L'innovation à l'heure des enjeux climatiques

L'innovation à l'heure des enjeux climatiques

Propos recueillis par Jean-Christophe BAJOIT - Consultant en stratégie de l'innovation chez Absiskey

Qui êtes-vous ? Que faites-vous ?

Je m'appelle Charles PORETZ, je suis le fondateur de Cyclez, entreprise que j'ai créée en 2013, dont la vocation est de mettre en place des solutions vélos dans les entreprises pour les salariés. Cela couvre un périmètre assez large de situations qui vont du vélo partage, au vélo intra-sites, au domicile-travail. Dans certains cas, les vélos sont mis au service des salariés par les entreprises et, dans d'autres, les salariés achètent eux-mêmes des vélos cofinancés par l'entreprise à travers différents dispositifs. Nous proposons également plusieurs services, notamment liés à la sécurité des déplacements, l'entretien, l'assurance, etc.

Nous sommes une jeune entreprise de 8 ans qui atteint sa maturité à la faveur d'un marché qui ne se limite plus, désormais, aux seuls connaisseurs ! L'épidémie de coronavirus que nous connaissons actuellement joue évidemment une part dans cette accélération du marché. Les entreprises y voyant un moyen de permettre à leurs salariés de ne plus prendre la voiture, ni le métro.

Ce mouvement vient-il plutôt des entreprises ou des salariés ?

Le mouvement est double, d'une part on constate un nombre croissant de cyclistes dans toutes les entreprises, réalité que l’entreprise n’a pas choisie mais à laquelle elle doit s’adapter, tant sur le plan des infrastructures d'accueil, des services et des enjeux de formation. Je précise que, contrairement à ce que beaucoup d'employeurs pensent, le risque d'accident de trajet est très largement couvert. La loi Badinter de 1987 assure un droit d'indemnisation et de non-responsabilité du cycliste, quelles que soient les circonstances. Le cycliste est implicitement assuré pour lui-même et vis à vis des tiers sans avoir à faire quoi que ce soit. De plus, par aversion au risque, beaucoup d'entreprises mettent en place une assurance complémentaire et se retrouvent de fait, sur couvertes !

Dans quel état d’esprit général vous trouvez-vous actuellement ?

En ce qui concerne mon activité, mon état d'esprit est celui d'avant la crise sanitaire à ceci près que ma conviction est renforcée sur le fait que le vélo est une solution très efficace pour effectuer de nombreux types de trajets. Ce n’est pas la solution unique, mais j'aimerais qu'elle soit considérée comme un moyen de déplacement parmi d’autres et pas uniquement comme un loisir, comme l'accessoire de la sortie du dimanche. Le vélo ne peut pas être utilisé par tous, tout le temps. C'est un moyen qui doit s'adapter aux circonstances, aux envies, aux capacités des usagers. Une personne qui n'est pas à l'aise à vélo ne doit pas faire du vélo.

En ce qui concerne les enjeux climatiques, chacun de nous est en responsabilité personnelle et professionnelle d’agir. Nous avons tous notre part à faire et la mienne est d'agir pour le déploiement du vélo car c’est ma passion et que je veux faire bouger les lignes en matière de déplacements. Il faut qu'on arrête de prendre la voiture seul pour faire 3 km ! Cela n'a aucun sens. J’ai des proches qui prennent leur voiture de fonction pour aller au travail à 5 km de chez eux et donc la déplacer d'un parking à l'autre pour effectuer 10 km par jour ! C’est une aberration totale.

A ce titre, je suis en train de changer les statuts de Cyclez pour qu'elle soit désormais une entreprise à mission. C'est une très grande entreprise qui m'a inspiré cette démarche. En effet, le Groupe Danone a entrepris ce saut symbolique pour marquer son engagement à participer à l’amélioration de la société en général. C’est impactant car la vocation affichée n’est plus uniquement de gagner de l’argent, mais aussi de contribuer à un développement durable, soutenable. Ils s’obligent statutairement à faire respecter ces options à leurs fournisseurs. Et comme, c’est mon état d'esprit depuis que j'ai créé Cyclez, j'ai décidé de l'officialiser et de l’inscrire dans le marbre.

"Au début du 20ème siècle, les scientifiques disaient : il n'y a plus rien à découvrir, on a tout découvert..."

Quelle définition donnez-vous à l’innovation ?

Un état d’esprit et des méthodes mais pas forcément très structurées. Pour moi, c'est avant tout une posture qui est de ne rien considéré comme acquis, jamais. Si tu n’es pas capable d’adopter cette posture, tu ne peux pas innover ! Au début du 20ème siècle, les scientifiques disaient : il n'y a plus rien à découvrir, on a tout découvert...en 1915, Einstein a publié des articles qui ont révolutionné le monde ! Un peu plus tard, Thomas J. Watson, le fondateur d'IBM, même s'il pensait que personne ne s'en servirait, a inventé la machine à écrire... Je pense qu'il faut reconsidérer les choses de façon permanente, de façon dynamique. J'ai la manie de sans cesse remettre en cause les choses.

