LMA#14 — L’évolution du système carcéral aux Etats-Unis (2/2)
D’Eastern State Penitentiary à Orange is the New Black : la situation aujourd’hui
Dans la LMA#13, je vous parlais d’Eastern State Penitenciary, cette prison “innovante” ouverte en 1830 à Philadelphie, ainsi que des évolutions récentes qui ont conduit en trois décennies à un changement radical du paysage carcéral aux Etats-Unis. Je vous propose dans cette article un état des lieux de la situation aujourd'hui et ses enjeux.
Les Etats-Unis ont le plus fort pourcentage de leur population en prison que toute autre nation, et de loin. 2,2 millions de citoyens, soit 1 citoyen sur 150.
Soit 7 fois plus qu'en France.
Le coût de cette incarcération massive a logiquement explosé et est le plus onéreux au monde : de 12 milliards USD (ajusté en fonction de l’inflation) en 1971, il atteignait 81 milliards USD en 2012.
Comme toujours, la disparité entre Etats américains ainsi que la répartition des responsabilités ne facilitent pas la “big picture” : prisons locales (county), prisons d’Etat, prisons fédérales, prisons pour immigrants illégaux, prisons pour mineurs, prisons militaires, prisons publiques et prisons sous contrat… Ce à quoi s’ajoute la répartition entre “jail” et “prison”.
Par définition, les prisons accueillent les prisonniers écopant de peines supérieures à 1 an. Les jails sont majoritairement des prisons au niveau local et sont dédiées aux peines inférieures à 1 an d’une part, mais sont occupées d’autre part à 65% par des personnes en attente de procès, soit 550.000 personnes incarcérées préventivement.
Chiffre énorme lié au principe de “bail” (caution) en place dans la majorité des Etats : une personne en attente de jugement est la plupart du temps libérée sous caution. Cependant, faute de pouvoir présenter cette caution, elle reste incarcérée préventivement. Cela induit très logiquement un biais de traitement en fonction du niveau économique du prévenu et, dans les faits, un biais racial au détriment des populations noires et immigrées.
Les études montrent aussi du doigt le cercle vicieux du point d’entrée par le “misdeamenor”, par définition une infraction pour laquelle une peine de moins d’un an est demandée. Ces infractions conduisent en prison les autres 35% occupants des “jails”. On peut passer par la case “jail”, souvent pour une durée très courte, pour une infraction aussi minime que de ne pas traverser sur les passages piétons (attention les Français !) ou s’assoir sur un trottoir. Egalement, le principe de “parole” (libération sur parole) contient souvent des contraintes techniques lourdes qui, si enfreintes, reconduisent directement en prison. Or, rappelez-vous la three-strikes policy : une fois que vous avez mis un pied en prison, l’engrenage se met en route.
A noter que le droit à un “appointed counsel” (avocat commis d’office) gratuit, clairement défini dans la Constitution, est en fait régulièrement bafoué par certains Etats. Il existe des motifs, comme le fait pour le procureur de ne pas demander de peine de prison, qui peuvent permettre au juge de refuser la présence de l’avocat commis d’office. Certains Etats imposent également des frais minimum de 50$, dissuasifs pour certains prévenus qui se défendent donc avec les moyens du bord.
Entre alors en jeu le principe du “plaider coupable” dont nous avons tous entendu parler, ne serait-ce que par les films et les séries ! L’accusé (notamment celui sans Counsel) est convaincu de plaider coupable afin d’éviter (à lui comme à l’Etat) la peine de prison.
En tant que “déclaré coupable” (même s’il ne l’est pas dans les faits), il ressort avec un “criminal record” (casier judiciaire) avec des conséquences collatérales peu connues ou sous-estimées, notamment et selon les Etats, l’incapacité de voter (voir plus bas), l’impossibilité d’accéder à certains emplois mais aussi l’interdiction de bénéficier de bourses scolaires.
La disparité des lois par Etat rend difficile la connaissance des conséquences collatérales pour tout un chacun, à tel point qu’un projet fédéral a mandaté en 2012 l’American Bar Association (le Barreau américain) pour les lister. Ils ont ainsi créé le National Inventory of Collateral Consequences of Conviction. Prison Policy Initiative a calculé que 77 millions de personnes aux Etats-Unis ont un casier judiciaire. Il est par ailleurs beaucoup plus facilement accessibles au grand public aux Etats-Unis qu’en France. Les “background checks” sont réalisés dans de très nombreuses occasions. Si ces vérifications sont sans aucun doute salvatrices dans certaines situations, elles peuvent empêcher complètement la réinsertion d’anciens détenus.
Il faut se rappeler par ailleurs que le système judiciaire américain est composé de personnes élues, qui font campagne (voir LMA#7) : juge, attorney, sheriff notamment. Avec le biais que cela représente, notamment lorsque l’on veut être réélu.
Les spécificités
La peine de mort. La Cour Suprême avait supprimé la peine de mort en 1971, 9 ans avant la France, la déclarant inconstitutionnelle. Cela ne dura que 4 ans. Elle faisait marche arrière dès 1976 et les exécutions reprenaient de plus belle en 1977 pour atteindre un pic en 1999 avec 98 exécutions. Le nombre annuel d’exécutions a continuellement baissé depuis jusqu’à atteindre son plus petit nombre, 15, en 2020. En 2002, la Cour Suprême interdisait la peine de mort pour les condamnés ayant un “retard mental”. En 2005, elle supprimait la peine de mort pour les condamnés ayant moins de 18 ans au moment des faits. Depuis 1976, 226 peines de mort avaient été requises à l’encontre de mineurs et 22 d’entre eux ont été exécutés. A noter que l’emprisonnement à vie sans possibilité de libération anticipée était appliqué aux condamnés ayant moins de 18 ans au moment des faits jusqu’à la très récente décision de 2012 de la Cour Suprême. Il reste que cette peine peut toujours être imposée s’il est déterminé que le condamné est “en incapacité de réhabilitation”. Je vous laisse méditer là-dessus. Voir la LMA#13 pour plus de détails sur le "Lifetime sentencing".
