Montagne qui rit, montagne qui pleure
Vagabonder, déambuler, baguenauder dans l’Alpe. Voici ce que nous avons fait sur la frontière entre Italie et Autriche durant plus de trois semaines. Dans ces hautes montagnes tyroliennes, nous n’avons pas croisé de Français. Stubaï, Zillertal, Hohe Tauern, sont proches et vraiment lointaines. Le Fil de l’Europe nous emmène toujours vers du grand et du beau. Des sommets germaniques imprononçables, souvent glaciaires, faits de schistes, gneiss, roches métamorphiques et sédimentaires. Des champs de cailloux, de mélèzes, de foin coupé. Des refuges en vieux bois, « tavaillonnés » à souhait, nous ont accueilli à la tireuse à bière. Beaucoup de chaleur. « You are Frédéric, the French» et hop une grappa de bienvenue. Des amis qui viennent, repartent, se remplacent. Merci pour tant de gratitude.
Nous avons chaussé les crampons, suivi quelques câbles, monté souvent et désescaladé. Surtout posé un pied devant l’autre. Quel bonheur dans cette agilité à marcher au pas régulier. Semelles fortement appuyées, l’esprit libre de rêvasser, les yeux sur les moindres platitudes. Juste troublés par quelques rares jours de repos dans le Tyrol des vallées montagneuses où tout à coup nous retrouvions la frénésie des vacanciers, de la consommation, du confort et des bouchons !
Et pourtant, et pourtant… En marchant les yeux braqués vers le haut, j’ai regardé des glaciers agonisants, une terre qui avait soif du manque de vie. Nous avons vu peu d’oiseaux et de faune en plus de trois semaines. Un chamois, trois bouquetins, de rares marmottes, le cri apeuré d’un casse-noix tacheté, une compagnie de lagopèdes. Partout la nature en replis.
Intérieurement, j’étais et je suis très en colère. En 1990, le GIEC annonçait déjà ce risque majeur de sécheresse estivale sans retour en arrière possible. Nous sommes nombreux à avoir alerté qu’il s’agissait du plus grand défi de l’humanité. Depuis ce risque n’a cessé de se préciser. Les rapports alarmistes des scientifiques se sont succédés. Ce qui est en crise, avant même la gestion de la pénurie de cet été, c'est notre aptitude à correctement anticiper une situation qui n'était pas du ressort du "peut-être", mais que nous savions inéluctable. La politique est l’art d’anticiper, pas de résoudre seulement des problèmes urgents. La vieille fable de la cigale et de la fourmi reste d’une actualité déconcertante. Et il ne suffit pas de chanter ou danser pour faire venir la pluie.
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Les alpinistes le voient avec beaucoup plus d’acuité que ceux de la vallée, car le constat est devant leurs yeux. Peut-être +1.5°C à l’échelle de la France… mais plutôt +4°C en plaine et +8 à 10°C en montagne actuellement en Europe, comme l’an passé à Vancouver et au Groenland ! Je suis assommé d’être entouré de personnes qui ne croient pas à la parole des scientifiques, mais font confiance aux populistes, conservateurs, dictateurs, complotistes ou religieux de tout poil. Comment peut-on être encore climato sceptique, anti-vax, anti véhicules électriques, pro croissance et pétrole à tout prix…face à la réalité prouvée scientifiquement des faits ! Comme les problèmes de l’énergie qui semblent nous "prendre au dépourvu" alors qu'il était possible de les voir arriver de loin, il y a besoin d'un plan massif pour réorienter l'économie vers une décarbonation tous azimuts. Et garder aussi en tête que, malheureusement, à cause de l'inertie du système climatique et des sociétés humaines qui émettent, l'avenir risque de nous réserver bien pire que la situation actuelle. Ces plans existent : The Shift Project, Haut Conseil pour le Climat, GIEC en publient régulièrement, la Convention Citoyenne a aussi préconisé des mesures en vain… Des initiatives se multiplient : des Time for the Planet, des pépinières Anciela, des réformes des écoles des mines, d’agro, de commerce… Mais quelle inertie fautive dans ma génération ! Heureusement je vois dans l’école supérieure et les associations où j’interviens, beaucoup de consciences qui bougent, des futurs cadres « remontés », des Greta qui se mobilisent totalement… Alors je pense à eux en regardant « mes » montagnes asséchées. Pourvu qu’ils deviennent vite nos futurs décideurs !
Là-haut et cette fois, il y avait heureusement beaucoup de bonheur, des yeux pétillants de joie, des appréhensions vaincus dans notre équipe de transhumants. La montagne, les glaciers, la biodiversité souffraient, mais la beauté des lieux masquait notre insouciance. De sommet en sommet, la vue était immense, les lignes fuyaient, les sensations toujours là, les chalets en fleur, les nuages se noyaient dans les alpages. Alors en dégustant un « kaiserchmarren », le gâteau de l’Empereur, une bière à la main, les regards de notre petite tribu éphémère tournés vers les Dolomites au soleil couchant, je me suis mis à imaginer un nouveau monde bouleversé, mais apaisé pour mes enfants et petits-enfants. Et dans un coin de montagne, j’ai crié de toutes mes forces pour libérer ma fureur et me donner le courage d’agir !
Merci à Dominique, Philippe, Edith, Gérard, Chantal et Claude de s’être joints à Monique et moi.