Sur le plan de la méthode, j’ai coutume de dire : si tu as une idée, ne vas surtout pas sur Google ! C’est souvent le premier réflexe, mais à partir de ce moment-là l'idée est morte, la capacité à imaginer, à se projeter, disparaît ! A partir de là, on se met à agir à travers une trame formatée et on perd 95% de la valeur. Penser "out of the box", c’est aller sur le terrain, aller dans les bois, faire du vélo, faire la fête, etc. L’innovation est alimentée par des éléments de "serendipity" : tu fais quelque chose et tu découvres autre chose. Tu répares le robinet et tu découvres la mécanique des fluides.

Elon Musk est un adepte emblématique de ce cheminement. Il crée des choses tous azimuts. Ce mec est dingue ! Il crée un lance flamme. Il crée des tas de choses mais il n'est à l'usine qu'après ! L’innovation ne doit pas être trop encadrée, elle doit surgir de la confrontation du réel et de l'esprit, elle ne doit pas surgir que du rationnel mais aussi et surtout de l'émotionnel. L'innovateur se confronte au réel avec son corps et la totalité de son être. Einstein, par exemple, a posé ses grandes idées révolutionnaires à partir d'expériences de pensées qu'il a d'abord mises en scène dans son esprit presque comme un artisan.

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Je vais vous faire une confidence. J’adore faire la vaisselle ! J’ai abandonné le lave-vaisselle quand il est tombé en panne. Et je me suis aperçu qu'en faisant des choses avec mes mains, en étant au contact du liquide, cela créait une sorte de cheminement inconscient de ma pensée. Un innovateur pour moi c'est quelqu'un qui s'assoit au bord d'une rivière, qui met les pieds dans l'eau, il pense à tout et à rien et d'un coup il va découvrir comment créer le mouvement perpétuel. Le deuxième plus grand génie de l'humanité, Léonard de Vinci, disait que son métier était observateur de la nature ! Il ne se considérait pas comme un génie mais comme un contemplateur ayant une capacité extraordinaire à se plonger dans le réel pour s'en s'inspirer.

Je fais souvent du vélo et il m'arrive régulièrement, au bout de 2h d'effort et de sécrétion d'endorphine, d'avoir le cerveau dans un état de conscience altéré et que ma pensée commence à flotter. Je ne cherche pas à la retenir et des idées me traversent mais je les oublie. J'ai bien imaginé les enregistrer mais cela ne fonctionne pas car ce phénomène s'apparente à un rêve que l'on voudrait retenir en se réveillant. C'est le réveil qui le fait disparaître comme cette pensée fuguasse que l'on ne parvient pas à mémoriser.

J'ai lu un livre incroyable qui s'intitule "L’invention de la mémoire" d'Israël Rosenfield paru en 1994. Il nous explique que la mémoire n’existe pas, que notre cerveau recrée en permanence des souvenirs à travers un processus complexe. Il dit qu'on n'exhume pas d'un espace mémoire une information enregistrée, mais que la mémoire est un abus de langage et que des connexions mentales, électriques, chimiques reconstruisent le souvenir en fonction des circonstances où le celui-ci est activé ! 

Que vous inspire ce qu’il est commun d’appeler la transformation digitale des entreprises ?

Depuis peu de temps, j'ai une défiance croissante envers la digitalisation au sens large car derrière ce terme, je redoute l’abrutissement du cerveau humain. On se retrouve formaté au-delà du nécessaire et cela tue le cheminement que j'ai décrit plus haut. Cela ne repose finalement que sur des "zéros" et des "uns", sur une logique binaire. Je privilégie l'intelligence humaine à l'intelligence artificielle mais je crains que cette dernière ne finisse par contrôler la première.

On délègue à des applications, des choses essentielles. On débranche nos cerveaux. Combien de fois on utilise le GPS pour emprunter un itinéraire qu'on connait pourtant par cœur ? On tue progressivement l’initiative. On fait confiance au système qui ne se trompe pas alors que toi tu peux te tromper. Je préfère pouvoir me tromper. Le voyage commence quand on se perd...

"Apprenez à raisonner par vous-même et questionnez-vous en permanence sur tout ! Pensez par vous-même !"


Mais si on considère le côté pratique de certains outils digitaux qui permettent de se déplacer grâce à différents moyens de transport et réduire ainsi l'empreinte carbone, n'êtes-vous pas favorable à la technologie ?

Le diable revêt de nombreuses apparences souvent très belles. Bien sûr on est tenté de dire oui à cette approche. Mais si on pousse un peu plus le raisonnement, vers quoi cela nous conduit-il ? A quel moment, dans ce processus, va-t-on vraiment perdre notre capacité à penser ?

Le risque d'aboutir à une société du contrôle total, comme en Chine, nous guette. C’est sûr que le digital est un jouet extraordinaire. Mais ce truc magique a un pouvoir sur nous qui est dangereux, c’est pratique mais on peut vivre sans. Nous sommes tous esclaves de notre smartphone. Je le suis et malgré cette crainte je reconnais que j'aurais beaucoup de mal à m'en défaire. Ce questionnement nous renvoie à la dialectique du progrès. Si on l’accepte sans conscience, il nous précipite vers l’inconnu. Il n’y a pas d’intention du progrès mais une force qui le rend dangereux.

