Les COS
Tout de suite ces initiales n’ont rien à voir ni avec un quelconque cosinus, ni avec la grammaire. Elles désignent les Chief of staff1. Comme la fiscalité à ses niches, le monde du travail également les siennes. En tant que COS vous êtes le deuxième cerveau de l’entreprise, pardon, de la scale-up2. Stratégie, communication, marketing, finance, recrutement, rien ne vous échappe ; le patron compte sur vous, indéfectiblement.
La métaphore mathématique arrive maintenant. Dans Capitalisme, désir et servitude3, Frédéric Lordon mobilise le produit scalaire pour désigner le degré d’adéquation qui relie le désir individuel au « désir-maître », celui du dirigeant. Petit rappel de mathématiques : le produit scalaire de deux vecteurs résulte de la multiplication de leurs longueurs, en valeur absolue, par le cosinus de l’angle qu’ils déterminent ; lorsque ce dernier est égal à zéro, les vecteurs se trouvent sur une seule et même droite.
Avec les COS, l’alignement est parfait, la colinéarité impeccable. Un tel poste ne peut être que motivant. Vous êtes au cœur du réacteur, l’intellect stimulé comme nulle part ailleurs pour adapter la trajectoire en temps réel, pour s’assurer que le dossier d’introduction en Bourse se fera au moment voulu, vous êtes une pure « force de propositions » avec, en plus, la certitude d’être entendu. Corvéable à merci.
A ce niveau, la réflexion sur le sens du travail n’est d’aucun effet. Pour reprendre Lordon, l’ « affect joyeux » qui sous-tend la dynamique de ce profil de poste « ne porte pas spécialement à penser»4. Ici, la question du « monde d’après » est une chimère. L’économie d'aujourd’hui se joue dans cette cour. Une économie qui exige un investissement intégral.
Les COS comprennent-ils les ressorts d’un système appelé « néolibéral » ? Vivant dans le même monde, un régiment de sociologues et de philosophes s’acharnent à critiquer le système économique. Le terme de totalitarisme apparaît dans tous les écrits pour désigner l’absorption corps et âme des salariés ; à côté, un autre régiment (dans les faits mieux armés que le premier!) dont les membres ne vont pas comprendre la violence du système tant décrié. Gérald Bronner pourrait-il être d’une quelconque aide pour nous aider à comprendre ce qui apparaît comme un hiatus cognitif ?
La fonction COS se structure. Pour mieux en définir les contours, des séminaires de formation sont prévus cette année. Séminaires pour bien parfaire la nullité de l’angle des vecteurs...Mais n’est-ce pas un peu regrettable de voir tout ce dynamisme intellectuel se vouer à cette fuite en avant, adhérer sans la moindre retenue au Dispositif cybernétique5 ? Cependant, la guerre économique se gagne sous cette irréductible hypothèse. S’il fallait encore s’en convaincre, un regard tourné vers la Chine suffirait. Maintenant on a aussi le droit de prendre le temps de réfléchir.
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...dans le même journal, quelques pages plus haut, nous apprenons qu’une grande chaîne de distribution « teste des « personnal shoppers » dans ses magasins ». En français la fiche de poste dira « acheteur personnel ». Après l’esclavage dans les plateformes téléphoniques, s’ajoute l’esclavage dans la grande distribution (quand il n’existait pas déjà…). Via une application, vous aurez le client directement en ligne ; celui-ci pourra vous faire part de toutes ses menues préférences : « le melon mûr pour le soir, une baguette bien cuite, un camembert coulant »...bien sûr avec le sourire, un « sourire vrai, naturel, venant du fond du coeur »6. Que l’on y voit un vivier de créations d’emplois, pourquoi pas, mais la question du sens au travail, en plus de celle du sens du travail, pourraient bien toutes deux réapparaître bien vite. Le débat sur la servitude volontaire n’est pas prêt de disparaître, et les sociologues, le chômage ne pas connaître!
1Les Echos, 24/9/2021, p. 29.
2Une start-up qui croît très vite...
3La Fabrique éditions, 2010
4Op.cit. p. 120
5Jean Vioulac, Approche de la criticité, PUF, 2018
6Lordon, op.cit. p.111