LMA#13 — L’évolution du système carcéral aux Etats-Unis (1/2)
Entre “Orange is the new black” et “Prison break”
Dans la ville de Philadelphie, première capitale des Etats-Unis, se trouve Eastern State Penitentiary. Cet établissement pénitentiaire reçut son premier prisonnier en 1829 et arrêta son activité en 1970. Il est ouvert à la visite depuis 1994. Son histoire est très riche et sa muséographie, comme souvent aux E.-U., tout autant. Elle propose en effet une plongée assez glaçante dans l’évolution récente du monde carcéral du pays. Cet article s’inspire notamment de ce musée et ses expositions.
Eastern State Penitentiary : la petite histoire dans la grande
A son origine, une association humaniste, prolongement direct du siècle des Lumières : the Philadelphia Society for Alleviating the Miseries of Public Prisons (la Société de Philadelphie pour l’allègement des problèmes des prisons publiques), à laquelle se joint Benjamin Franklin en 1787. Leur réflexion se base sur le principe fondateur que le criminel agit en conséquence de son environnement. La solution avancée est donc l’isolement qui doit amener le prisonnier aux regrets et à la pénitence. C’est la naissance du terme “pénitencier”. Un mini pénitencier expérimental est créé, qui permet au groupe de finalement réunir les fonds pour la création de cet établissement particulièrement innovant trente ans plus tard.
Ce bâtiment est en effet innovant à plus d’un titre :
D’abord, en termes de fonctionnement, car on parle d’un isolement total : non seulement le contact physique mais aussi la communication sont rendus impossibles entre les prisonniers comme avec les gardiens . L’épaisseur des murs absorbe les bruits et les prisonniers doivent porter un masque les empêchant de parler lorsqu’ils sortent individuellement en promenade. Il faut rappeler qu’on partait d’un tout autre extrême : les prisonniers de tous âges, sexes et raisons d’incarcération étaient mélangés et retenus tous ensemble dans des conditions absolument indignes. On passe avec l’ESP d’un extrême à l’autre.
Mais aussi innovant techniquement : on a là, début 19ème, un système avant-gardiste de plomberie, d’évacuation des eaux et de chauffage central des 450 cellules individuelles !
L’établissement reçoit la visite de dignitaires du monde entier : Lafayette y vient pendant sa construction, puis Tocqueville s’y rend en 1831 pour étudier son fonctionnement.
Ce nouveau modèle de prison va, de fait, servir de modèle pour les nouvelles prisons européennes.
Pourtant, son coût, sans parler de son empreinte foncière, est exorbitant : c’est l’un des bâtiment les plus coûteux de son temps aux E.-U..
Pourtant, cet isolement drastique suscite rapidement des doutes. Charles Dickens en 1842 parle après sa visite de système “cruel et mauvais”. Petit à petit le principe d’isolement est enfreint pour être officiellement abandonné en 1913. Il semblerait qu’un certain humanisme soit resté dans l’ADN du lieu. De là à prendre pour argent comptant la description par un journaliste de la cellule d’Al Capone pendant son séjour de 1929–30 : “la chambre entière baignait dans la lumière diffuse d’une lampe posée sur un bureau poli (…) des tableaux de goût (…) les accords d’une valse émis par un récepteur radio puissant et de belle facture”… On est sur la romance complète.
Pourtant, les évasions et rebellions y sont aussi possibles.
1970 voit donc la fin de cet établissement modèle et le début d’une utilisation opportuniste du bâtiment. Il manque d’être rasé mais la ville de Philadelphie le rachète à l’Etat de Pennsylvanie en 1980.
C’est à cette même époque que le système judiciaire et carcéral américain subit de profondes transformations.
Il y a de manière générale une demande de la part de la nation américaine pour plus de fermeté face à une criminalité en augmentation, notamment quant au trafic et à l’usage des drogues. La réforme se joue à plusieurs niveaux.
