Morphine ou adrénaline ?

Morphine ou adrénaline ?

La communication dispose de deux modes d’action : le mode « morphine » et le mode « adrénaline ». La plupart des initiatives de communication nécessitent un dosage de l’un et de l’autre modes. Mais l’un des deux l’emporte toujours sur l’autre.

Poursuivre un idéal contributif nécessite le soutien d’une partie suffisante, mais surtout stable, de l’opinion dans la population concernée. Eveiller puis entretenir cette opinion consiste le plus souvent à s’adresser à des populations éloignées du militantisme pour l’idéal visé. Soit qu’elles sont déjà sensibles à un idéal voisin, compatible, soit qu’elles ne sont encore dans aucun engagement, même seulement de conviction. L’adrénaline du corps social est d’abord un éveil de ce corps à la conscience de lui-même comme corps. L’adrénaline du corps social est un moment collectif qui soulève.

Aucune action de s’annonce comme poursuivant un idéal nuisible. Même les plus effectivement nuisibles, comme celles fondées sur une discrimination, expriment une promesse contributive pour la partie de la population qui n’est pas « les autres ». Un tel projet trouve le plus aisément la mobilisation qu’il cherche. L’adrénaline, toujours disponible contre le bouc émissaire dans un corps social enclin au mimétisme grégaire. D’autant plus aisément que la capacité de nuire produit des résultats toujours plus rapides et visibles que la capacité de contribuer. « Le mal est l’impatience du bien ».

Le mode « morphine » sert soit à faciliter le passage d’étapes douloureuses d’une mobilisation au service d’un projet contributif, soit à masquer les aspects délétères d’une nuisance délibérée. Le premier cas est caractéristique des projets de « changement ». Le seul acteur pour qui un changement est désirable est celui qui en a l’initiative. A des degrés divers, tout changement est désagréable pour toutes les autres parties concernées. Autant l’adrénaline est l’ingrédient nécessaire à la conduite du changement, autant la morphine est indispensable à son acceptabilité. Ici, autant la morphine sera « l’huile dans les rouages », autant l’adrénaline du rejet pourra y être le grain de sable au lieu de l’ingrédient d’une mobilisation.

La morphine comme écrasement des perceptions de la nuisance est l’oblitération de la conscience morale. L’adrénaline comme stimulation du désir active la concurrence entre sollicitations contradictoires ou concurrentes.

L’adrénaline est un ingrédient de la communication des marques. La morphine est le plus souvent un ingrédient de la communication des institutions. Les marques ont besoin de mouvement pour exister. Les institutions ont besoin de stabilité contre des mouvements extérieurs qui les mettent en cause. La « communication de crise » est un attribut des institutions. Toujours d’abord beaucoup de morphine du côté de l’assailli, d’adrénaline du côté de l’assaillant. Sauf dans les cas de catastrophe naturelle, « débordements d’adrénaline de l’environnement » qui appellent et souvent rencontrent l’adrénaline inverse de l’instinct de survie.

Le besoin de stabilité des institutions dans un monde instable a donné lieu à la recherche des moyens de transformer en boucliers les mouvements de fond engendrés par des tiers dans la société : l’ « entreprise citoyenne » comme effort d’épouser le monde. L’institution de la « responsabilité sociale et environnementale », de la même manière, « récupère » l’adrénaline d’acteurs de la société pour en faire des attributs sédatifs de l’existence des entreprises comme institutions dans la société. Devant l’impossibilité de renverser une tendance d’abord nuisible pour leur modèle (l’ « écologisme »), les entreprises en codifient l’économie pour s’y incorporer comme acteurs contributifs.

Ce processus d’assimilation d’« adrénaline sociétale » par les entreprises sert le mouvement de leurs marques, qui s’en nourrissent, et contribue à apaiser, par un « effet morphine », les tensions institutionnelles avec la société. Il suit des rythmes et des voies qui doivent quelque chose à la culture de leurs pays. L’entreprise, en France fait « société », crée une « raison sociale », se dote même, plus récemment, d’une « mission ». En Angleterre, elle est une « compagnie », « incorporée », pour ainsi dire « charnelle ». En Allemagne, comme la société elle-même, elle est une « Gesellschaft » en référence au compagnonnage dans une tradition fédérale.

L’atomisation massive de la circulation des opinions dans les réseaux numériques a conduit à un besoin de maîtrise des deux principes actifs par leurs initiateurs. Un des modes de cette tentative de contrôle est la production d’« éléments de langage » qui scénarisent la spontanéité pour les médias. En proposant un prêt-à-porter de la conviction, ils fonctionnent sur le mode de la « fast fashion », en multipliant les influenceurs au moyen de signes à durée de vie courte.

L’accoutumance qui se produit dans la société face à ces stimuli de synthèse tend à circonscrire leur efficacité aux seuls cercles de leurs émetteurs. Le reste, c’est-à-dire la vaste majorité de la société, regarde ou se détourne.

Il n’y a de demande dans la société ni pour la morphine, ni pour l’adrénaline. Il y a du désir pour des états, être ou avoir, que l’un ou l’autre ingrédient peut promettre de satisfaire en procurant un plaisir au moins momentané. L’enjeu de la communication est de saisir les désirs, de marché ou de société, et de se situer par rapport à eux. Pas nécessairement pour les satisfaire.

Le moment le plus difficile est aussi le plus inéluctable : le sevrage. A minima, il sera vécu comme un soulagement après une peur. Au pire, il est accepté comme conséquence d’une désillusion après un enthousiasme, ou comme une résignation après un rêve utopique. Les traces de l’une et de l’autre dureront autant que la génération qui en a fait l’expérience, dont de ce fait l’impatience ou le ressentiment resteront mobilisables. Au mieux, il est accepté comme limite d’une exaltation couronnée de succès ou de plaisir. Le souvenir de l’un ou de l’autre restera mémorable, donc valorisable dans la nostalgie ou le partage commémoratif.

Trois nécessités au moins s’imposent à l’organisation qui a l’initiative.

Un bon diagnostic, d’abord. Le besoin d’une intervention existe-t-il vraiment, ou le « corps social » concerné produira-t-il comme naturellement les moyens de traverser un événement ? Il faut parfois faire confiance... Intervenir sans besoin, par exemple en produisant des « éléments de langage » plutôt qu’en laissant au débat ses mérites, peut ajouter à l’agressivité du milieu.

Un bon choix de substance, ensuite. Une dose d’adrénaline peut être préférable à une dose de morphine pour surmonter une agression. Il s’agit alors de bien évaluer les termes du conflit. Une dose de morphine peut servir dans un moment d’abattement. Parfois admettre la nécessité de « soin palliatif »... Cependant, une marque qui se trouve dans la situation de nécessiter une dose de morphine est certainement en déséquilibre grave. Et une institution qui a besoin d’une dose d’adrénaline a peut-être perdu son moteur.

Une voie de sortie, enfin. Un corps social ne peut pas enchainer les grandes expériences enthousiasmantes ni les grandes épreuves épuisantes. « Passer à autre chose » dans ces situations sera un moment de calme plutôt qu’un nouveau défi. Une respiration. Ce qui suppose la possibilité entretenue d’un souffle dans la durée, quelque chose à respirer, un oxygène. Denrée parfois rare.

François Guillot

Associé et Vice-Président - Angie

1 ans

Fondamental ! Merci Jean-Pierre.

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