Les mesures de nos démesures

Les mesures de nos démesures

"Il y a très peu de gens qui savent rire de leur folie" Christian Bobin, La folle allure

J'ai envie ce soir de porter un regard naïf, brut, enfantin. S'il vous plaît, ne cherchez pas dans ce regard de jugement tranché, de partie pris, de prosélytisme pour une vision du monde ou pour une autre, vous seriez déçu et y perdriez tellement d'énergie. Je ne veux pas avoir raison, pas plus que je ne crois avoir tord. Je nous invite autour d'une table de mots, quelque part, là où il est juste possible de raconter sans avoir besoin de décider de quel côté du monde il faudrait pencher. Depuis mon arrivée sur terre, je n'ai jamais porté d'autre regard que celui qui est le mien. Alors, il vaut ce qu'il vaut, il ne se réclame de rien, ni de personne, il laisse juste danser les notes de mon cœur quand il se penche à la fenêtre du monde.

Tant de mesures aujourd'hui se sont invitées dans nos vies pour réguler, régir, sécuriser, encadrer. Tant de mesures que nous sommes si nombreux à qualifier d'insensées, de démesurées, d'incohérentes, d’infantilisantes.

En y regardant de plus près, je souris devant ce reflet si troublant de ce que nous sommes un peu chaque jour.

Il est aujourd'hui légalement plus essentiel de pouvoir avoir une coupe de cheveux impeccable que de se rendre à un concert, écouter de la musique qui fait pousser nos en vies plus que nos cheveux. Plus essentiel de refaire votre salon ou de changer votre plan de travail de cuisine que de vous rendre au théâtre, à la rencontre du spectacle vivant sans écran. Vous pouvez à toute heure promener votre chien mais à partir de 19h, vous ne pouvez pas promener votre enfant (à moins que vous ayez aussi un chien). Vous pouvez vous déplacer au delà de 10km pour travailler mais pas pour aimer (je veux dire sans chien et sans enfant). Il est aujourd'hui plus essentiel de vous rendre au supermarché faire vos courses que de vous rendre à une formation ou une retraite à la rencontre de vous même et du sens de votre vie. Troublant reflet de tant d'autres de nos démesures de tous les jours...

Lorsque j'allais au cinéma (avant que ce soit moins essentiel que de se rendre chez mon opérateur pour avoir toutes les chaînes en illimitée), je posais mon regard interdit devant les queues humaines au bas des escalators et les escaliers incroyablement vides juste à coté. Je me demandais souvent combien de personnes dans cette attente de la marche électrique étaient inscrites dans une de ces salles de sport qui fleurissent un peu partout pour aller faire du step sur une marche en plastique. Mes yeux se sont posés sur ce même tableau au sortir des métros, avec ou sans valise, dans les gares, partout des escalators pour monter passivement des humains valides, abonnés mensuels aux applications et salles de fitness.

Un autre jour, je me suis demandée comment nous avions pu en une petite dizaine d'années, à partir d'un fruit poussant depuis des millénaires sur un arbre, inventer un produit surrembalé, non recyclable et vendu par trentaine, et inviter sa marque dans notre lexique des noms propres, la pomme pote. Heureusement je me suis dit, il y a des actions organisées dans les écoles pour ramasser les déchets avec les enfants et qu'ils comprennent l'importance de les jeter à la poubelle et de bien les trier. Ouf, j'ai pensé, on peut donc sereinement continuer à presser des pommes, à les sucrer et à les vendre dans des gourdes en plastique, parce que quand même c'est plus pratique non ?