C'est pourquoi, on ne peut pas répondre de façon simple à la question du bienfait de la transformation digitale totale. Ma seule recommandation, en tout cas celle que je formule à mes enfants, est : Apprenez à raisonner par vous-même et questionnez-vous en permanence et sur tout ! Pensez par vous-même !

Êtes-vous favorable à l’introduction de la 5G ? oui/non Pourquoi ?

Je vois l’intérêt mais ça nous mène vers quoi ? En avons-nous besoin ? Est-ce qu’on maîtrise la technologie ? On n’en sait rien ? Je n’ai pas non plus tout compris aux enjeux politiques. Je ne suis pas compétent pour répondre à la question.

Que vous inspirent les sujets suivants ?

  • Biomimétisme : la première de ses vertus est qu'il conduit à l’observation. Mais encore une fois, pour quel objectif ? Pour faire quoi ? Copier les chemins que la nature a mis des milliards d’années à découvrir, a du sens si c’est pour apporter une solution à un vrai problème. Si c’est pour faire un avion qui va plus vite non !
"Le low tech c'est apporter une solution très simple à des problèmes complexes."
  • Low tech : C'est le corolaire du raisonnement à propos du numérique, et le vélo en est un bon exemple, le low tech c'est apporter une solution très simple à des problèmes complexes. Son seul défaut est justement d'être souvent beaucoup trop simple et pour beaucoup simple signifie simpliste. En ce qui me concerne, je n’ai pas changé mon lave-vaisselle et plus personne à la maison n’y pense aujourd’hui. Savon, éponge, bassine et en plus je ne passe plus à côté des bonnes idées que j'ai en faisant la vaisselle !

Pierre Rabhi, écrivain algérien, philosophe et agriculteur a écrit "Vers la sobriété heureuse". Dans ce livre, il prône une forme de simplicité dans tout au quotidien. De quoi avons-nous besoin pour être heureux ? Avoir des enfants, des amis. A quoi ça sert d'avoir un milliard de dollars ? Est-ce que ça rend heureux ?

Parlons de Cyclez. Votre entreprise fait partie du consortium choisi par IDF Mobilités pour porter l'offre Véligo de location en longue durée de Vélos à Assistance Électrique en Île-de-France. Comment cette aventure a-t-elle débuté ?

Je suis très fier de faire partie de ce projet. Mon ambition, comme je le disais précédemment, est de faire évoluer la mobilité et Véligo y participe totalement. Malgré la taille modeste de Cyclez, nous y sommes associés et acteurs engagés parce que nous sommes intervenus dès l'origine du concept même du dispositif. A l'époque le STIF avait initié une réflexion impliquant quelques experts dont je faisais partie pour identifier un dispositif pertinent face à Vélib'. J’ai proposé un dispositif « VaaS » (Vélo as a Service) dont certains aspects se retrouvent dans le dispositif Véligo

Quand le STIF s’est ensuite manifesté pour donner corps au projet, j’ai proposé à mon partenaire le Groupe La Poste, d'y participer. Nous avons alors co-construit le projet auprès du STIF. Lorsque l'appel d'offre a été publié, comme nous étions très engagés dans ce projet, La Poste nous a ouvert les portes d'un groupement où figuraient également Transdev et Velogik et nous avons gagné ensemble.

Quel est votre rôle au sein de ce projet !?

Aujourd'hui, le rôle de Cyclez au quotidien est de participer aux orientations stratégiques à l'occasion d'un comité trimestriel. J'y ai un rôle d'associé et ensuite, j'ai un rôle opérationnel, dans l’axe de cyclez, c'est à dire le déploiement du dispositif auprès des entreprises. Nous organisons des roadshows et expliquons comment le dispositif peut s'intégrer à leur PDM.

Combien de "Véligo" sont aujourd'hui en service ?

Le marché a démarré par une commande de 10 000 vélos en 2019. Une première option de 5000 vélos supplémentaires va être mise en service d'ici le mois de septembre auxquels viendront s'ajouter 500 cargos. La deuxième option de 5000 vélos devrait être activée en 2021.

Pour conclure, quel conseil donneriez-vous aux futurs.es innovateurs.rices ?

Si vous parlez d'Elon Musk, c'est moi qui écouterai ses conseils...Mais après tout, je lui dirais : "vas faire du vélo" pour toutes les raisons que j’ai évoquées plus haut !

Benoît TROUVE

Fondateur de MIDIPILE, Ingénieur Mobilité et Énergétique 🚴 Voyageur au long cours🌏 Associé chez Time for the Planet

4 ans

"La méditation sur le vélo..." c'est l'outil secret des créatifs ! A moins que ce soit la vaisselle ? Soyons honnêtes: on ne peut tout confier au digital. Le hardware devra toujours exister et le sens critique aussi !

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