Pourquoi faut-il raconter des histoires en entreprise ?
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« Je ne suis pas un beau parleur moi ! »
Parfois, en entreprise, la mise en récit est incomprise. Bon d'accord, elle est SOUVENT incomprise.
D’un côté, il y aurait les chiffres. Les sacrosaints chiffres des tableurs Excel qui, pour être sublimés, finissent bien souvent sur une présentation PowerPoint. De l’autre, le bla bla, le storytelling, cette vulgaire couche de vernis pour enrober toutes ces données dans une « belle histoire ». Après tout, il faut bien intéresser son audience, n’est-ce pas ?
Cette vision, bien que (très) caricaturale je le concède, est pourtant encore largement partagée au cœur des organisations, c’est-à-dire par tous les collaborateurs qui y travaillent, y compris les dirigeants. Et nous sommes ici au-delà d'une simple dichotomie car ceux qui mettent en avant la suprématie des chiffres dénigrent ceux qui veulent raconter une histoire, et vice versa. Les "logiciens" pensent que les "conteurs" se perdent dans des petites anecdotes sans intérêt. Les conteurs pensent que les logiciens se perdent dans des comptes d'apothicaires sans intérêt.
C'est dommage car en réalité, comme bien souvent me direz-vous, la vérité se trouve à mi-chemin entre ces deux extrêmes. Autrement dit, en entreprise, il faut raconter des histoires qui utilisent et mettent en lumière les données produites quotidiennement au sein des organisations.
Alors bien sûr, je reconnais que le concept de storytelling - car c'est par cet anglicisme que la mise en récit est surnommée - ne veut plus dire grand chose. Le terme est devenu un odieux fourre-tout, ce qui n’aide en rien à défendre la nécessité de mettre en récit données, travaux et projets professionnels. Mais, il faut le dire et le répéter : les histoires sont absolument INDISPENSABLES ! Et là où il est devenu inutile de défendre que la pensée analytique est nécessaire au sein des organisations, il faut encore s'employer pour favoriser la mise en récit.
Mais avant d'entrer dans le vif du sujet et par souci pédagogique, je définis une histoire comme suit :
« Comment ce qui arrive (il s’agit de l’intrigue) dans un univers donné à des conséquences sur une personne qui essaie de venir à bout d’un objectif difficile et comment cette personne change en conséquence ».
Cette personne, qui n'est autre que le héros, peut être le narrateur mais aussi une initiative ou encore une idée.
Avec une telle définition, les opportunités de raconter des histoires (noter comment cette expression française sonne péjorativement) sont donc légions dans les organisations : pour fédérer autour d’une vision, présenter et convaincre du bien fondé d’un projet, recruter des talents, les motiver et les conserver…
Mais déjà comment savons-nous qu'il est préférable de raconter une histoire plutôt que de présenter une liste de chiffres et graphiques pour atteindre les objectifs précédemment énumérés ?
Les faits scientifiques tout d’abord.
Dans un ouvrage au titre explicite – L’Erreur de Descartes : la raison des émotions – le neuroscientifique Antonio Damasio raconte le désormais célèbre cas clinique d’Eliott. Eliott était un homme brillant mais il souffrait d’une tumeur bénigne qui avait élu domicile sur son cortex pré-frontal. Une opération chirurgicale permit de lui retirer, à première vue sans conséquence puisqu’il avait conservé toutes ses excellentes capacités intellectuelles. Pourtant, sa vie avait bel et bien basculé. Il était désormais incapable de prendre la moindre décision. Face à cet énigme, Damasio réalise des tests et se rend compte qu’Eliott ne parvenait plus à accorder le moindre poids émotionnel aux choses. Pour Eliott, tout était neutre. Or, sans ce poids émotionnel, comment savoir qu’une chose a de la valeur, est digne d’intérêt, se démarque par rapport aux autres ? Comment savoir si telle ou telle chose nous touche ? nous énerve ? nous rend heureux ?
Ce cas clinique montre clairement que les hémisphères droit et gauche du cerveau ne doivent pas être considérés comme deux entités séparés. Plus encore, la raison ne l’emporte pas toujours sur les émotions. Ces dernières, elles aussi, ont leur mot à dire. Pour résumé, et en reprenant les mots du professeur de psychologie à Harvard, David Gilbert :
« En effet, les émotions ne sont pas simplement significatives, elles sont la signification elle-même ».