Le lendemain, je me suis réveillée d'un drôle de rêve...Des vâches faisaient irruption dans une salle de naissance et venaient retirer les bébés aux mères, elles les plaçaient dans des salles entre bébés et elles emmenaient les mères dans une autre salle, loin de leurs bébés. Elles installaient sur les seins des mères, des tires lait double pompage (un modèle Médela, bien ergonomique, les femmes aiment bien il paraît et puis le tirage est bon). Ensuite, les vâches récupéraient le lait frais, vivant, elles en mettait une partie dans des sauts pour les bébés et dans des biberons. Le reste, les vâches l'emmenaient dans des usines pour le modifier chimiquement, le transformer en poudre, augmenter les protéines qui manquent au lait humain et puis modifier deux trois trucs pour qu'il soit adapté aux besoins des veaux. Elles vendaient ensuite ce lait mort dans des pharmacies bovines et des supervâchés à destination des vâches modernes. Du coup, les vâches étaient contentes, plus besoin de nourrir leurs bébés, "on n'est pas des bêtes quand même" qu'elles disaient, en meuglant. Quand j'me suis réveillée, j'étais plongée dans la salle des veaux prématurés et là par contre, lait de vâche obligatoire, sinon les veaux, avec le lait des humains, ils résistent pas.

Y a des rêves comme ça, on se demande comment notre cerveau peut mettre en scène des trucs pareils.

Hier j'ai eu une amie au téléphone, elle attend un bébé justement (un petit humain du coup, pas un veau). On parlait liste de naissance et préparation de la chambre du bébé. Et je me rappelais combien quand mes deux enfants sont nés, je me suis sentie si triste devant les cadeaux offerts avec tant d'amour: des vêtements plus qu'il en faut, des vêtements pour poupées immobiles, des jouets à n'en plus finir, des ustensiles et des jeux élus parents de l'année. Je me demandais si nous pensions vraiment que ces cadeaux répondaient aux besoins d'un être à peine arrivé sur terre ou à ceux de ces parents à peine attéris de son arrivée. Les cadeaux que je n'oublierai jamais et que j'ai offert ensuite pour célébrer d'autres naissances, c'était les plats déposés pour un, deux ou trois repas, faits maison ou achetés, les coups de main au ménage dans la maison, les temps offerts à l'aîné pour le célébrer et offrir à ses parents de se reposer, les repas déposés, encore et encore, les douceurs sucrées ou salées, l'écoute offerte gratuite (plutôt que d'aller l'acheter chez un psy) sans conseil, sans réponse, une épaule, des bras et un mouchoir. Aucun magasin ne propose cette liste de naissance parce qu'elle ne s'achète pas, elle se donne.

Nos démesures n'ont pas attendues le Covid pour s'inviter dans nos vies.

Lorsque je plonge par la fenêtre de nos vieux, je me demande à partir de quand nous avons commencé à penser qu'un vieux c'était fragile au point que sa fragilité nous donnait le droit de le protéger du risque de vivre.

Y a un truc dont je ne vous ai pas parlé, j'adore me balader dans les cimetières, saluer les tombes et rire, avec ou sans les morts. Quand je marche dans les allées, je me demande toujours où sont les vivants ? La grille est fermée, et les tombes sont décorées de tant de mots et de témoignages que parfois nos morts n'auront jamais entendu de leur vivant. Comme si nous prenions moins de risque à être aimant et vulnérable quand l'autre n'est plus là pour le recevoir. Sur les tombes minérales, on dépose des fleurs, des fausses, des vraies, comme de vaines tentatives de replanter de la vie sur un sol que l'on a minéralisé. Les fleurs fanent et quand la nature pousse d'elle même, par quelques herbes folles, métaphores fleuries de la vie qui se faufile partout autour de nos morts, on l'arrache pour nettoyer les tombes. Des morts propres et aseptisés, alignés. Je n'ai jamais trouvé que la mort était triste ou inquiétante mais je me sens triste de voir nos morts si tristement mis à l'écart de nos vies. Je voudrais pas crever avant d'avoir vu des morts vivantes.

