Marie-Thérèse ou le courage du bien

Ça fait presque 3 mois que Marie-Thérèse, 54 ans est entrée sur le dispositif Prépa Clés Avenir Renforcé. “J’avais envie de m’occuper de moi et surtout bien apprendre à lire et à écrire. Trouver un autre boulot aussi. J'ai toujours travaillé mais là, j’en ai assez des ménages. J'aimerais travailler en usine. “ 

J’ai enfin assez de temps pour mener l’entretien que je lui ai promis, du temps pour vérifier ce que je devine quant à ses difficultés avec l’écrit. Avant de commencer les tests de lecture et d’habiletés méta-phonologiques, je la questionne sur ses souvenirs d’école primaire.  

Marie-Thérèse saisit la balle au bond*. 

“J’suis entrée directement en CP à Saint Germain d’Arcé. La maitresse avait eu ma mère en classe, c’était sa dernière année et pis elle est tombée en retraite. ” 

Je lui demande si elle a redoublé le CP.  

“Non, mais je faisais rien. J'étais dans mon coin jusqu’en CM2. J’ai pas redoublé. On me faisait ramasser les feuilles en automne et les branches. Je dessinais des fois et encore... J’attendais que ça se passe...la famille, on était catalogués. Mon cartable était aussi léger en CM2 qu’au CP. C’est ma sœur qui s’est aperçue que je savais ni lire ni écrire ni compter, elle a dit à la directrice que fallait s’occuper de moi à l’approche de la 6ème.” 

-Mais les instits n’ont pas essayé de t’aider? lui dis-je 

“Non, j’étais la boniche de tout le monde, à l’école et à la maison. Je pensais que c’était normal. C’était mon quotidien et puis y’a eu mon accident.” 

-Que s’est-il passé ? 

“J’prends mon vélo et mon frère sa mob et j’le tiens par l’épaule et il me tire dans la montée et là, mon K-Way s’est pris dans la chaine. Je suis tombée et mon frère m’a trainée sur 100 m... enfin, c’est les gens qui m’ont dit ça parce que moi, j’étais dans les vaps. Je sais pas ce qui l’a arrêté. Peut-être d'arriver chez ma nourrice car une fois chez elle, je me suis rendu compte que je voyais ses enfants à l’envers et je suis tombée dans le coma.” 

Des larmes empêchent Marie-Thérèse de continuer.  

“ Désolée, c’est trop douloureux... Ma mère a dit ça sert à rien de l’emmener à l’hôpital, on a besoin d’elle à la maison. Mais j’y suis allée quand même à l’hôpital : fracture du crâne.” 

Marie-Thérèse écarte ses cheveux châtains et me montre sa cicatrice.  

“Je suis hospitalisée 3 semaines à Château-du-Loir. J'avais un œuf sur la tête. Un jour, une voisine vient me voir. “Tu me reconnais ? ” Non. “Tu t’appelles Marie-Thérèse.” Ah bon... Après, on me met en 6ème puis on me met en CPPN. C’est là que j’ai appris à coudre et à faire des gâteaux. “ 

-Les enseignants, ils étaient comment ? 

“Ils étaient pas sympas. J'étais la boniche encore. Va chercher l’eau, le sucre, le balai...Je passais mes journées comme ça. Y'a qu’une prof que j’aimais bien. On faisait de la cuisine avec elle mais j’ai oublié son nom. Voilà ma vie... À 17 ans, j’ai appris qu’on pouvait passer le permis. À 18 ans, je vais chez ma tante qui a le téléphone pour prendre mon 1er rendez-vous à l’auto-école. J’étais fière !  

-Tu as fait comment pour payer ton permis? 

“Avec papa. C'est lui qui ramenait l’argent mais il m’en donnait pas. J’ai commencé à travailler avec lui la nuit vers mes 13 ans. On allait ramasser des poulets de Loué. C'est comme ça que j’ai payé mon permis et je l’ai eu du premier coup! Et j’ai acheté ma 4L. “ 

-C’était comment à la maison? 

 “Papa était soumis et parfois il se faisait dérouiller par ses beaux-frères. Ça picolait tout le temps. Un jour, je rentre de l’école et je le vois au sol et les autres qui lui mettent des coups. Et moi, j'accepte tout, c’est comme ça. Faut que je nettoie tout du sol au plafond, le linge la vaisselle, tout : la boniche, ça a commencé à 6 ans. Ma mère m’a dit “tu seras ma boniche toute ta vie. ” 

Les larmes l’empêchent de continuer. 

-Cendrillon de Château-du-Loir lui dis-je. Mais à y repenser, plutôt la pauvre Varka**de la nouvelle de Tchekhov car Cendrillon eut une mère aimante et reçut une bonne éducation. 

