L’importance d’enseigner les langues africaines à l’école. Quelques exemples convaincants à partir du Pulaar, ma langue maternelle
Un des sujets qui revient très souvent dans les débats entre universitaires, chercheurs et intellectuels africains, c’est la nécessité et l’urgence d’enseigner les langues africaines à l’école au même titre que celles héritées de la colonisation. Les grands traditionnalistes et linguistes comme le Kenyan Ngugi Wa Thiong’O, le malien Amadou Hampaté Ba, ou encore le grand historien sénégalais Cheikh Anta Diop et son disciple le congolais Théophile Obenga expriment un avis commun sur le sujet : les langues africaines doivent être mises dans les programmes scolaires parce qu’elles sont anciennes, véhiculent des images dans les mots exprimés et détiennent des connaissances et savoirs inexplorés que les chercheurs doivent prendre en compte. Pour illustrer leur argument que je partage pleinement, je vais apporter quelques exemples issus de la langue africaine que je connais le mieux, ma langue maternelle le pulaar, (appelé aussi fulfuldé, fulani, fula, felatta etc. et qui compte plus de 40 millions de locuteurs en Afrique).
Exemple 1 : Très imagée et métaphorique, la langue pulaar est scientifique dans plusieurs de ses mots car elle véhicule des choses qui sont aujourd’hui confirmées par la science. Si on prend le mot français sang (blood en anglais), étymologiquement ces mots ne nous enseignent pas grand-chose sur le mot en question sans que les scientifiques et les chercheurs nous expliquent. Il faut que ces derniers nous disent ce qu’est le sang, d’où il vient, etc.., alors qu’en pulaar, le mot ƴiƴam (qui signifie Sang) nous apprend beaucoup sur le sang. En effet le sang qui se dit en pulaar ƴiƴam est formé étymologiquement de deux mots ƴii qui est tiré du radical de ƴiiyal (l’os) et la terminaison yiam qui renvoie ndiyam (eau). Étymologiquement, ƴiƴam signifie, l’eau qui sort de l’os. Pendant longtemps les biologistes ne savaient pas que le sang est sécrété par la moelle osseuse et qu’il sortait des multiples trous de l’os visibles uniquement au microscope. Le sang n’est rien d’autre que de l’eau secrété par les os du corps humains qui va par la suite prendre la couleur rouge grâce aux globules rouges qui sont dans notre corps. Les globules rouges sont en effet de minuscules sacs, remplis d'un liquide coloré en rouge, appelé hémoglobine. La science a donc confirmé quelque chose qui est dit dans la langue pulaar depuis plus de 4000 ans.
Exemple 2 concerne la géographie
Quand le savant italien Galilée, né à Pise le 15 février 1564 et mort à Arcetri près de Florence le 8 janvier 1642, avait dit que la terre tourne, on l’a pris pour fou et il a été tué pour avoir affirmé et insisté en disant (pourtant c’est vrai, la terre tourne). C’est cela qui lui a valu la vie et la science lui donne raison aujourd’hui. Pourtant dans la langue pulaar explique qu’il y a un mouvement entre la terre et le soleil longtemps avant le savant italien. En effet, en pulaar, les noms utilisés pour désigner les quatre points cardinaux expliquent non seulement qu’il y a un mouvement et mieux elle nous apprend en même temps l’endroit par où le mouvement s’effectue. En pulaar, l’Est se Founnagué littéralement l’endroit où le soleil se lève. Beaucoup de langues aussi le disent comme le français avec le terme Levant, ce n’est pas cela le plus important. L’Ouest se dit Hirnagué, l’endroit où le soleil passe la soirée et se couche. Là encore d’autres langues le disent comme le terme Couchant en français. Cependant là où la langue pulaar a pris de l’avance c’est le mot Rewo qui vient du verbe rewde (suivre, passer par). Donc le pulaar nous apprend que dans ce mouvement est-ouest se fait obligatoirement par le Nord. Et cela est confirmé aujourd’hui par la science qui dit effectivement que le mouvement de la rotation de la terre sur elle-même et celui autour du soleil (la révolution) se font par le côté nord. Le pulaar est encore plus précis quand il nomme le Sud Worgo du verbe woradé, c’est-à-dire l’endroit