PORTRAITS & SIGNES n° 15
MAATHAI Wangari
Surnommée « Celle qui plante des arbres », Wangari Maathai était biologiste, professeure d’anatomie en médecine vétérinaire, militante politique, féministe et écologiste. Elle n’aura de cesse de renverser les « barrières de discrimination ethniques, les préjugés sexistes, le clientélisme et la corruption, maux qui brisaient l’élan de la jeunesse kenyane ».
Née le 1er avril 1940 dans une hutte traditionnelle sans eau courante ni électricité dans le petit village d’Ihithe, réserve indigène des colons britanniques dans la région des Hautes Terres au Kenya, Wangari Maathai fait partie de la tribu des Kikuyu, l’une des quarante-deux ethnies du pays. Son père, Muta Njugi, et sa mère, Wanjiru Kibicho, étaient des paysans convertis au christianisme. La tribu appartenait au clan des Anjirũs, celui des chefs. Chez les Kikuyu, les hommes étaient polygames à condition de subvenir aux besoins de chacune des femmes et de leurs enfants. Le père de Wangari Maathai avait quatre femmes, qu’il battait, pratique traditionnelle. Les enfants étaient préservés de ces conflits et elle a connu une enfance où la peur et l’incertitude n’existaient pas, déployant à volonté ses rêves. Sa mère, deuxième femme, était illettrée, mais elle a suivi des cours d’éducation ménagère (couture, repassage, premiers gestes agricoles). En 1943, la famille déménage à Nyeri. Le père travaille pour un colon britannique comme chauffeur et mécanicien. La mère travaille à la ferme : semer, bêcher, désherber, récolter sont autant d’actions que Wangari Maathai, petite fille, apprend en accompagnant et en aidant celle-ci. Sa famille n’a jamais connu la faim, les sols étant riches et fertiles. En revanche il n’y avait aucune école à proximité pour la scolarisation de la fratrie. En 1947, la mère et la fratrie repartent à Ihithe. Wangari Maathai sera séparée de son père pendant le reste de son enfance, ne le voyant que ponctuellement.
« Comment se fait-il que Wangari ne va pas à l’école comme nous ? » La question fut posée par un des frères de Wangari Maathai à leur mère, qui accepta d’envoyer une fille à l’école primaire. Wangari Maathai fut scolarisée dans des écoles dirigées par des missionnaires religieux britanniques. « Je lui serai à jamais reconnaissante de m’avoir offert cette chance qui a déterminé le cours de ma vie. »
En 1952-1956, Wangari Maathai poursuit ses études au collège. Elle aime particulièrement la chimie et la biologie. En 1959, elle fait partie des quelques « indigènes » du pays à réussir le baccalauréat. L’avenir s’ouvrait alors traditionnellement vers un poste d’enseignante ou d’infirmière pour une fille, de professeur ou d’employé de bureau pour un garçon. Wangari Maathai avait envie d’étudier dans un autre domaine, ambition jugée inacceptable. Des préjugés sexistes, même chez ses professeurs, apparurent. Elle profita d’une bourse dans le cadre du processus de décolonisation appelé « pont aérien Kennedy » qui envoya près de six cents Kenyans aux États-Unis pour leur permettre de continuer leurs études dans des établissements supérieurs. Ainsi, en 1960, à l’âge de vingt ans, elle est envoyée à Atchison dans le Kansas.
« Toute ma vie, j’avais cru qu’il n’existait que trois types d’êtres humains au monde : des gens à la peau noire, comme moi, ceux qui avaient la peau rose comme les Européens, et d’autres enfin qui, comme les Indiens, les Goanais ou les métisses des Seychelles avaient le teint bistre. […] Je fus donc stupéfaite de constater que les Noirs américains ressemblaient à s’y méprendre à des Africains et de les voir vaquer à leurs occupations le plus naturellement du monde dans cet environnement blanc. »
Mais très vite Wangari Maathai rencontra la ségrégation raciale et en fut scandalisée. « Il faut connaître l’Amérique pour que des mots comme noir, blanc, nègre, mulâtre, couleur de peau, ségrégation, discrimination ou ghetto prennent tout leur sens. » Depuis la révolte des Mau-Mau au Kenya (cf. encadré ci-dessous), elle pensait que la solution à l’intégration des Noirs dans le monde passait par l’instruction. Elle découvrit la « révolution noire » et ses activistes et la complexité et les paradoxes de l’Amérique sur ce combat. Toutefois, elle fit la part des choses entre les Noirs qui vivaient dans de petits pavillons confortables et l’habitat de sa mère en Afrique.
