« Pour résoudre l'impact de ces tensions, il faut une approche générale et non plus centrée sur son entreprise »

« Pour résoudre l'impact de ces tensions, il faut une approche générale et non plus centrée sur son entreprise »

Les difficultés d’approvisionnement dans l’industrie, renforcées par la guerre en Ukraine, continuent de pénaliser les entreprises qui sont confrontées à une pénurie de matières, à un rallongement des délais de livraison et à des coûts qui augmentent… Face à cette situation de plus en plus alarmante pour de nombreux industriels français, voici un premier état des lieux du paysage français.

Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire de revenir en 2020 quand la crise sanitaire a coupé net l’économie mondiale. L’arrêt et /ou le ralentissement de l’économie suite aux différents confinements a créé une crise de la demande avec une hausse considérable de celle-ci sur certains marchés (les travaux d’intérieur, les ventes en ligne, l’hygiène antivirale, internet et les jeux-vidéos) et une baisse importante sur d’autres (l’aéronautique par exemple).

Ensuite, il a fallu que les usines redémarrent pour répondre à une demande plus forte que d’habitude (il fallait rattraper ce qui n’avait pas été vendu). Mécaniquement, les fournisseurs se retrouvent à produire plus que la normale dans un délai très court et ne peuvent pas honorer la demande. Lors de la reprise de l’activité, toutes les marchandises produites ont été envoyées en même temps vers les mêmes ports, allongeant les délais de livraisons. “Ce qui était à l’origine une crise de la demande s’est donc transformée en une crise de l’offre”, explique Philippe Bornert, PDG du groupe Agilea et expert en Supply Chain.

“Finalement, c’est comme un bouchon sur l’autoroute. Un ralentissement à un endroit peut créer un arrêt bien en amont du ralentissement. Si tout le monde est ralenti, toutes les voitures doivent s’accorder pour éviter d’être à l’arrêt et pouvoir retrouver un rythme de croisière plus rapidement. Or, si on est seul dans sa voiture, on peut avoir tendance à essayer de se frayer un chemin au détriment des autres pour aller plus vite avec le risque de l’accident. Sur les autoroutes, le fonctionnement en accordéon est classique. C’est ce qui se passe également dans l’industrie, lorsque les entreprises privilégient des réponses individuelles.” C’est avec cette métaphore automobile que Philippe Bornert schématise la crise actuelle. 

Concrètement, pour protéger leurs entreprises, les industriels achètent en plus grande quantité à leurs fournisseurs, déjà surchargés par une forte demande. Cela amplifie le phénomène de tension en générant une demande déconnectée de la réalité et qui surpasse les capacités de production. 

Or, “il faut essayer d’avoir la vision la plus réaliste de la demande et la partager avec les fournisseurs pour trouver les compromis nécessaires et s’engager conjointement” affirme le directeur d’Agilea.

Dans ce contexte où les PME et ETI font déjà part de difficultés d’approvisionnement, la guerre en Ukraine vient ajouter une nouvelle source de tensions. La crainte de perturbations des exportations en provenance de Russie, 1er fournisseur de gaz naturel de L’Union Européenne et 2ème exportateur mondial de pétrole, provoque une forte augmentation des coûts de l’énergie et génère également une aggravation des pénuries de métaux rares (titane, palladium) et non rares (aluminium) en raison du rôle important que joue cet État dans la production mondiale. Les secteurs de l’automobile, de la chimie, de l’aéronautique et de tous ceux qui dépendent des intrants produits en Russie ou en Ukraine et/ou fortement consommateurs d’énergie sont donc particulièrement exposés aux risques. Certains sont contraints de se tourner vers d’autres marchés comme l’Asie. Par conséquent, en Asie, les prix augmentent et les tensions s’aggravent.

Le secteur agricole, est également exposé, directement via la dépendance à la potasse russe, mais aussi indirectement via l’impact sur le secteur de la chimie, la production d’engrais étant très dépendante de la consommation de gaz. Des répercussions à long terme risquent ainsi de voir le jour sur ce secteur.

Quant aux semi-conducteurs, utiles à de nombreuses filières industrielles, ils risquent eux aussi de se faire rares étant donné que l’Ukraine est responsable de la moitié de la production mondiale de gaz néon, un gaz rare indispensable à leur fabrication.

Par ailleurs, la hausse des budgets d’armement se confirme, ce qui nécessite de se procurer des matériaux et composants, principalement électroniques qui accroissent la demande sur les marchés asiatiques, déjà en tension avec le risque que le contexte géopolitique ne génère un arbitrage entre pays alliés et non alliés dans le choix des clients qui seront servis.

Les préconisations de nos experts pour pallier ces tensions...

La relocalisation ? oui et non ! Philippe Bornert estime que le paysage industriel français commence à regagner en importance et les mouvements de réindustrialisation des entreprises en France ou en Europe sont une solution dans certaines filières. Il faut bien-sûr considérer la taille de l’entreprise et les coûts qui vont être engrangés. Pour une entreprise dépendante de micro-processeurs seulement produits en Asie du Sud-Est, il faudrait des années avant d’arriver au savoir-faire nécessaire. La relocalisation est donc “une solution de résilience qui permet à terme d’avoir une société plus pérenne” mais qui nécessite une réflexion plus profonde et stratégique.

