Vioulac, l'anachronique
Alors qu’une glose rationaliste dithyrambique ne cesse de féconder les esprits s’attribuant les lumières les plus éclairantes depuis trois siècles au sujet de la condition humaine, la pensée de Jean Vioulac surgit comme un curieux anachronisme. Au regard de la Modernité triomphante, son marxisme décape : sa critique de la science ne saurait guère attirer les félicitations du progressisme, sa critique de l’État pourrait séduire plus d’un libéral, mais sa critique du capitalisme achève de « saper »1 tout espoir en vue d’une quelconque justification de l’ordre actuel.
Le principe de Raison a achevé sa période d’incubation2pour révéler au grand jour son vrai visage : un assujettissement intégral de l’Homme au fascisme consumériste, ou festivo-fascisme, expression chère aux Décroissants3, un assujettissement au productivisme et un assujettissement à un processus démocratique s’imposant de lui-même, par la force des choses, surtout par celle du capitalisme !
Reprenons. Le fascisme consumériste est facile à concevoir ; la masse n’est plus appelée à exprimer sa puissance dans un conflit armé mais dans des rassemblements fanatisés tels que des rencontres footbalistiques peuvent en témoigner4. L’assujetissement au productivisme est lui aussi facile à comprendre ; avec la liquidation de l’artisanat, le salariat conduit à l’indifférenciation entre les hommes ; où l’artisanat permettait l’expression de particularités propre a chacun, le salariat n’est plus que l’expression d’une puissance de travail fragmentée autour de tâches uniformisées5 : « Le salariat, qui arrache tous les travailleurs aux particularismes de leur localité pour les intégrer à un dispositif global qui leur impose l’ordre, l’uniformité et la régularité de son propre fonctionnement. »6 Un Alain de Benoist de la Nouvelle Droite n’exprime pas mieux l’idée, mais le rapprochement s’arrête là !! Et c’est bien dommage. Car, ces « particularités locales » correspondent exactement à la nostalgie qui s’exprime dans l’idéalisation de la paysannerie, de ses traditions et de son convivialisme ! L’assujettissement à la démocratie est plus retors à comprendre. La démocratie participe du délitement des liens d’interdépendance entre les hommes, délitement amené par l’uniformisation imposée par le Capital ; uniformisation, homogénisation et enfin massification. La question n’étant pas ici de discuter le principe démocratique, mais bien d’y voir son avènement au travers d’un nivellement apporté par le capitalisme. Les rapports de cause à conséquence sont ici particulièrement tendus...allez dire à un « pur démocrate » que ses idées viennent du capitalisme, je pense que cela risque de créer des étincelles...
Poursuivons. La dialectique de Vioulac est redoutable. L’avènement du capitalisme a marqué la rupture des liens de dépendance propre à la féodalité. Et nous ne voyons pas Vioulac devenant subitement un ardent défenseur de ce système. Aux esprits des Lumières, cette rupture est plutôt saluée comme un événement pour le moins majeur. Mais un grain de sable s’est glissé dans les rouages. Dans la pensée de Vioulac, ici survolée, cette rupture n’a que peu à voir avec la notion de liberté. La liberté prétendument acquise n’est qu’un miroir aux alouettes. D’une dépendance hiérachique, nous sommes passés à une dépendance aux lois du Marché. Le culte du Progrès ne peut donc trouver grâce aux yeux de Vioulac, il cristalise ce Marché qui n’a d’autre loi que celle de l’Argent, le Grand Nivelateur. Le prétendu libéralisme qui eût pu émerger à l’issue du capotage des principes féodaux n’est qu’un totalitarisme qui ne dit pas son nom.