Une première phase intervient dans les années 70, début 80. Jusque là, une grande liberté était laissée aux juges quant au choix et à la durée de la peine. Des groupes d’avocats notamment se prononcent en faveur d’une uniformisation des peines en fonction des crimes commis, d’une part pour diminuer les injustices de traitement envers les noirs, d’autre part en espérant qu’une plus grande fermeté sur les peines pourrait favoriser l’abolition de la peine de mort. Une “grille” est donc définie au niveau fédéral, mais qui va avoir pour conséquence directe une augmentation moyenne très forte des peines, que ce soit les peines d’emprisonnement comme leur durée. Durant les dernières décennies, la probabilité de terminer en prison suite à une interpellation a plus que doublé. Ce n’est pas dû à une gravité supérieure des délits, mais à des condamnations de plus en plus fortes pour un même délit.
Dans les années 80 jusque mi-90, de nouvelles lois sont votées pour démontrer cette volonté de fermeté, “tough on crime”. D’une part les lois “three-strikes” sur la récidive, adoptées par certains Etats, définissent qu’en cas de 1ère récidive, la peine est alors multipliée par 2 ; en cas de 2ème récidive (3ème conviction), la peine d’enfermement est au minimum de 25 ans, voire à vie. Pour bien comprendre la radicalité de ces lois, il faut savoir que les 2ème et 3ème infractions peuvent être une “simple” consommation de drogue ou le fait de n’avoir pas respecté à la lettre les termes de sa libération sur parole, on ne parle pas forcément de violence.
En parallèle, sont mises en place les lois “truth-in-sentencing” pour s’assurer que les peines affligées étaient effectivement réalisées. Ainsi, la majorité des Etats votent pour qu’un minimum de 85% de la peine soit effectivement réalisée avant d’envisager une liberté sur parole. 34 états ont carrément aboli la libération sur parole depuis 1970. Ci-dessous, les statistiques du Bureau of Justice indiquent qu’en 1997 par exemple, 34,5% des admissions en prison d’Etat étaient dues à des infractions à la liberté sur parole. Vous allez en prison, ne passez pas par la case (nouveau) départ.
En 1980, 41.000 personnes étaient en prison pour des infractions liées aux drogues. En 2014, ils étaient presque 500.000. En 1984, il y avait 34 000 américains en prison à vie. En 2012, ils étaient 160 000, soit 1 prisonnier sur 9.
Une autre tendance qui a marqué les années 90 est le “In-School Policing”, la mise en place de policiers à l’intérieur des écoles, en capacité d’intervenir. Cela s’inscrit dans la politique de “Tolérance Zéro” qui veut limiter la violence grandissante au sein des écoles. Le résultat ne se fait pas attendre : une augmentation très importante des suspensions pour quelques jours, expulsions définitives et arrestations, pour des comportements qui jusqu’alors avaient été considérés pénibles mais pas dangereux. Or, le risque d’addiction et de décrochage scolaire est démultiplié pour les étudiants suspendus ou expulsés de l’école. Ces derniers ont 3 fois plus de risque d’être en contact avec le système judiciaire pour mineurs. A noter que les étudiants noirs ont 3 fois plus de risque d’être suspendus et 4 fois plus d’être expulsés que les étudiants blancs.
©MiamiHerald
Si on lui donne parfois une importance disproportionnée, l’arrivée du privé dans l’univers carcéral n’en reste pas moins un autre élément à prendre en compte. En 1984, le Tennessee signait avec Corrections Corporation of America (renommé depuis Core Civic) un contrat pour qu’ils administrent un centre pénitentiaire. Ils ouvraient la route. De 1990 à 2014, le nombre de prisonniers retenus dans les pénitenciers privés est passé de 7700 à 131000, soit plus de 1600% de croissance. Cela ne représente toujours que 8% de la population carcérale dont pour moitié des immigrants en attente de statut. L’objectif du Tennessee était à l’origine de diminuer les coûts. Les recherches sur le sujet n’ont pas permis de trancher si l’effet escompté s’était réalisé. Par contre, il est clairement montré que CCA a une action de lobbying en faveur du maintien d’une incarcération massive, notamment en matière d’immigration.
©theBusinessofDetention
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Quels sont les effets de ces évolutions drastiques ? Suite dans la LMA#14