Quand je regarde toutes nos démesures, je me demande à quoi ressemblerait le monde si nous pouvions chaque jour transformer nos colères et nos révoltes, en actions souveraines, en petits pas merveilleux. Si nous pouvions célébrer chacune de nos incohérences, laisser pousser nos herbes folles, laisser les mamies faire et puis un peu chaque jour composer une liste de naissance à soi.

Bruno Biezunski •Comedien et Formateur•

Comédien Formateur 🗣Prise de parole en public🗣 👉🏼Développement personnel👍🏼 📢Théâtre Forum, auteur, médiateur et comédien👀 Ingénierie pédagogique🎯 🧠Biais Cognitifs🧠

2 ans

Merci Marie DUSAUTOIS pour ce beau voyage. Nous avons, au moins , un goût en commun ; celui de se balader dans les cimetières et d'y trouver un espace de vie, de rencontres et d'échanges.

Gilles Poirieux

Médiateur, Mentor, Conseil chez Kairose - Past President EVH et TADAM

3 ans

Socio-perceptive et poétique! 🙏👊

Anne-Sophie SAUVAGE

Sparring partner de dirigeants | Challenger, Energiser au service de l'impact

3 ans

Merci Marie DUSAUTOIS pour ces pensées écrites d’une plume légère, qui n’en sont pas moins profondes pour autant. On y sent un appel à réveiller notre humanité qui semble s’être endormie à force de chercher dans le consumérisme une issue à sa vulnérabilité.

Evanne Guerin ✨

Formatrice Professionnelle d'Adultes / E-formatrice (Indépendante) Management - Gestion de projet - Lean - Habilitations électriques

3 ans

Juste whaou ! Merci... Aurélie NICOLAS un beau cadeau d'anniversaire...😉

Frédéric DAVID

Fondateur/coordinateur de Demain-Vendée, le média qui inspire et donne envie d’agir

3 ans

Merci bcp pour ce regard... 🙏😀

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Marie Dusautois 💚

  • Grand témoin: Les métiers du domicile

    Grand témoin: Les métiers du domicile

    Marie Dusautois, Mardi 4 octobre 2022, Grand témoin de cette matinée intitulée organisée par ALDEV: Osez les métiers du…

    9 commentaires
  • 3 ans: Célébration !

    3 ans: Célébration !

    3 septembre 2022 ! Voilà 3 ans que je me suis lancée dans l'aventure de l’entreprenariat. Je ne vais pas allumer de…

    20 commentaires
  • Ce que je fais ne sert à rien...

    Ce que je fais ne sert à rien...

    Aujourd’hui, j’avais rendez-vous chez plusieurs personnes qui portent le nom de « dépendantes », de « clientes » ou «…

    18 commentaires
  • Nos fragiles...

    Nos fragiles...

    "Sans les arbres dans lesquels il joue, le vent resterait invisible" Christiane Singer Ce matin en m'éveillant, mes…

    8 commentaires
  • Jardiner les êtres humains en se préservant de toute monoculture infertile

    Jardiner les êtres humains en se préservant de toute monoculture infertile

    "La véritable éducation consiste à pousser les gens à penser par eux-même" Noam Chomsky Lundi matin, brume ensoleillée…

    16 commentaires
  • J'entends qu'on réfléchit à donner cours pendant les vacances de pâques...

    J'entends qu'on réfléchit à donner cours pendant les vacances de pâques...

    Texte de Benoît Coppée « J’entends qu’on réfléchit à donner cours pendant les vacances de Pâques, qu’on réfléchit à…

  • Des enfants connectés...

    Des enfants connectés...

    "(..

  • Les surdoués et les autres...Penser l'écart, JC Lattès

    Les surdoués et les autres...Penser l'écart, JC Lattès

    Je termine ma lecture de ce livre d'une finesse remarquable..

    1 commentaire
  • La bête humaine...

    La bête humaine...

    Septembre…Ce soir c’est la réunion de classe de mon petit humain de 10 ans…Quinze parents sont assis sagement à la…

Autres pages consultées

Explorer les sujets