Achevons. Ni progressiste, ni libéral, mais marxiste radical, Vioulac semble peiner à trouver une issue à ce travail de sape. Relevons au passage un biais dans le raisonnement, un travers commun aux critiques du libéralisme, même s’il s’agit de néolibéralisme7, je n’y reviens pas. Citant Hayek, Vioulac explicite le libéralisme comme un système dans lequel la contrainte et la coercition sont absentes. Partant, son approche du libéralisme conclut à l’indépendance des individus : «S’il y a apparence de liberté, c’est qu’en effet chacun est délié de tout rapport à autrui, et ne peut se préoccuper que de ses intérêts propres : mais en vérité il ne s’agit pas de liberté mais d’indépendance. » Le point est foncièrement discutable. J’y oppose un extrait tiré de Pascal Salin : « Mais on fait également fausse route lorsqu’on interpète le libéralisme comme un individualisme pur d’où la « société » serait exclue et où régnerait l’anarchie et la loi de la jungle : le libéralisme, en effet, est exactement à l’opposé de cette image d’Epinal complaisamment diffusée. Le libéralisme reconnaît tout d’abord le caractère fondamentalement social de l’être humain. » Un peu plus loin : « Au lieu de considérer que l’État est la norme de toute société, il convient de reconnaître que l’individu, relié aux autres individus, est la seule et unique norme, que sa liberté est inhérente à sa nature et que la propriété en résulte. »8A chacun de les lire et d’en tirer ses propres déductions. Le dernier extrait ne peut faire l’économie de la notion de propriété. Le simple mot fera figure de repoussoir pour un Jean Vioulac ou un Alain de Benoist, donc dialogue de sourds garanti entre ceux-ci et un Pascal Salin. Cependant, nous retrouvons une même défiance vis-à-vis de l’État, et les individus ne sont pas aussi indépendants que le suggère la critique du libéralisme. Citant Tocqueville, Vioulac reprend pour son argumentation : « On a tort de confondre l’indépendance et la liberté. Il n’y a rien de moins indépendant qu’un citoyen libre » ; et pour cause, la liberté du citoyen se joue dans l’inter-dépendance avec ses semblables, et non, les gens ne sont pas « déliés de tout rapport à autrui ». Les grains de sables entre les idéologies ne sont pas prêts de disparaître, et ce, d’autant plus, quand une cécité volontaire refuse de lire l’intégralité d’une vision. Alors qu’une critique de notre monde est plus que jamais nécessaire, de telles troncatures ne font qu’alimenter les gloses, celles des progressistes autant que celle des conservateurs, mais ne font rien avancer. De notre petite lucarne, des ententes pourraient quand même bien se dessiner, non ?
Nonobstant ces tricotages idéologiques, dans son dernier ouvrage, et malgré la très respectable profondeur de ses vues, Jean Vioulac ne peut formuler les bases qui viendraient « dépasser l’aliénation à laquelle nous réduit le Capitalisme Machinique ». Un peu comme un Frédéric Lordon dans Capitalisme, désirs et servitude9, qui, malgré tous ses efforts, ne voit pas le bout du tunnel. Pour Vioulac, seul un événement serait à même de produire le chambardement de ce Capital Totalitaire10. Quel événement, où et quand aura-t-il lieu, quelle forme prendra-t-il? Les paris sont ouverts. Sa conclusion : « la sagesse aujourd’hui est alors de ne pas conclure, et de faire silence, d’un silence atrocement houleux. »
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Dans de premiers écrits, j’ai déjà mentionné l’importance que revêtaient les publications de Jean Vioulac pour alimenter ma réflexion, ses livres pouvant être des livres de chevet ! J’aurai d’autres occasions d’utiliser l’immensité de ses ressources. Qu’il soit ici très sincèrement remercier pour cette contribution. Bien sûr, rien ne sert de vouloir le trouver sur un quelconque réseau social !!
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1Approche de la criticité, p.98
2Logique Totalitaire, p. 486
3Le fascisme cool en marche, n°142, septembre 2017.
4Approche Criticité, p.73-74
5Logique totalitaire, p.321
6id. p.319
7Dans la Logique Totalitaire, p.342, en dépit des fréquentes occurrences du terme libéralisme, Jean Vioulac ne se trompe pas en intitulant le paragraphe : La manipulation invisible : l’idéologie néolibérale.
8Libéralisme, Pascal Salin, Odile Jacob, 2000, p.69 et 71
9Edition La Fabrique, 2010
10Anarchéologie, p.349 - 350