“Oui, Cendrillon...” 

-Pourquoi elle te détestait autant ? 

“Parce que j’avais la santé! Je tombais jamais malade. Elle voulait pas m’avoir, elle avait essayé d’avorter avec les aiguilles à tricoter... Mais elle a pas réussi. Mon frère avait une petite santé, elle le couvait. Mais ma sœur et moi, elle nous passait rien. J'étais la boniche, je soignais mon frère après son accident de mobylette. La toilette, son linge sale et tout” 

Larmes. 

“Vers 19 ans, je tombe amoureuse. Le gars m’envoie une lettre mais ma mère la met au feu. Je me débrouille pour qu’il m’en envoie à une autre adresse mais je sais pas lire. Je me suis sauvée avec ma 4L et mon futur mari. Oh... pas très loin! on a eu 3 enfants. Au début, il faisait sa part. Il faisait à manger, un peu la vaisselle. Mais petit à petit, il m’a laissé toutes les tâches. Alors là, j’ai dit: ah non ça va pas recommencer! et je l’ai prévenu :je peux faire ma valise, tu sais!” 

-Tu es une personne extraordinaire, Marie-Thérèse lui dis-je. 

“Ah bon ?” 

-Oui, avec tout ce que tu as vécu, tu as bien élevé tes enfants, ils sont aimés et ils ont un métier maintenant. Ta grande est conseillère dans une agence d’intérim, ton gars est soudeur, ta dernière bosse en usine. Et puis aussi, je vois ta curiosité et ta gentillesse vis à vis des autres stagiaires. 

“Elles savent parler trois langues et moi je lis pas bien le français! Mes enfants, j’ai jamais levé la main sur eux mais je sais pas être tendre. C’est impossible pour moi. On m’a pas appris. Ils disent que j’étais le flic de la maison. Mais je l’étais pas trop quand même!” 

Les larmes reviennent. 

-Marie-Thérèse, comment as-tu appris à lire? 

“Toute seule. J’ai appris les sons sur l’ordi, il y a 4 ans. J'ai tapé “lecture” sur internet et voilà c’était parti. Après, mon beau-frère m’a ramené des livres de lecture de l’école où il est agent d’entretien.” 

Nous commençons la passation des tests de lecture et d’habiletés méta-phonologiques. 

Marie-Thérèse montre des scores en compétences en lecture/déchiffrement et lecture /compréhension qui correspondent à un niveau début CE1. Les correspondances grapho-phonémiques basiques ne sont pas toutes maîtrisées. 

Les scores aux épreuves d’habiletés méta-phonologiques sont inférieurs aux scores attendus (soustraire ou inverser oralement des syllabes ou des phonèmes à partir d’une liste de pseudo-mots). Le constat de ces performances constitue une indication pour une remédiation phonologique. 

Je dis à Marie-Thérèse que des marqueurs de dyslexie développementale apparaissent et que cela explique qu’elle ait eu plus de mal à apprendre à lire qu’un autre enfant. 

-Et malheureusement pour toi, ton entourage ne t’a été d’aucune aide, au contraire...  

“Oui, mais c’est fini tout ça. Je veux penser à moi maintenant. Je veux continuer d’apprendre à lire. Mon mari n’a pas compris ce que je viens faire ici...Va falloir qu’il percute vite. Ni mes enfants d’ailleurs...” 

-Je crois que tu devrais leur dire ce que tu es venue chercher ici au Mans. 

Marie-Thérèse me dit qu’on s’est déjà croisé avant et j'ai la même impression.

-Oui, sans doute dans des vergers lui dis-je. J’ai accompagné des jeunes Gens du voyage à la SICAVERANJOU au Lude en 2005 peut-être. Il y avait Jim, Dalida, Rodolphe, Rose qui savait lire et Michel. 

“Oui, c’est ça. Je me souviens bien de Dalida! Ça s’oublie pas un nom comme ça. Le Lude, c’est près de chez moi. J’ai travaillé longtemps dans les vergers. Mon patron, il tenait ses vergers de papa maman. Mais il a jamais su les gérer, il a bouffé la grenouille. Un jour, je lui ai demandé une augmentation. Il est venu chez moi voir mon mari et Monsieur lui a dit: “t’as qu’à la mettre enceinte...” Maintenant, il est député maire de mon village. La politique l’a sauvé.” 

Nicolas BATTUS 2023

*publication avec l'autorisation de Marie-Thérèse

** "Dormir!" Nouvelle d'Anton Tchekhov

Note: Le courage du bien est l'autre nom de la vertu depuis l'antiquité