“Dans les entreprises que nous accompagnons, nous mettons en place assez régulièrement des processus Plan Industriel et Commercial pour anticiper les besoins et faire des promesses réalistes aux clients en fonction des contraintes industrielles. Cette première étape est essentielle pour connaître le marché et mettre en place les leviers d’actions face à cette crise : multisourcing, circuits courts, relocalisation, nouvelle conception des produits, …”

De la même manière, Malek Fiouane, responsable conseil chez Bpifrance, préconise pour les PME et ETI, qui ont des capacités plus fortes de rebond de cartographier les sources exactes des composants et matériaux achetés de façon à pouvoir anticiper et piloter de façon plus précise leurs achats.

“Cette démarche permet de visualiser les chaines d’approvisionnement de l’entreprise en traçant les produits et de vérifier que des composants achetés chez deux fournisseurs différents ne proviennent pas d’une même source, dont la rupture mettrait l’entreprise à l’arrêt.

Cette visibilité permet aussi de prendre conscience de la profondeur d’une supply chain, c’est-à-dire du nombre d’acteurs différents qui se fournissent les uns aux autres. Plus cette profondeur est grande, plus le risque, y compris RSE, est élevé. Ceci permet également de savoir quels sont les flux logistiques qui peuvent nous pénaliser et qui ne sont pas forcément ceux qui nous relient à nos fournisseurs directs. Par exemple, la fermeture d’un port de marchandise à Taïwan peut apparaître critique une fois cet exercice fait alors que l’information aurait pu sembler anodine sans cela.

Il y a donc également une valeur ajoutée en termes d’anticipation des risques et donc une meilleure capacité, lorsque ceci est vital pour une PME, à regrouper les achats et à constituer des stocks de sécurité de manière adaptée.

Un autre axe de travail peut porter sur le panel fournisseur avec d’une part, la nécessité de réduire au juste nécessaire le nombre de fournisseurs indispensables à la manufacture d’un produit mais d’autre part, de conserver un panel fournisseurs suffisamment large et sain pour disposer d’un maximum d’alternatives possibles au global. Avoir fait par exemple un « multisourcing », c’est-à-dire avoir validé préventivement une source alternative pour un composant critique peut sauver les ventes d’une entreprise dans le cas d’une défaillance fournisseur.”

Par ailleurs, nous rappelle Malek Fiouane, “acheter localement est essentiel pour réduire le risque de difficultés d’approvisionnement. A force d’accompagner des entreprises, je me suis rendu compte qu’il est possible pour une écrasante majorité de produits courants de trouver des entreprises françaises capables d’en assurer la production, d’autant que le prix des containers a été multiplié par plus de neuf sur certaines sources dites « overseas ». Chez Bpifrance, nous mettons donc souvent en relation les entrepreneurs avec des fournisseurs locaux à travers le club Les Excellences ou avec des Accélérés”

« Autre point important et souvent peu anticipé, certaines vulnérabilités aux instabilités dans les approvisionnements sont intrinsèques à la conception des produits. La probabilité de subir un arrêt de ligne de production a une forme de proportionnalité au nombre de composants différents à assembler à un instant T. Standardiser les produits et limiter au juste nécessaire la création de nouvelles références de composants par les bureaux d’études peut s’avérer précieux » souligne Malek Fiouane.

Si les actions individuelles sont clefs, une stratégie globale et partagée permettrait de répondre de front à cette crise...

“C’est une crise qui touche toutes les filières et aujourd’hui, très peu d’entreprises parviennent à appréhender cette tension de la bonne manière” indique Philippe Bornert.

De mauvaises pratiques telles que l’accumulation de stocks de sécurité sur certains produits peuvent entièrement immobiliser une ou plusieurs filières. “Un de nos clients dans l’aéronautique subit aujourd’hui les conséquences de l’achat massif d’un composant par une grande entreprise automobile qui paralyse plusieurs filières pour se protéger.

D’un point de vue macro-économique, cette crise ne peut donc se résoudre que par une entente et une transparence des marchés. « Il faudrait un Grenelle de la supply chain », lance Philippe Bornert.

Toutes les entreprises peuvent aujourd’hui mettre en place un plan d’action rapide pour appréhender cette crise à court terme, mais comme l’a prouvé la crise sanitaire, ce n’est qu’ensemble et avec une transparence forte sur les besoins et les contraintes, qu’elles sortiront de cette crise et anticiperont les prochaines.

Merci Guillaume Mortelier pour cette synthèse pertinente, la pérennité de nos chaînes de valeur repose sur la transparence et l’anticipation pour permettre à chacun de porter une juste part des aléas que nous affrontons depuis deux ans…les relations clients fournisseurs seront durablement marquées par la façon dont nous aurons traversé ces crises successives! Alors merci à tous ceux (la grande majorité!!) qui s’engagent dans cette voie !

Olivier Lluansi

Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers « Omnes docet ubique » | Enseignant Ecole des Mines de Paris | Senior Fellow ESCP |

2 ans

Nous l'avons accompagné pour les filières de la cosmétique ou encore les laboratoires pharmaceutiques La sécurisation des approvisionnements et la relocalisation des intrants en France présentent un potentiel limité entreprise par entreprise. Mutualiser l'approche à l'échelle d'une filière, partageant ex-ante des approches similaires et des spécificités techniques convergentes permet d'explorer des stratégies de supply-chain nettement plus larges et plus puissantes FEBEA G5 Santé PwC France

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