Nourredine Saadi, l'écrivain d'une mémoire tragique
Nourredine Saadi. Il avait le sourire inquiet. Il aimait raconter les histoires. Il avait un extraordinaire sens de narration. Je l’écoutais avec une grande attention. Je riais. Puis, le ton sérieux, il se mettait à parler de littérature et des arts et même de politique. Nounou était à l’aise dans tous les sujets. Un grand pédagogue, ce grand professeur de droit à l’université d’Alger, puis pendant la tragédie des années 1990, il avait été contraint à l’exil, à l’université d’Alger où je devais moi-même donner des cours et animer des séminaires en qualité de professeur invité. Ainsi, on parlait de l’Algérie, mais aussi et surtout de Constantine, mais, bien entendu, de littérature, lui le grand spécialiste des relations du droit et de la littérature. Il avait d’ailleurs à Alger assuré un séminaire, Littérature et droit. On en parlait à la Brasserie des facs, il n’y avait meilleur spécialiste des rapports du droit et des arts. Nounou était un grand érudit, il était un intellectuel atypique qui n’avait jamais peur de dire ce qu’il pensait. Un grand maître. Il connaissait bien Mammeri, Alloula, Hadj Ali, Benhadouga, Mimouni, Djaout, Martinez, Dilem et beaucoup d’artistes et d’intellectuels du pays. Il avait horreur des dogmes et des clôtures.
Nourredine Saadi était d’une grande ouverture, qui n’arrêtait pas de plaisanter, il aimait beaucoup rire de tout, même de lui-même. Il semblait pessimiste, surtout vers les années 2000, je l’avais rencontré à plusieurs reprises, notamment une dernière fois que je ne raconterais pas. Il était inquiet, l’ami, mais ne cessait pas du tout de sourire. J’ai l’impression que son mal-être qu’il dissimulait retrouvait son expression dans le discours romanesque.
Ses personnages portent en eux une singulière conscience tragique, ses récits se terminent souvent tragiquement, une impossibilité de vivre dans un espace décidément laid, en porte-à-faux avec l’homme. Un monde marqué par une mémoire blessée, traversée par les jeux du mensonge. Les titres de ses romans donnent à lire cette angoisse et cette dimension tragique qu’il tente maladroitement de cacher : Dieu-le-fit, La nuit des origines, Boulevard de l’abîme, son dernier roman, paru l’année de sa mort, en 2017 et même un intitulé comme La maison de lumière, est paradoxalement sombre.
Nourredine Saadi s’est toujours intéressé à l’Histoire et aux jeux mémoriels. Dans ses textes, la dimension mémorielle est obsessionnellement présente. L’histoire nargue ce qu’on appelle communément la grande Histoire et se joue, avec un sourire narquois, d’une mémoire blessée, incluant souvenirs, pérégrinations, chaos. La mémoire, dans ses romans, est inquiétude, un lieu instable, une sorte d’impossible quête. Dans La Nuit des origines, il est question d’un départ de Constantine vers Saint-Ouen, en France, un symbole, Abla avait l’intention de vendre un vieux manuscrit à un acquéreur, mais finalement, à la vue d’un lit à baldaquin, elle change d’avis et préfère rentrer chez elle, y être enterrée et conserver ainsi sa mémoire. Abla est aussi insaisissable que Nedjma de Kateb Yacine, elle porte la mémoire des ancêtres, de sa ville qu’elle croyait avoir abandonnée, omniprésente, elle est peut-être une béance, une mémoire en mouvement. Un retour à l’enfance : « Tous les chemins ramènent à l'enfance, parfois à un moment, un seul, de l'existence. ». Abla ne réussit pas son départ, ni certainement son retour qui suggère une fin tragique : [u1] « N'est-ce pas qu'il y a des choses qui demeurent irrémédiablement en nous au fond de la gorge ? ». Ce roman est aussi marqué par l’actualité des années tragiques de 1990, Abla voulait fuir le mensonge. Nounou Saadi n’a jamais pensé quitter un jour l’Algérie, c’est, malgré lui, qu’il s’était retrouvé exilé.
Nounou aime beaucoup ce roman qui lui rappelle peut-être son enfance à Constantine, les lieux identitaires qui sont, chez lui, en mouvement, mais aussi les espaces populaires, à travers les bruissements des Puces de Saint-Ouen. Il exclut tout retour aux sources ou toute fausse authenticité, il insiste sur l’idée de changement possible et de transformation, même si parfois, je sens quelque part que le pessimisme l’emporte sur la possibilité de lendemains qui chanteraient.
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Il y a dans ses textes, une part de rire qui, parfois, atténue, cette tristesse et ces regards fermes de ses personnages happés par la dureté de la vie, comme dans La Maison de Lumière, où l’histoire comme récit construit l’Histoire, celle des historiens. C’est un peu un lieu de mémoire, une demeure mauresque qui dit l’Histoire de l’Algérie, à travers le récit des Aït Ouaklou qui se muent en narrateurs, donnant à voir tout un monde, tragédies, mensonges, belles choses, illusions. Cette maison est tout d’abord construite par le Dey d’Alger qui en fit sa demeure avant d’être squattée par les forces coloniales, puis, à l’indépendance, elle est laissée à l’abandon. Le cadet des Aït Ouakli parle ainsi de cette maison : « Chaque Algérie est le souvenir intime, personnel, unique de celui qui la vit ». Le réel s’acoquine avec le mythe et le fantasme. Miramar est une maison, riant à la mer, pensive, inquiète, blessée, porte et produit des souvenirs à faire pleurer les pierres.
De vrais lieux dialoguent comme dans une affabulation sublimée avec des mythes. Il y a parfois une tentative de dissimuler l’endroit, de contourner le lieu, comme dans Dieu-le-fit, l’histoire d’une population de bidonvilles déplacée par les autorités, la la Wallachye, l’endroit où se déroule l’histoire.
J’aime beaucoup ses textes. Comme j’apprécie sa grande érudition. Et ses essais sur des questions juridiques, c’est sa spécialité. Notamment Femmes et lois en Algérie, préfacé par Fatima Mernissi et Norme, Sexualité, Reproduction (avec Nadir Marouf). C’est un passionné des arts et de la littérature. Ce n’est pas sans raison qu’il a rédigé des bibliographies consacrées aux artistes peintres, Rachid Koreichi (avec Jean-Louis Pradel) et Denis Martinez et la chanteuse, Houria Aichi. Il est aussi co-auteur, avec Malika Matoub du livre, Matoub Lounès, mon frère.
Saadi s’est toujours intéressé aux choses de la vie et à la culture de l’ordinaire, ce passionné de Constantine, ses ponts et sa déraison. Il en parle avec une telle beauté que les mots, séduits, se laissent aller à une sorte d’abandon. Je ne sais pas, mais j’ai l’impression, lui qui aimait beaucoup écrire, il collaborait avec Le Matin et fréquentait des journalistes, que ses écrits sont travaillés par une succession de faits, de fragments, faisant côtoyer le sublime et le réel, le fantastique et le tragique.