L’obstruction de Varsovie et Budapest, symbole d’une fracture entre deux Europe
Le Figaro / International
Isabelle Lasserre
11 décembre 2020
DÉCRYPTAGE -
C’est l’une des rares bonnes nouvelles de l’année 2020: la pandémie, grâce au plan de relance européen, a réduit les divisions entre le nord et le sud de l’Europe et rapproché ses deux moteurs allemand et français. Elle a en revanche aggravé les tensions et les incompréhensions entre la partie occidentale et la partie orientale de l’Union.
Certes, la fronde de la Pologne et de la Hongrie, qui bloquent le plan de relance parce que Bruxelles veut conditionner ses aides au retour de l’État de droit démocratique dans ces deux pays, s’effacera sans doute dans la formule de compromis proposée par la présidence allemande. On notera aussi que les opinions publiques des deux pays rebelles n’ont pas forcément soutenu les mesures de blocage de leurs gouvernements, comme en témoignent de récents sondages. Une fois ces réserves posées, il est difficile de comprendre la nature de ce bras de fer avec Bruxelles sans remonter à la culture historique et politique des pays d’Europe centrale et orientale. Car même si ce douloureux épisode a fragilisé le groupe de Visegrad, puisque Varsovie et Budapest ont été lâchés par leurs deux meilleures alliées, la Slovaquie et la République tchèque, créant une fracture interne dans le club des dissidents, un mur d’incompréhension sépare les vieux pays fondateurs de l’Union aux jeunes États tardivement libérés du communisme.
Derrière les perturbateurs Viktor Orban et Jaroslaw Kaczynski, se presse toujours, à l’est de l’Europe, un groupe de pays en rébellion contre les valeurs d’ouverture de l’Europe occidentale. En 1989, la chute du mur de Berlin avait permis «le retour à l’Europe» des États de l’est du continent, enfin libérés du joug communiste. C’était l’époque de «la fin de l’Histoire» prédite par le politologue américain Francis Fukuyama. L’Europe, pensait-on, allait redevenir un ensemble homogène, partageant valeurs, normes et acquis. Mais la lune de miel n’a duré que quelques années. Les promesses de la période post-soviétique et le triomphe de l’économie de marché n’ont pas longtemps masqué le défi que représentait la convergence des deux Europe.
L’ampleur de la fracture a été révélée au grand jour en 2015, avec la crise migratoire. Elle a fourni des arguments à des gouvernements illibéraux, qui affirment depuis haut et fort leurs choix identitaires et culturels tout en malmenant, dans le cas de la Pologne et de la Hongrie, les libertés individuelles. Les quatre pays de Visegrad se sont opposés à l’ouverture prônée par Angela Merkel et à la volonté de la Commission européenne de répartir les migrants selon un système de quotas. En quelques mois, la vision de Berlin et des nations «anciennes» a été contrée par les nouveaux membres, qui soulignaient l’échec des sociétés multiculturelles française ou allemande, devenues pour eux un contre modèle, voire un repoussoir. Ces pays veulent d’abord protéger la nation, leur souveraineté, leur culture et leur mode de vie. Comme une partie, d’ailleurs, des opinions publiques occidentales, qui elles aussi ont parfois porté au pouvoir des courants populistes, en Italie par exemple.
La Pologne et la Hongrie veulent opposer un ordre moral au libéralisme, promouvoir les valeurs traditionnelles jugées supérieures aux promesses de la mondialisation Ces divisions plongent leurs racines dans l’histoire du continent. Les pays d’Europe occidentale ont accueilli sur leur sol depuis un demi-siècle des migrants venus de leurs anciennes colonies et se sont habitués au multiculturalisme. À l’inverse, les États-nations d’Europe centrale et orientale, longtemps protégés des courants migratoires par le rideau de fer, sont beaucoup plus «homogènes». Leur refus d’accueillir des migrants non européens et non chrétiens est alimenté par le recul démographique qui affecte la région et renforce la fragilisation identitaire.
Le politologue bulgare Ivan Krastev évoque «la peur d’une disparition ethnique» affectant ces pays qui subissent «le choc de la dépopulation». Le groupe de Visegrad s’oppose à la société «ouverte à tous les vents» défendue par le couple franco-allemand. Il met en avant la nécessité de préserver l’héritage chrétien du continent pour assurer la défense de la civilisation européenne. Après avoir eu le sentiment d’être injustement et artificiellement exclus de l’Europe pendant la guerre froide, puis celui d’être considérés par elle comme des citoyens de seconde zone, les pays de l’Est se sentent pour la première fois libres d’affirmer une politique étrangère indépendante. Ils revendiquent leur différence et leur propre vision de l’UE. La Pologne et la Hongrie veulent opposer un «ordre moral» au libéralisme, promouvoir les valeurs traditionnelles jugées supérieures aux promesses de la mondialisation.
Derrière le veto apposé au plan de relance, ces deux pays dénoncent ce qu’ils considèrent comme un «asservissement» aux structures de Bruxelles, un «renoncement à leur souveraineté» ainsi qu’un «chantage» politique. Varsovie considère le nouveau mécanisme de sanction comme «un combat idéologique» contre ses valeurs, notamment dans sa détermination à restreindre l’avortement. Tandis que Budapest redoute d’être sanctionné pour sa politique «anti-immigration» et voudrait forcer Bruxelles à réécrire son pacte migratoire.
Le Covid offre à l’Europe un levier économique et financier qui, s’il est bien utilisé, permettra de faire plier les pays récalcitrants et de les faire rentrer dans les rangs du droit européen. Si c’est le cas, le plan de relance aura réaffirmé l’interdépendance propre au projet européen et l’UE aura rétabli la supériorité de son droit et de ses valeurs. Mais on aurait tort de penser la question réglée en constatant l’isolement de la Hongrie et de la Pologne. Si l’Europe occidentale ne prend pas en compte les identités culturelles des membres orientaux, ce ne sera qu’une victoire à la Pyrrhus… Et dans tous les cas on est loin, très loin, de l’autonomie stratégique européenne que la France appelle de ses vœux…