Compléter la réforme constitutionnelle par un travail sur le récit national
En juillet 2011, quelques mois après le ‘mouvement du 20 février’ de la même année, le Maroc a été doté d’une nouvelle constitution saluée, à juste titre, comme une avancée majeure dans la démocratisation du pays. Cinq années plus tard, alors que les tractations pour former un gouvernement s’éternisent et montrent les limites de la fragmentation du champ politique induite par le mode de scrutin contenu dans la nouvelle constitution, un travail honnête sur le récit national s’avère nécessaire pour compléter et appuyer la réforme constitutionnelle.
Pour montrer cette nécessité, il est utile de raisonner à partir d’une analogie avec l’entreprise tout en gardant à l’esprit qu’un pays n’en est pas une. La bonne marche d’une entreprise nécessite un contrat d’association spécifiant les droits et obligations des associés et des règles de gouvernance. Il s’agit du pacte d’actionnaires traduit dans les statuts de l’entreprise. La constitution d’un pays peut être considérée comme son pacte d’actionnaires.
Toutefois, pour la bonne marche quotidienne d’une entreprise, un bon pacte d’actionnaires ne suffit pas. Il peut même devenir une source de difficultés s’il n’est pas soutenu par un affectio societatis fort qui se manifeste dans le partage d’une vision commune de l’entreprise à long terme, dans la solidarité entre associés dans les temps difficiles, dans l’identification des associés avec l’intérêt général et dans la fierté des associés à servir un projet commun. Le pacte d’actionnaires relève de la technique juridique. L’affectio societatis relève de la volonté de partager une aventure collective. Une entreprise a besoin des deux pour fonctionner et prospérer.
Grâce à la réforme constitutionnelle, le Maroc a donc un nouveau pacte d’actionnaires plus en phase avec l’impératif démocratique. Toutes les composantes de la société marocaine y sont reconnues. Les rapports entre les institutions sont plus équilibrés, même s’ils ne le sont pas encore tout à fait. Qu’en est-il de l’affectio societatis ?
Commençons par rappeler que le désir de vivre ensemble, de constituer une communauté de destin, de partager une vision commune de l’avenir du pays, d’œuvrer à sa prospérité, de s’identifier avec ses intérêts supérieurs ne relève pas du législateur. L’affectio societatis ne se décrète pas.
Dire que le Maroc ne fait pas rêver une grande partie des marocains est une évidence. De manières très diverses, de très nombreux citoyens ne font pas corps avec leur pays. La société marocaine est dans un état de fragmentation économique, sociale, culturelle et idéologique qui pourrait compromettre la cohésion nationale. Ceux qui fréquentent différentes strates et composantes de la société marocaine savent que les marocains vivent sur un même territoire mais ne vivent pas dans le même pays. Une partie du pays regarde derrière quand une autre regarde devant. Certains regardent vers l’orient quand les autres sont tournés vers l’occident. Une frange de la population est préoccupée par l’affirmation d’une spécificité ethnique quand une autre promeut une société homogène. Certains veulent affirmer la place des femmes dans la vie de la cité quand d’autres voudraient les remettre entre quatre murs. Les pauvres et les riches rêvent d’un ailleurs, les uns pour gagner leur pain quotidien et les autres pour se réaliser. Les meilleurs éléments d’une génération partent étudier à l’étranger, faute de pouvoir recevoir une formation de qualité dans leur propre pays. Certains ne rentrent jamais soit par choix personnel, soit parce qu’ils ont le sentiment d’être mieux reconnus dans leur pays d’accueil. Ceux qui rentrent gardent la nostalgie de l’ailleurs avec lequel ils continuent à s’identifier et ont du mal à refaire corps avec leurs compatriotes.
Le Maroc a mal à son affectio societatis et le législateur n’y peut rien. La promotion de la volonté de vivre ensemble et d’une communauté de destin est de la responsabilité de la société. Les corps intermédiaires que sont les partis politiques, les syndicats et les associations ont un rôle de premier plan à jouer dans la production d’un nouveau récit national établissant un lien plus authentique entre le passé, le présent et le futur du pays. Un récit national plus authentique et plus mobilisateur est nécessaire pour réunir les composantes d’un pays autour d’un grand dessein. Les citoyens d’un pays ont besoin d’un récit national suffisamment puissant et transcendant pour les inciter à mettre entre parenthèses leurs différences, leurs égoïsmes et se mettre au service de leur pays.
La mise à jour du récit national doit mettre le pays face à lui-même, condition sine qua non d’un projet mobilisateur qui ne peut pas être construit sur des tabous, des interdits, des non-dits, des contre- vérités historiques et de la langue de bois. La révision constitutionnelle de 2011 a ouvert une voie. Il incombe désormais aux acteurs de la société civile, partis, syndicats, associations et intellectuels de prendre leurs responsabilités. Ils doivent prolonger l’élan et contribuer à cimenter l’affectio societatis marocain par une version moderne, plurielle, authentique, crédible et mobilisatrice du récit national. Ainsi et seulement ainsi, une grande majorité de citoyens se reconnaîtront dans leur pays et s’identifieront avec son destin.