« À l’époque, je ne trouvais rien à redire à cette ségrégation raciale, qui me paraissait tout à fait normale. (…) La question ne se posait tout simplement pas. »
« Mais les paysans sans terre étaient ni plus ni moins des esclaves […], libres de partir s’ils le souhaitaient à leurs risques et périls. »
La révolte des Mau-Mau (1952-1956) contre les colons britanniques jeta le pays dans des violences d’insurrection et de répression. Le conflit déchira le pays, les ethnies, et la famille de Wangari Maathai ne fit pas exception. Sa mère se fit agresser au couteau par plusieurs hommes. Le gouverneur fit arrêter un leader, Jomo Kenyatta, et décréta l’état d’urgence. Des milliers d’Africains furent internés dans des camps. On plaça de force les femmes, enfants et vieillards dans des « villages protégés » sous surveillance de l’armée coloniale. 1953 : Kenyatta fut condamné à sept ans de travaux forcés et plus de 10 000 combattants des Mau-Mau furent emprisonnés. Les horreurs habituelles des conflits politiques sévirent : interrogatoires, tortures, spoliation des terres, viols des filles et des femmes. Durant les sept années du conflit armé, les parents de Wangari Maathai furent séparés. Elle fut elle aussi arrêtée malgré son jeune âge (16 ans) et expédiée dans un camp de détention pendant deux jours. Effarée, elle n’oubliera jamais la misère de ce lieu. En 1963, le Kenya acquit son indépendance.
Wangari Maathai s’intégre sans problème. Elle « s’américanise », se lissant les cheveux, dansant le twist, le rock et le cha-cha-cha. La biologie est sa matière principale, avec la chimie, l’allemand et la littérature anglophone. Elle fait un stage dans un laboratoire d’histologie, son premier contact avec la recherche médicale, puis un séminaire sur le leadership. En 1964, elle obtient sa licence de sciences et intégre l’université de Pittsburgh en biologie. À cette époque, les villes manufacturières des États-Unis prennent conscience des conséquences de la pollution liée à la révolution industrielle. Pittsburgh cherche des solutions pour assainir l’air. Wangari Maathai s’intéresse à ce problème. C'est son premier contact avec l’écologie. En 1965, le Kenya est indépendant depuis deux ans et envoie des recruteurs aux États-Unis auprès des premiers diplômés du « pont Kennedy ». On lui offre un poste d’assistante à l’université de Nairobi, à pourvoir dès le 10 janvier 1966.
Elle quitte les États-Unis après cinq ans et demi d’études supérieures, avec un regard critique sur la position de la femme africaine dans les sociétés, résolue à travailler dur et à aider les pauvres et les plus vulnérables, métamorphosée en un esprit libre qui croit à une étendue vaste et pleine d’expériences à mener. La réalité la rattrape dès sa première expérience professionnelle : son poste d’assistante est attribué à quelqu’un d’autre. Sa différence ethnique et son sexe ne plaisaient pas au professeur de zoologie avec lequel elle devait travailler. Elle rebondit en trouvant un poste dans une université en Allemagne. Deux ans plus tard, elle intégre l’université de Nairobi comme assistante puis enseignante. Wangari Maathai est la première femme d’Afrique de l’Est et d’Afrique centrale à obtenir le titre de docteur ès sciences – un exploit qui passe inaperçu.
À l’université de Nairobi, elle se bat contre les inégalités des conditions d’embauche entre hommes et femmes, car on refusait aux femmes d’avoir une carrière à part entière sur le simple fait qu’elles avaient un mari pour pourvoir à leurs besoins.
« Ce n’est pas mon mari qui m’aide à enseigner, que je sache ! » s’insurge-t-elle.
Cette expérience lui fit comprendre que ce n’était que le simple fait d’être une femme qui l’exposait à tant de discrimination et tant d’humiliations. « Je ne pouvais admettre qu’un être humain cherche à en rabaisser un autre ou à limiter son rayon d’action. Et je ne voyais surtout pas en quoi une femme valait moins qu’un homme. […] En 1974, j’étais nommée maître de conférences en anatomie ; deux ans plus tard, je dirigeais le département d’anatomie vétérinaire et, en 1977, j’obtenais le titre de professeur associé. J’étais la première femme à accéder à chacun de ces postes. »
En 1976, elle est la première femme à accéder à la direction du département d’anatomie vétérinaire de l’université de Nairobi et, un an plus tard, au poste de professeure associée.
Wangari Maathai se marie à un homme politique qu’elle aide du mieux qu’elle peut. Ils ont trois enfants. Son divorce fut passablement mouvementé et rapporté par la presse, ce qui la blessa profondément.
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En 2003, elle est nommée ministre déléguée à l’Environnement et aux Ressources naturelles.
En 1977, Wangari Maathai fonde le Mouvement de la ceinture verte (Green Belt Movement). Il s’agit d’une idée simple mais ambitieuse : reboiser la forêt kenyane pour lutter contre l’érosion des sols et réhabiliter la biodiversité, tout en donnant la possibilité à des paysannes de gagner un peu d’argent et d’élargir leur autonomie pour chaque pousse d’arbre convenablement repiquée. Par la suite, ces femmes seront aidées par leurs maris et les hommes des villages.
