Numéro 6 : Juillet-août 2020
Le 1er juillet 2020 Rami Baitièh a pris sa nouvelle fonction de directeur exécutif Carrefour France, avec comme bon nombre de ses prédécesseurs, l’objectif de re-dynamiser le format hypermarché du groupe. Les difficultés rencontrées par Carrefour, mais également par ses concurrents sur l’hypermarché ne sont pas nouvelles et voilà plus de 10 ans que certains prédisent sa chute. Les critiques sont aujourd’hui bien identifiées et la période récente n’aura fait qu’exacerber cette tendance de fond. L’hypermarché aura été le format le plus impacté pendant le confinement.
Un véritable serpent de mer pour l’entreprise à l’origine du concept en 1963 et un défi qui ressemble aux douze travaux d’Hercule version retail pour le nouveau venu. Néanmoins, Carrefour, comme d’autres, veut croire en ce modèle. Un sujet maintes fois débattu par les spécialistes, pour lequel il ne semble néanmoins pas aussi simple de trancher. Mon objectif, dans ce nouveau numéro, est d'apporter un éclairage en m’appuyant sur les faits.
L’hypermarché est-il vraiment mort ?
Rappelons avant toute chose que si le débat est si récurrent autour de ce format chez nous, c’est aussi parce que l’hypermarché est une invention française et encore une de nos particularités au niveau international.
Quand Carrefour ouvre le premier hypermarché français le 15 juin 1963 à Sainte-Geneviève-des-Bois, le projet porté par Denis Defforey et Marcel Fournier est perçu comme fou et les articles de presse de l’époque ne sont pas très optimistes. Il apparaît impensable que les consommateurs puissent parcourir plusieurs dizaines de kilomètres pour réaliser des achats, malgré le développement de l’équipement automobile. Le succès est néanmoins immédiat et les faits démontreront le contraire dès le jour de l’ouverture.
Si le premier hypermarché européen s’est ouvert deux ans plus tôt en Belgique sous l’impulsion de Maurice Cauwe sous l’enseigne Superbazar, c’est bien le concept de Carrefour qui fera date. C’est également chez nous, que Jacques Pictet baptisera ce nouveau format en 1966, du nom qu’on emploie encore aujourd’hui pour le décrire. Ce constat s’explique par la capacité de Carrefour à incarner le mieux les préceptes du gourou du retail, Bernardo Trujillo et notamment les désormais célèbres « One stop shopping » et « No parking, no business » !
L’hypermarché est également associé à l’émergence du modèle de la société de consommation. Il en est la représentation parfaite. A ce titre, il incarne aujourd’hui le rejet de ce modèle de société et s’exprime par une somme de critiques : trop grand et trop de temps passé, trop de choix et trop de tentations, trop éloigné et contraire à la nouvelle prise de conscience écologique…
Au-delà de ces évolutions sociétales, les fondements mêmes de l’hypermarché sont mis à mal par l’évolution du champs concurrentiel d’aujourd’hui qui lui enlève sa toute puissance. Le "tout sous le même toit" ne peut plus être lu comme par le passé. L’hypermarché n’est plus en capacité de proposer l’offre la plus abondante et diversifiée, supplanté par les Market Places en ligne, Amazon en tête. Il n’a plus le monopole des prix bas, bousculé par les enseignes de supermarché, les discounters, et dépassé par Amazon. Enfin, il n’est plus aussi légitime sur son offre non-alimentaire qu’auparavant, eu égard au développement des grandes surfaces spécialisées et de l’offre en ligne. L’hypermarché est-il donc condamné ? Difficile d’être aussi affirmatif pour autant…
Les contours du nouvel hypermarché !
Les faits ne mentent pas, et si l’hypermarché ne connaît plus la croissance passée, c’est aussi parce que cette étape est derrière lui. Il entre dans une phase différente de son cycle de vie au sens de Joel Dean, celle de la maturité. Qui dit maturité, dit atterrissage en terme de chiffre d’affaires, phénomène totalement normal et d’autant plus évident au regard de l’évolution du contexte concurrentiel ces 30 dernières années. Car c’est là tout le paradoxe, alors que l’hypermarché n’attire plus autant la lumière sur lui que par le passé, Leclerc, Carrefour et Auchan, enseignes exploitant le plus ce format, cumulent près de 40% de parts de marché via ce dernier.
