré.
Aucune indépendance réelle, hormis celle de se connecter et de se déconnecter. Les travailleurs de ces grandes plateformes sont finalement soumis à la "Loi du code". Lawrence Lessig dans son article Code is Law en 2009 insistait sur ce point qui nous paraît fondamental : chaque choix n'est possible sur Internet, sur les plateformes, parce que la règle a été institué et le code le permet. Les algorithmes aujourd’hui régissent l’intégralité des relations qui naissent. C’est bien un algorithme qui conduit l’application Uber à moduler le tarif des courses en fonction de l’offre et de la demande ainsi que d’autres paramètres que nous avons pu développer dans nos recherches ; les travailleurs subissent beaucoup et d'après nos constats sont plus assujettis aux plateformes que réellement libres.
Si l'adoption de la Proposition 22 permet aux plateformes de services de transport et de livraison d'être exemptées de reconnaître les chauffeurs comme des employés éligibles aux avantages et aux protections de l'emploi en Californie, la discussion ne va pas cesser, que ce soit aux Etats-Unis, en Europe, ou en France. Bien au contraire. Les travailleurs se connectant à ces plateformes sont placés de facto dans un lien de dépendance économique vis-à-vis de la plateforme, comme nous l'avons vérifié leur travail et leurs revenus étant tributaires de l’activité et des décisions prises par le système automatisé. Ainsi les obligations imposées par les plateformes de services comme Uber constitue in fine un ensemble d'éléments qui converge ver le lien de subordination juridique, critère déterminant pour faire apparaître une relation de travail relevant du salariat. Les plateformes, et on peut naturellement le comprendre, redoutent une remise en question des fondements de leur business modèle. Des travailleurs appréhendent aussi cela comme une menace de leur activité ; élément principal qui a dû motiver les électeurs à soutenir les plateformes. Mais ceci étant dit, nous pensons que les sociétés, les pouvoirs publics, les institutions ont un devoir de se questionner sans redouter la confrontation des idées, fusse-t-elle âpre. La technologie, si elle peut être une opportunité pour beaucoup dans de nombreux domaines, peut être également une contrainte prédominante, un frein à la vie professionnelle, à la dignité individuelle, à la sécurité des personnes et des Etats. C'est pourquoi, plus que jamais le débat public doit soulever plusieurs questions : Avec quels objectifs sont créés les codes ? Quels sont les critères retenus par les plateformes ? Quelles sont les motivations qui inspire l'écriture des codes ? Quelles sont les incitations recherchées ? Quels en sont leurs limitations ?...
Si le discours laudateur de l'"ubérisation", souvent exagéré et naïf, voire cynique, qui considère que les plateformes de services ont permis d'accompagner dans leur projet des personnes privées d'emploi, ou répondent au souhait de liberté des jeunes générations, qui bouderaient le salariat, nous nous permettons toutefois de douter fortement et de voir s'établir une "ubérisation" plus autoritaire. Les organisations internationales disent étudier les principes juridiques visant l'intelligence artificielle pour respecter l'effectivité des droits de l'homme.
Nous avons la volonté de souligner qu'aucune une société qui prône le principe même de démocratie, attachée à la déclaration de Philadelphie ne peut se dédouaner de protéger les droits fondamentaux qui permettent d'assurer la protection des travailleurs. Des hommes et des femmes jugés par les firmes et par certains de nous comme libres et indépendants, mais qui face aux machines, au sytème de gestion algorithmique, sont en réalité très seuls et vulnérables socialement, a fortiori face à des intelligences artificielles avancées et programmés pour servir un modèle financiarisé fondé sur une croissance forte et de court terme.
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