Le Mouvement de la ceinture verte puise ses racines dans l’observation, l’expérience et la réflexion que Wangari Maathai fait en croisant la politique environnementale et la situation sociale des femmes au Kenya. Elle observe que la déforestation, la culture intensive, non vivrière mais commerciale, et le laxisme des citoyens en matière d’écologie participent à la dégradation du milieu naturel, à l’amenuisement des richesses pour les petits paysans – leurs enfants développent des maladies liées à des carences nutritionnelles – et à la destruction de la beauté de la Nature.
Elle devient membre de plusieurs associations et organismes défendant la cause écologique à l’échelle internationale, dont le Centre de liaison pour l’environnement (CLE) et le Conseil national des femmes du Kenya (NCKW) présents en 1975 à la première Conférence des Nations unies sur les femmes à Mexico qui réunissait 133 délégués d’États et environ 4 000 femmes du monde entier.
« Les femmes des régions rurales confirmaient les conclusions scientifiques : elles manquaient de bois pour cuisiner et clôturer leurs champs, de fourrage pour les bêtes, d’eau potable, et leur production agricole ne couvrait pas leurs besoins alimentaires. »
Résoudre la crise environnementale est une tâche titanesque.
Wangari Maathai a acquis des connaissances lors d’un séminaire sur le leadership pendant ses études universitaires aux États-Unis qui lui ont permis d’écrire un mémoire sur les différentes aides pour les femmes en milieu rural afin de favoriser les initiatives de développement. Elle imagine qu’elle peut les appliquer au sein même du Mouvement.
Ce qu’on nomme la part du colibri fait son chemin dans sa tête : il faut commencer par planter des arbres (espèces indigènes) afin de rendre à la terre arable sa vitalité et sa fonction de mère nourricière. Et qui mieux que les mères connaissent cette part des anges. Des mères-sylvicultrices autodidactes sont formées selon un programme en dix étapes établi au fur et à mesure que le Mouvement de la ceinture verte avance à tâtons dans cette voie. Des séminaires à la sensibilisation civique et environnementale sont créés, en faveur de la démocratie et du respect des libertés de pensée et d’expression.
« Ces femmes étaient des paysannes. […] Comme elles, j’avais vu faire mes aînées toute mon enfance et j’avais imité leurs gestes. Je les rassurais sur leurs capacités : « On ne vous a jamais demandé un diplôme pour semer du maïs, du millet ou des haricots ! Cultiver des arbres n’a rien de sorcier : ces plants ressemblent à n’importe quel autre semis. Repiquez-les. S’ils sont sains, ils germeront, sinon ils ne pousseront pas. C’est aussi simple que cela ! » Encouragées par ma propre assurance, elles se mirent à l’œuvre sans complexe, armées de leur simple bon sens. »
Au Kenya, le Mouvement acquiert au fil des années une base communautaire solide et des subventions internationales – le Fonds de contributions volontaires des Nations unies pour la femme (UNIFEM) donne la première subvention à cette ONG. Le Mouvement de la ceinture verte a permis de reboiser le pays (plus de 50 millions d’arbres !), grâce à l’installation de pépinières établies dans les milliers de villages, et ce malgré de nombreux obstacles nourris essentiellement par la jalousie patriarcale et les hostilités politiques qui finirent par disparaître avec la mise en place d’une démocratie multipartite. Désormais, le Mouvement de la ceinture verte travaille en collaboration avec les services forestiers et le gouvernement kenyan.
L’action du Mouvement de la ceinture verte s’est développée dans d’autres pays africains (Éthiopie, Tanzanie, Ouganda, Rwanda, Mozambique, Congo). La conscience écologique, tant chez les politiques que dans la société civile, reste néanmoins en deçà de l’urgence climatique qui devrait être la préoccupation principale pour les humains à accepter et à avancer plus vite vers un nouveau paradigme.
En 2004, Wangari Maathai reçoit le prix Nobel de la paix, première femme africaine à recevoir cette distinction, pour sa contribution en faveur du développement durable (Mouvement de la ceinture verte), de la démocratie (élections multipartites, fin de la corruption et de la politique tribale) et de la paix. Elle plante un flamboyant de Nandi pour fêter cet événement.
Elle meurt en 2011 à Nairobi. Selon sa demande, sa famille confectionne un cercueil en bambou et fibres de jacinthe pour ne pas avoir à couper un seul arbre. Et bien sûr un arbre est planté, dans le parc Uhuru de la ville (parc de la Liberté en swahili).
Sources : Wangari Maathai. Celle qui plantait des arbres, biographie, édition J’ai lu, 2006.
Mama Miti, la mère des arbres, de Claire A. Nivola, édition Seuil Jeunesse 2013.