Meta contre le reste du monde
Depuis la présentation de Mark Zuckerberg sur le rebranding de Facebook en Meta et le développement de sa vision du métaverse, je vois beaucoup de messages caustiques, effrayés, ou répugnés par cette information.
C'est parfois dur de distinguer si c’est l’idée même de ce concept qui dérange, ou le fait d’imaginer qu’il soit dirigé par une compagnie aussi problématique que Facebook.
Je pense donc qu’il est intéressant d’analyser en quoi le Métavers et son idéal n’est pas conditionné à son développement par Mark Zuckerberg ou un autre géant de la Silicon Valley, et en quoi son appropriation par ces entreprises n’est pas une fatalité.
Une inquiétude justifiée
Il est certain que Mark Zuckerberg a très bien compris l’enjeu pour son entreprise de se diversifier dans cette voie, et il s’agit même à mon sens d’une question de survie. C’est donc à travers cette volonté d’être pionnier et principal acteur de cette évolution que tout son discours s’articule. Le nom Meta s’approprie ainsi sans vergogne la racine du concept, et cette ambition d’être leader incontesté se fait également par les annonces retentissantes d’investissements massifs et d’embauches.
Cependant, en plein scandale des Facebook Papers, la compagnie et ses portes-paroles soignent leur communication pour montrer patte blanche et prouver leur bonne volonté. Dans sa vidéo de présentation (que je vous invite à visionner en entier car elle détaille pas mal d’enjeux), il parle presque immédiatement de la notion d’interopérabilité et des standards à développer pour permettre une interaction entre toutes les plateformes et tous les acteurs du métaverse. Une façon habile d’écarter les accusations d’ambitions monopolistiques, mais qui peut très bien être une posture de surface, et des éléments de langage martelés par tous les portes-paroles.
Il se positionne aussi du côté des créateurs et développeurs, cite les efforts de ses concurrents comme Epic et explique vouloir développer les infrastructures pour leur permettre de développer leurs produits, grâce au développement de Meta Quest 2 (ex Oculus) et les projets Aria et Nazare, ou encore Cambria (oui, ça fait beaucoup de projets de lunettes...).
Bref, il joue l’ouverture et la collaboration, promeut la culture et l’entertainment, et tente de faire oublier toute velléité commerciale pour éviter de se voir caricaturer en méchant de Ready Player One.
Pour autant, la dernière décennie nous a prouvé de nombreuses fois que l’ambition de ces plateformes est avant tout d’accaparer l’attention des utilisateurs et les profits qui vont avec. Les cerveaux derrière ces innovations n’ont d’ailleurs pas le recul nécessaire sur les conséquences de leurs créations.
« C’est très ordinaire pour l’humanité de créer des choses avec les meilleures intentions, avant qu’elles aient des conséquences négatives ».
Justin Rosenstein, créateur du célèbre bouton Like pour Facebook, est ainsi devenu une des voix s’élevant contre ces mécanismes, et c’est loin d’être le seul.
Tristan Harris, ancien de Google s’investissant pour combattre l’économie de l’attention, résume ainsi l’hégémonie de ces quelques décideurs :
«Jamais dans l'histoire une poignée d'ingénieurs (principalement des hommes blancs, âgés de 25 à 35 ans, vivant à San Francisco), travaillant pour trois entreprises (Google, Apple, Facebook) ont eu autant d'impact sur plus de deux milliards de personnes.»
Pour résumer par une approche plus philosophique, Bernard Stiegler explique que nos systèmes techniques évoluent de façon exponentielle, et beaucoup trop rapidement pour qu’on puisse en saisir les enjeux et les conséquences.
« On sait piloter un processus qu’on ne contrôle pas », explique-t-il, et cette accélération peut nous mener droit dans le mur en détruisant nos systèmes sociaux, si on ne bifurque pas en changeant drastiquement de modèle.
Cela me semble donc sain et nécessaire de s’interroger sur les ambitions hégémoniques de Facebook, surtout au vu de son historique, mais je pense qu’il faut également ne pas perdre de vue que d’autres acteurs sont engagés dans la création de ce métaverse qui ne devrait pas être réduit au fantasme du milliardaire californien.
Le métaverse n’est pas (que) Meta.
Il serait en effet dommage d’oublier la multitude d’acteurs qui s’engagent dans la réalisation de cette idée, que cela soit dans l’univers du gaming, de la crypto, ou même du hardware. Et ces passionnés pointus ont parfois des idéaux bien distincts de ceux de Meta.
Je pense notamment aux différentes prises de paroles de Sebastien Borget, co-fondateur de The SandBox, qui défend un idéal décentralisé et possédé par ses utilisateurs. Il est loin d’être le seul, et les cryptomonnaies pensées pour participer au Métavers ont explosé ces derniers jours, signe d’un intérêt pour ces solutions alternatives (ou complémentaires, selon le point de vue)
Il faudra donc garder un oeil sur des acteurs comme Neon_DAO, Lukso, Bloktopia, et beaucoup d'autres, car la technologie de la blockchain était en soi initialement une utopie politique et économique qui en inspire encore beaucoup. Et cette philosophie cyberlibertarienne est difficile à concilier avec le capitalisme actuel incarné par Facebook, à l’opposé d’une souveraineté de l’utilisateur et d’une véritable protection des libertés individuelles.
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On peut également citer d'autres initiatives immédiates à l'annonce du rebranding de Facebook. La Corée du sud a par exemple réagi en lançant la "Metaverse Alliance", un regroupement de plus de 200 entreprises, dont certaines majeures comme Samsung, se fédérant avec un but commun : proposer une alternative au géant américain et développer leur propre version, avec le soutien financier du gouvernement.