où on évite de passer par, le chemin par lequel il est interdit de passer (en référence à mouvement). On voit bien que juste à travers les quatre points cardinaux : est, ouest, nord et sud) tels qu’ils sont désignés en pulaar, on apprend qu’il y a un mouvement entre le soleil et la terre. Si le pulaar ne précise pas lequel deux (soleil ou terre) effectue ce mouvement, dans un autre contexte, le pulaar dit que le soleil est une immense boule immobile qui donne lumière et vie à tout. Si le pulaar parle de mouvement entre la terre et le soleil et il dit encore que le soleil est immobile, fixe, donc cela signifie clairement que c’est la terre qui bouge, qui tourne à la fois sur elle et autour du soleil et non l’inverse. Et c’est cela que la recherche scientifique a confirmé et c’est cela que les élèves apprennent dans leur cours de géographie. Si les enfants africains apprenaient cela directement de leur langue comme le pulaar, il serait plus encore facile pour eux de comprendre les mouvements de rotation de la terre et de révolution de celle-ci et d’en saisir les conséquences notamment succession des jours et nous et succession des saisons.
Exemple 3 : Si on prend la religion, le pulaar a déjà montré l’importance d’un Dieu Être Suprême et Maître de tout à travers le mot Geno. Même s’il existait d’autres dieux qu’on pouvait vénérer, Geno (le Dieu Suprême) est au-dessus de tout. On peut aussi parler des 7 péchés capitaux à travers une expression qui est la façon la plus sacrée de jurer (harmidji am njedidi je le jure au nom des 7 péchés capitaux), expression qui est contenue dans le pulaar depuis plus de 4000 ans selon les historiens et spécialistes de cette langue. En effet, en pulaar, les 7 péchés capitaux renvoient à ce qu’il y a de plus sacré dans la vie en société, ce qui est inviolable, que toute la communauté doit respecter. Le strict respect des 7 péchés capitaux est le fondement social d’une vie respectueuse, harmonieuse, inclusive et paisible. Il est donc interdit à toute personne de violer un seul principe de ces 7 péchés capitaux. Ceci est repris par toutes les religions aujourd’hui alors que le pulaar l’a dit depuis au moins 4000 ans avant la naissance des religions dites révélées car il faut le rappeler l’homme est né en Afrique et les premières civilisations ont été développées en Afrique, c’est donc logique qu’il y ait en Afrique des langues beaucoup plus anciennes que les religions dites révélées (Judaïsme (3000 ans), Christianisme (un peu plus de 2000 ans) et Islam (environ 1700 ans).
Exemple 4 Si on prend les mathématiques et la biologie le terme pulaar Thiowal (cowal) qui signifie multiplication est un mot utilisé pour désigner la grossesse. Quand une femme est enceinte, on dit d’elle ko o thiowido du verbe sowadé (se multiplier). Cela signifie aussi que le ou les fœtus qu’elle porte en elle est (sont) considéré (s) comme un (des) être (s) humain (s) à part entière comme elle. Ce qui en donne le caractère sacré. Thiowal veut tout simplement dire multiplication, donc la femme peut porter un ou deux ou plusieurs. Les jumeaux (doublé, triplé, quadruplé, quintuplé etc.) sont inclus dans cette multiplication.
Exemple 5 : En linguistique, le pulaar est l’un des rares langues qui donne un genre à chaque mot et dont l’article ne précède pas le mot mais le suit. Par exemple en français c’est soit l’article « le » pour les choses au masculin et l’article « la » pour les choses au féminin. En anglais c’est l’article « the » pour le masculin et le féminin. Le pulaar quand à lui donne un genre à chaque chose. Par exemple un homme (Gorko o), une pierre (hayré nde), un arbre (lekki ki), etc. Quand on change la place de l’article et il précède le mot, l’article devient un démonstratif (o gorko cet homme, nde hayré cette pierre, ki lekki cet arbre). Comme on peut le constater, en pulaar, chaque mot, chaque chose a son genre qui lui est propre et ce n’est pas nous qui décidons si cette chose est masculine ou féminine car il n’y a pas dans la vie et dans l’univers que le masculin et le féminin.
