« On m’a appris à mourir, mais pas à perdre l’un de mes hommes »
Direction : Ministère des Armées / Publié le : 23/12/2022

« On m’a appris à mourir, mais pas à perdre l’un de mes hommes » Direction : Ministère des Armées / Publié le : 23/12/2022

« On m’a appris à mourir, mais pas à perdre l’un de mes hommes »

Direction : Ministère des Armées / Publié le : 23/12/2022

Avec le livre Barkhane, une épreuve humaine : H14, le commandant Fabien Lemaire raconte la difficile gestion du décès d’un frère d’arme. Un événement qu’il a vécu le 4 novembre 2016 au Mali. Entretien.

Que s’est-il passé le 4 novembre 2016 ?

Je dirigeais un convoi reliant Kidal à Abeïbara, au Mali, lorsque nous sommes tombés dans une embuscade. Aux alentours de 14 heures, plusieurs véhicules sautent sur des engins explosifs artisanaux. Le sous-officier adjoint Fabien Jacques est grièvement blessé. Nous appelons alors les secours. Mais leur véhicule est également victime d’engins explosifs sur le chemin. La situation devient critique. À ce moment-là, je réorganise le convoi de manière à porter assistance aux blessés et à assurer la sécurité de mes hommes. À 22 h 30, je reçois un appel du chef de corps. Il m’annonce que Fabien a succombé à ses blessures.

Qu’avez-vous ressenti en apprenant le décès de votre frère d’arme ?

Je me suis mis en « mode robot ». J’ai laissé l’affect de côté pour que mes hommes tiennent et puissent finir la mission. Je leur ai expliqué que leur camarade était mort, mais que nous allions continuer la mission quoi qu’il arrive. Je me souviendrai toute ma vie de leurs visages se décomposant devant moi au moment où je leur ai annoncé le décès de Fabien.

Vous avez expliqué dans la presse que vous avez « appris à mourir, mais pas à perdre un de vos hommes ». Qu’entendez-vous par là ?

C’est mon analyse de la situation. À Saint-Cyr par exemple, je n’ai pas le souvenir qu’on m’ait appris à réagir face à la perte d’un de mes hommes. J’ai plus été habitué à apprendre qu’un chef devait mourir au combat, plutôt qu’à devoir gérer un décès. Après, j’ai eu de la « chance » dans mon malheur, car j’ai vu ce processus indirectement durant ma première opération extérieure en 2010. Le peloton d’un ami avait perdu un homme à la suite d’un accident de la circulation.

Comment la suite s’est-elle déroulée ?

Elle a été très compliquée. Pendant quatre mois et demi, j’ai tout gardé pour moi. Je voulais à tout prix que mes hommes continuent la mission. Et, au retour en France, j’ai explosé en plein vol. Mon épouse a eu le malheur de dire qu’elle comprenait ma douleur. Cela m’a mis dans une rage folle, parce que personne ne peut comprendre ce que j’ai vécu. Personne ne s’est retrouvé coincé dans ce désert comme moi. Mes réactions excessives m’ont fait réaliser que quelque chose avait changé en moi. Il s’est ensuite avéré que je souffrais d’un stress post traumatique.

Comment vivez-vous ce stress post traumatique au quotidien ?

Ma vie est devenue une montagne russe. Je dois prendre des médicaments pour calmer mes angoisses et vivre normalement au quotidien. Il m’arrive de me réveiller cinq fois au cours de la nuit en raison de mes cauchemars. C’est notamment le cas au moment de l’anniversaire de l’attaque, où mon cerveau me ramène au Mali. Après ce type d’événement, il est compliqué de dérouler une carrière. Mais je m’accroche, pour ma femme et pour mes deux enfants.

L’écriture de ce livre a-t-elle été thérapeutique ?

J’avais besoin d’extérioriser la colère que j’avais en moi, et surtout de rendre hommage à Fabien. Et quoi de mieux qu’un livre pour faire perdurer son nom dans l’Histoire ? Je ne voulais pas qu’il soit juste une ligne sur le monument aux Morts. J’ai donc commencé l’écriture de Barkhane, une épreuve humaine : H14, dont le titre fait référence au numéro du convoi. Je voulais que les gens comprennent ce qu’il se passe dans la tête d’un militaire lors d’une situation critique. C’est pour cela que j’ai eu l’idée de réunir treize témoignages différents, des hauts gradés aux chefs de patrouille ayant vécu l’événement avec moi.

Barkhane : une épreuve humaine : H14 est disponible aux éditions L'Harmattan. Les droits d'auteur seront reversés à Terre Fraternité, une association contribuant à l’accompagnement des blessés, de leurs proches, ainsi que des familles des morts en service de l’armée de Terre.

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