L'annonce étant récente, on peut parier que les initiatives du genre vont émerger dans les mois et années à venir pour permettre la proposition de modèles alternatifs qui permettront l'émergence d'une vision hybride et évolutive du concept.
Une perception liée à la génération ?
Je l’avais déjà posé dans un article précédent, mais l’avénement du métavers ne sera pas soudain : il s’agit d’une cheminement, à la définition floue et encore en mouvement.
Pour autant, il existe pas mal de signaux faibles qui indiquent la possibilité de son adoption massive par les nouvelles générations, malgré leur capacité d’analyse critique parfois plus poussée que les millenials un peu perdus.
Il suffit de voir l’usage que la Gen Z fait de Fortnite et du gaming en général, pour y passer des heures à échanger, à co-construire, et à y créer une économie propre. Ce n’est guère nouveau, ma génération passait des heures sur MSN, d’autres sur les BBS précurseurs des réseaux sociaux, bref, la recherche de socialisation et d'intégration à une communauté n'est pas nouvelle, mais elle a atteint un degré d'interaction et d'immersion jamais vu auparavant, en permettant en plus à ces jeunes de devenir créateurs, de contenus d'abord, et d'objets virtuels ensuite.
En parallèle, on peut noter par exemple l’engouement pour le e-sport, qui montre aussi une progression rapide de certains usages et une démocratisation de certaines disciplines jusque-là reléguées en tant que passion de geek. Mais ces transformations fondamentales d'un glissement vers le numérique s'observent dans beaucoup d’autres secteurs : le virtual fashion et la naissance de marques impressionnantes, l’art numérique et son intégration dans le marché de l'art classique, l’entertainment évidemment et la culture plus largement, mais également dans l’éducation et le travail, avec une accélération singulière depuis la pandémie.
Ces nouveaux usages perturbent, désarçonnent, voire dérangent, mais cela a toujours été le cas depuis la naissance des machines. Mais je suis assez persuadé que les générations Z et Alpha pourront saisir mieux que personne les problématiques de ce monde, leurs enjeux, et en devenir les architectes pendant que nous nous sentirons gentiment dépassés un à un.
Alors, on fait quoi ?
Face à ce genre de sujets, il existe bien sûr différentes façons de réagir.
La technophobie un peu primaire ne me semble pas très efficace et constructive, car rejeter en bloc ces questions ne fait qu’accentuer une fracture numérique déjà fortement marquée sans en interroger les enjeux, et en se coupant du débat.
A l’inverse, je suis également contre l’optimisme naïf de ceux qui imaginent la technologie comme la solution à tous nos maux. Ce cornucopianisme béat est à mes yeux dangereux, car il a tendance à occulter toutes problématiques par la croyance inaliénable que la technique pourra toujours solutionner les problèmes qu’elle aura engendrée.
Je pense par contre que la technologie est un outil, et que comme tous les outils, il peut être utilisé en bien et en mal. Et ce manichéisme est à nuancer par le fait qu’on peut être persuadé d’agir pour le bien sans réaliser l’impact négatif de ce qu’on est en train de produire.
Je suis également assez convaincu qu’on est en train de se diriger dans la direction évoquée par Mark Zuckerberg, et si son annonce a fait autant réagir, c’est aussi parce qu’elle rend tangible et envisageable un concept inconnu jusque là difficile à saisir et à visualiser, mais qu'on ressentait sûrement. Il est de plus certain que sa vision sera forcément au service du profit de l'entreprise et de son expansion.
Je peux donc comprendre et partager l’envie de s’y opposer et la peur que cela peut engendrer chez certains, mais je pense qu’on peut comparer ça à la naissance d’internet, ou à la démocratisation du smartphone. J’ai connu beaucoup de personnes qui refusaient à tout prix d’en posséder un (et j’en connais encore, dédicace à ma soeur qui utilise toujours des cartes routières et râle de ne pas voir nos discussions whatsapp), et pour autant, il suffit généralement de sauter le pas pendant quelques semaines pour ne pas pouvoir revenir en arrière, tant il est aisé de s'habituer au confort et à la facilité qu'offre les services de ces outils.
Je pense que tout le monde est bien conscient maintenant des problèmes qu’engendrent les écrans, mais je ne sais pas si beaucoup souhaiterait leur disparition pour autant. Est-ce critiquable ? Sûrement. Est-ce inéluctable ? Je n’espère pas. Est-ce à combattre ? Je pense que c'est à discuter au cas par cas.
Par exemple, s’opposer à une idéologie ou un modèle qu’on estime liberticide est à mon sens une responsabilité commune et essentielle.
Et je pense que cela passe par de nombreux moyens :
Pour finir, je pense que malgré tous les défis et les dangers de ces technologies, il existe des choses vraiment chouettes qui apparaissent et naissent grâce à toutes ces innovations. La beauté de certaines oeuvres numériques immersives, les communautés soudées par le même plaisir d'un jeu, le frisson que je n'avais pas ressenti depuis longtemps en découvrant un projet NFT enthousiasmant, la promesse des cryptomonnaies et de leur utilité maintenant qu'on réussit à améliorer leur coût énergétique, l'humour et la créativité propre à Internet... Autant de petites choses qui pour moi sont de vrais éléments positifs, qui me rappellent pourquoi j'ai toujours été fasciné par la technologie et ce qu'elle permet, constamment avec ce petit vertige associé aux doutes que ces nouveaux univers génèrent aussi.
Le mot de la fin : n'oubliez pas non plus la vie réelle et tout ce qu’elle apporte elle aussi de magnifique, parce que tous ces projets ne devraient jamais servir d'excuse pour fuir notre réalité et la délaisser.