On peut encore multiplier les exemples et les spécialistes de la langue pulaar pourront apporter beaucoup plus.
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Juste pour dire que l’Afrique en mouvement, l’Afrique qui se cherche et qui veut reconstruire son identité et s’inspirer des choses laissées par les anciens, n’a pas le choix que de mettre les langues dans les programmes et curricula scolaires. Pendant les colonisations notamment arabo musulmane et européenne les connaissances, les sciences et savoir africains ont été diabolisés, relégués au rang de folklore. C’est là l’origine de la perte de nos savoirs et aspects civilisationnels. Et c’est une des nombreuses stratégies qu’utilisent les colonisateurs partout où ils sont allés : ils ont systématiquement nié le savoir et la culture des autres, diabolisé leurs pratiques et coutumes, et affirmé que les gens qu’ils ont dominé - par le seul fait des armes à feu- étaient des sauvages qui couraient nus dans la nature. C’est cela que les colonisateurs et ont enseigné non seulement chez eux mais aussi dans les colonies où les autorités dans la plupart des cas n’ont fait que reprendre les livres et documents laissés par les vainqueurs. Depuis plusieurs des siècles maintenant c’est ce savoir construit par le monde dominant qui est devenu la norme, la vérité, car comme le dit un proverbe africain « un mensonge répété plusieurs fois devient vérité ». Il faudra donc fixer ce problème, sinon aucune libération mentale, psychologique et aucune affirmation identitaire, culturelle, civilisationnelle et aucun développement politique, économique et social ne sont possibles dans cette Afrique qui a connu plusieurs interruptions dans son processus civilisationnel.
Petite anecdote : J’ai fait mes études primaire, secondaire et mes premières années d’université au Sénégal, j’ai étudié tout en français, la langue du colonisateur. Arrivé en classe de 6e j’ai suivi des cours en anglais, appris à lire et parler cette langue jusqu’en terminale (7ans), en classe de seconde j’ai appris le portugais (comme option 2e langue parmi l’espagnol, le russe, l’italien, allemand, etc. des langues étaient toutes enseignées dans mon lycée au Sénégal) jusqu’en classe de terminale (3 ans) et je sais lire, écrire et parler dans ces trois langues européennes, mais à aucun moment de mon parcours scolaire et universitaire je n’ai eu l’opportunité d’apprendre ma langue maternelle le pulaar dans le système éducatif sénégalais. Je n’ai jamais appris le wolof, la langue la plus parlée au Sénégal ni le mandingue (malinké, bambara, dioulas, socé, etc.), le haoussa, le lingala ou le yoruba qui sont des langues régionales parlées dans plusieurs pays et parfois par plus de 60 millions de personnes. Comment est-ce possible que les Africains aiment l’Afrique, s’aiment entre eux et soient fiers de ce qu’ils sont si on leur prive de ce qu’ils ont le plus précieux, intime, profond et expressif, si on leur dit que leurs langues, cultures et civilisations ne valent rien et on les fait aimer seulement les langues, cultures et civilisations des autres. Je pense que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de nos dirigeants notamment les ministres chargés de l’éducation de nos jeunes dans les pays africains post coloniaux.