Aucune étude sérieuse n’a montré l’efficacité du risque de la peine de mort pour décourager quelqu’un de perpétrer un crime. Dans la majorité des cas, les crimes ne sont pas prémédités. Il n’y a aucune corrélation, Etat par Etat, entre le taux de criminalité et le risque de peine capitale ; les plus forts taux de criminalité se trouvent généralement dans les Etats où sont réalisées le plus d’exécutions.
Enfin on ne peut ignorer les nombreux cas d'erreur judiciaire.
Depuis 1973, plus de 170 condamnés à mort ont été relâchés du “couloir de la mort” après que leur innocence a finalement été démontrée.
Les disparités raciales. Bien que tous les groupes raciaux soient impactés par l’explosion de l’incarcération aux US, la proportion des noirs et latinos est de plus en plus importante.
En 1970, plus de 50% des prisonniers américains étaient blancs, 40% étaient des noirs. En 2010 les blancs ne représentaient plus que 36% des prisonniers. Le pourcentage des noirs se maintenait à 40% quand bien même ils ne représentent que 13% de la population. C’est la part des latinos qui a grimpé, passant de 5% à 21%, alors qu’ils représentent 16% de la population. Les noirs sont donc sur-représentés dans les prisons actuellement. Le Bureau of Justice Statistics a ainsi calculé en 2003 qu’au cours de sa vie, un homme noir avait 1 chance sur 3 d’être emprisonné. On n’est pas loin de la fatalité. La probabilité tombait à 1 sur 17 pour un homme blanc. Le même type d’écart se retrouve entre femme blanche et femme noire.
Les biais de genre et de race sont encore plus flagrants dans l’application de la peine de mort. Sur 318 personnes exécutées suite à un crime interracial blanc/noir, 21 blancs ont été exécutés pour avoir tué un noir quand 297 noirs ont été exécutés pour avoir tué un blanc. Sur les 1529 exécutions depuis 1976, 16 étaient des femmes.
Plusieurs études montrent qu’il y a une très forte corrélation entre race, pauvreté et manque d’opportunités, qui commence par le non-accès à une éducation de qualité.
Pour rappel, la notion de “race” est tout à fait autorisée et utilisée aux Etats-Unis dans la vie quotidienne comme dans les études statistiques. Aussi inconfortable que je sois personnellement avec cette idée, en plus utilisée un peu à tort et à travers ici, elle permet des statistiques tout à fait impossibles en France, de quoi nous cacher derrière notre “ignorance”…
Biais plus que jamais d’actualité, le “Vote suppression”. A la création des Etats-Unis, il n’était pas question de donner le droit de vote à tout un chacun. La capacité de voter n’est initialement offerte qu’aux hommes, principalement blancs et impérativement propriétaires terriens, soit 6% de la population. De même qu’en France il a fallu attendre 1848 pour que tous les hommes puissent voter,
le 14ème amendement à la Constitution donnait en 1868 le droit de vote à tous les hommes nés aux Etats-Unis ou naturalisés.
Comme sur beaucoup d’autres sujets dont je vous ai fait part, chaque Etat a son mot à dire sur son collège électoral. Cette nouvelle égalité raciale est alors impensable pour les Etats du Sud : dans la foulée les lois Jim Crow listent diverses restrictions qui conduisent de fait à y exclure les noirs ainsi que les blancs pauvres. Cet aparté pour introduire la notion de "suppression de vote", ou la stratégie développée par certains Etats pour “choisir” qui pourra voter et favoriser la réélection des partis en place. Voir aussi sur le sujet la LMA#9 sur le gerrymandering.
Le fait d’être ou d’avoir été en prison pour une peine supérieure à 1 an (“felony”), exclut actuellement 4,7 millions d’américains du droit de vote, et ce à vie dans 11 Etats.
C’était le cas de la Floride, par exemple, jusqu’en novembre 2018, où par conséquent 1 citoyen noir sur 5 n’avait pas le droit de voter. Suite à un mouvement populaire important, un amendement a été apporté, qui a permis de redonner le droit de vote à 1,4 millions de citoyens, mais qui exclut toujours et à vie les personnes emprisonnées pour meurtre ou agression sexuelle.
En fait, seuls les Etats du Maine et du Vermont, au Nord-Est des Etats-Unis, n’ont aucune mesure d’exclusion du vote liée à l’incarcération actuelle ou passée.
Pour terminer sur des notes plus positives, il semble qu’une prise de conscience soit en cours depuis les années 2000.
- Le taux d’incarcération est en stabilisation voire en légère décroissance ;
- A l’initiative de l’Attorney General de San Francisco Eric Holder et avec la participation de la nouvelle Vice President Kamala Harris, le Justice Department a enclenché une étude approfondie de son système de justice et a publié en 2013 ses recommandations via son programme “Smart on Crime”. Plusieurs Etats s’en sont emparés pour apporter des modifications progressistes à leur législation. Il n’y a pas d’application pour le moment au niveau fédéral ;
- Enfin, le sujet fait l’objet d’initiatives et actions de lobbying importantes, d’une part au sein des principales associations progressistes comme ACLU, the Pew Research Center ou the Brennan Center for Justice ; mais également de la part d’associations dédiées à cette cause. On peut noter par exemple : NewJimCrow.com, CommonJustice.org, ANewWayOfLife.org, RightOnCrime.com, InnocenceProject.org, FAMM.org, SentencingProject.org, PrisonFellowship.org, PrisonPolicy.org
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