Certes, le parc d’hypermarchés de Leclerc est très différent de ceux de Carrefour et d'Auchan, qui disposent d’une taille moyenne par magasin bien supérieure. Mais ne nous y trompons pas, l’hypermarché a toujours cette capacité incomparable à générer du trafic client. Son problème réside aujourd’hui en partie dans la définition de la taille critique, en rompant avec le dogme du toujours plus grand, tout en s’attachant à transformer la dynamique de trafic client en chiffre d’affaires.
Ce constat établi, reste à entrevoir les solutions d’un format qui doit nécessairement s’adapter, comme d’autres, à un environnement plus que jamais évolutif. Et la remise en question du modèle de l’hypermarché n’a jamais été aussi forte dans les intentions et les initiatives récentes vont dans le bon sens.
« Tout sous le même toit », oui. Mais que faut-il proposer désormais ? A l’heure du fractionnement des parcours d’achat, ce principe fondateur de l’hypermarché ne doit pas être balayé d’un revers de main. Il nécessite néanmoins une prise de conscience amenant à le revisiter afin de lui redonner du sens dans un environnement très différent de celui de l’âge d’or de l’hypermarché.
Bon nombre d’enseignes ont dans un premier temps, remis l’accent sur ce qu’elles maîtrisaient le mieux, l’alimentaire. Des efforts considérables ont été réalisés en terme d’offre (profondeur, qualité, local) et de services (stands produits frais) valorisant une proximité relationnelle avec les clients. L’apparition du Food court symbolise cette évolution vers une approche plus servicielle de l’offre. Elle valorise également le souci de transparence des distributeurs qui mettent en scène la préparation des produits vendus, qu’ils soient emportés ou consommés sur place dans une optique de distri-ration. Une approche qui s’inspire de plus en plus des « supermarkets » nord-américains, et constitue un bon moyen de passer d’une approche quantitative de l’offre à une vision plus qualitative par un usage repensé de l’espace disponible de ces très grandes surfaces.
Le second axe de travail, qui n’est pas des moindres au regard du recul de ce périmètre en terme de chiffre d’affaires (-4 à -5% par an), est l’offre non-alimentaire. Lueur d’espoir pour les différents acteurs, qui voient poindre l’espoir d’infléchir la tendance par la cornerisation. Et à bien y réfléchir, c’est certainement la solution la plus crédible proposée à cette problématique depuis de nombreuses années. D’une part, elle renforce la crédibilité de l’offre de l’hypermarché, en la cautionnant par un expert reconnu des clients sans en supporter la charge. D’autre part, elle permet à l’enseigne spécialisée en recherche de croissance, d’étendre son maillage territorial tout en minimisant les risques. Ces « shops in the shop » relèvent donc d’une logique gagnant-gagnant essentielle pour espérer un développement. Et c’est bien la direction prise…
Dès 2016, Géant-Casino ouvrait la voie en implantant ses premiers espaces Cdiscount en lieu et place de ses traditionnels rayons d’équipement de la maison (électroménager, TV-son-informatique et mobilier). Carrefour développe le même type d’expérimentation avec Fnac-Darty en 2018, mais également avec Aubert pour la puériculture. Depuis un an, les initiatives ne cessent de se développer et notamment sur le marché de l’occasion sous l’impulsion des espaces Leclerc Occasion d’abord, puis chez Casino avec Easy Cash, chez Carrefour avec Cash Converters ou chez Auchan avec Patatam, site de vente de vêtements de seconde main. Auchan, dernière enseigne à se lancer, multiplie aujourd’hui les tests (Boulanger, Electro Dépôt, Cultura, Décathlon). Comme je l’évoquais dans ma publication de Janvier dernier, les possibilités sont encore nombreuses pour l’enseigne nordistes et ses cousines de l’association famille Mulliez (Leroy-Merlin, Norauto, Kiabi…).
2020 signe donc l’heure de l’accélération pour tous, Carrefour vient d’obtenir le feu vert de l’autorité de la concurrence pour déployer 30 nouveaux corners Fnac-Darty. Et le test inédit qui sera mené par Auchan à Amiens à partir d’octobre avec Boulanger et un magasin de l’enseigne à quelques encablures de l’hypermarché, donne un nouveau signal des intentions. Nous pouvons donc l’affirmer, l’hypermarché n’est pas encore mort ! Le format devra cependant poursuivre sa mue pour enfin s’adapter au XXIème siècle, et pour le moment il est difficile de déterminer si Carrefour sera une nouvelle fois l’acteur à l’origine de cette évolution...