Il ne s’agit pas pour moi de demander d’arrêter d’apprendre les langues européennes en Afrique, ce serait une erreur, car ces langues européennes sont aussi les nôtres à cause de la longue histoire que nous avons avec l’Europe. En outre, le savoir que véhiculent les langues européennes peut nous être encore utile surtout si on y ajoute nos connaissances et savoirs ancestraux et qu’on les connecte et modernise ensemble. Ce qu’il est difficile de comprendre et d’accepter c’est pourquoi nos États ne prennent pas de décisions consistant à dire que désormais nous allons apprendre nos langues et pour ce faire : chaque région ou ethnie enseignera dès la maternelle sa langue à l’école pendant que les enfants apprennent aussi en français, l’anglais ou le portugais dépendamment de quel pays ils sont et cela doit continuer jusqu’à la fin du secondaire (13 ans), dans mon cas ce serait le pulaar. Arrivé en classe de 6e quand on impose d’apprendre une langue vivante 1 à savoir l’anglais pour les pays non anglophones, parce que l’anglais est la langue la plus parlée géographiquement dans le monde, on doit aussi en classe de 6e donner la chance à chaque citoyen et citoyenne du pays d’apprendre la langue la plus parlée dans son pays et dans mon cas ça devait être le wolof et cela va continuer de la 6e à la terminale (donc pendant au moins 7 ans). Et enfin arrivé en classe seconde quand on donne la chance d’apprendre une autre langue européenne langue vivante 2 comme l’espagnol, le portugais, le russe, l’italien, l’arabe, l’allemand etc., on doit donner la chance aux jeunes africains d’apprendre une langue continentale de l’Afrique et j’aurai choisi le mandingue, une énorme langue africaine héritée de l’empire du Mali, un État précolonial qui regroupait plus de 10 pays ouest-africains actuels dont l’intégralité du Sénégal. En effet, il y a en Afrique des langues parlées dans plus de 10, 15 et même 20 pays en Afrique comme le mandingue (bambara, malinké, dioula, etc.), le haoussa, le yoruba, le lingala, le swahili, le peul (pulaar, fulfuldé, fula, fellata, fulani, etc). Ces langues apporteront sans aucun doute des connaissances et savoirs techniques, scientifiques, culturelles de l’Afrique pour les Africains et par les Africains. Ces connaissances et savoirs s’ajouteront à ceux que le monde extérieur nous a transmis et c’est cela qui fera la différence pour l’Afrique de ce 21e siècle. C’est ce que plusieurs pays asiatiques ont compris au siècle précédent et se sont asiatisés par leurs langues, les cultures, le savoir etc. Le Vietnam, le Cambodge et le Laos étaient des colonies françaises (ancienne Indochine France de 1858 à 1954) mais se sont asiatisés et on a vu les résultats que cela a produit pour leur identité, civilisation, culture et développement. Les Chinois, Indiens, Indonésiens, Turcs, etc. parlent, écrivent et enseignement dans leurs langues plus que jamais aujourd’hui mais cela ne veut pas dire que ces pays ont abandonné définitivement les langues extérieures comme l’anglais qu’ils utilisent pour bien communiquer avec le monde et le comprendre.
Pour terminer, rappelons qu’avant 17e siècle en France si on voulait écrire en français et non en latin, c’était un risque d’incompréhension par rapport au système qui avait imposé le latin comme seul et unique langue d’écriture. Quand René Descartes a écrit en 1637 son fameux Discours de la Méthode, c’était en latin et le livre est traduit en français longtemps après sa mort. Qui d’ailleurs ne connait pas sa célèbre formule « Cogito, ergo sum » est une locution latine signifiant « Je pense, donc je suis », tirée de la version originale de son livre en latin. Du temps de Descartes, le latin était la langue de référence universelle pour la France et le monde occidental et si on écrivait dans les langues du pays ce n’était pas valorisé, car ces langues étaient considérées comme vernaculaires comme le sont aujourd’hui les langues africaines.
Vivement que les langues africaines sont enseignées dans les écoles en Afrique de la première année d’études au diplôme le plus élevé.
J’en profite pour féliciter le grand intellectuel et panafricaniste sénégalais Felwin Sarr qui va incessamment sortir son nouveau roman en langue wolof.
L’écriture est née en Afrique et si vous voulez en savoir plus, je vous recommande ce documentaire où de grands spécialistes le disent clairement : https://fb.watch/hO0NITYuOk/
Bonne et heureuse année 2023.
Professeur de philosophie et Doctorant en Science Politique.
2 ansQuel magnifique article !