Parmi les travaux récents, ceux de Paul Zak mettent au jour les mécanismes biologiques à l'oeuvre lors de l'écoute ou de la lecture d'un récit. Toute histoire repose sur un héros. Ce dernier permet à l'audience d'entrer en empathie avec lui et ainsi de ressentir, par procuration, ses émotions. Elle s'identifie à lui. Nous retrouvons d'ailleurs ici les vertus antiques du théâtre. Aristote montrait il y a fort longtemps déjà que les intrigues présentées sur scène permettaient une catharsis c'est-à-dire une libération ressentie par les spectateurs qui éprouvaient un soulagement, un allégement de l'âme.
Mais revenons aux travaux de Paul Zak. Il montre en effet, pour les férus de biologie, que l'empathie éprouvée entraîne la sécrétion d'ocytocine, une molécule liée au sentiment de confiance envers autrui. Mais également, en cas de succès du héros ou pour toute histoire qui se termine bien ("Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants..."), que notre cerveau libère de la dopamine, une molécule liée notamment aux comportements d'exploration et de recherche du plaisir. Autrement dit, les récits provoquent des réactions biologiques qui favorisent la constitution de groupes soudés et le passe à l'action.
L’expérience du terrain maintenant.
En 1995, Stephen Denning, alors employé à la Banque mondiale, ne comprend pas pourquoi certaines idées n’entraînent pas de changements concrets au sein des organisations alors même que ces dernières disposent d’experts et d’outils permettant de réunir des données étayées indispensables à leurs actions. Agacé, Denning décide de raconter une histoire à ses collègues :
Au mois de juin 1995, une travailleuse du secteur de la santé d’une petite ville de Zambie est allée sur le site Web du Center for Disease Control et a obtenu une réponse à une question sur le traitement de la malaria. Gardez à l’esprit que cela s’est passé en Zambie, l’un des pays les plus pauvres de la planète, dans une petite localité distante à 600 km de la capitale. Le plus surprenant dans cette histoire, en tout cas pour nous, c’est que la Banque mondiale n’en fait pas partie. Malgré notre savoir-faire sur pléthore de problèmes liés à la pauvreté, celui-ci n’est pas à la disposition des millions de personnes qui en auraient besoin. Imaginez que ce soit le cas. Imaginez ce que cela apporterait à notre organisation.
Denning venait de trouver le moyen de convaincre ses auditeurs et de les encourager à changer le cours des choses. Il faut raconter des histoires ! Il poursuivra ses travaux et, comme beaucoup d’autres chercheurs, confirmera que les récits sont le moyen le plus pertinent pour communiquer au sein des organisations.
Mais alors si la recherche et les expériences sont catégoriques, pourquoi si peu d’histoires intéressantes circulent au cœur des organisations ?
Les obstacles
- La mise en récit n’est pas enseignée à l’école ni au sein des organisations. Or, raconter une histoire requiert la mobilisation de techniques et méthodes d’invention, de rédaction, de structuration, de formulation et d’incarnation. Et qui plus est, toutes les fonctions – même la communication et le marketing –, tous les métiers et tous les niveaux hiérarchiques sont concernés.
- Le monde des chiffres et des données se caractérise par sa nature non ambiguë, codifiée, réglementée, objective. L’immuabilité est recherchée. Le monde des récits s’inscrit en miroir. Une histoire peut avoir plusieurs interprétations, ses règles ne sont pas inscrites dans le marbre et le changement est consubstantiel à chaque histoire contée. Or, dirigeants comme collaborateurs développent quasi exclusivement des compétences analytiques. Dans les faits, ces deux mondes devraient toujours fonctionner ensemble, comme le Yin et Yang. Ils sont deux faces de la même pièce.
- Les données comme les raisonnements logiques qui se veulent implacables sont beaucoup plus valorisés et récompensés dans les organisations. Prendre du temps pour façonner un récit est ainsi souvent considéré comme une perte de temps, voire même une insulte… car c’est prendre le risque de devenir un simple « communiquant ». Le postulat non formulé ici est que les histoires enfument et manipulent alors que les chiffres disent toujours la vérité. Bien sûr, c’est faux. Et parfois, au lieu de passer des heures à réaliser des dizaines de slides pour des présentations Power Point qui ne seront guère retenues, il faudrait mieux s’attacher à façonner un récit intelligible autour des données et travaux réalisés.
- Le storytelling souffre de son image de technique marketing galvaudé, un maquillage de la réalité voire de la manipulation pure et simple. C’est d’ailleurs pour éviter cette aversion que je me refuse à employer ce terme de storytelling pour lui préférer celui de mise en récit. Nous sommes tous des conteurs d’histoire. Depuis notre plus tendre enfance, nous en lisons, écoutons, créons. Nous le faisons car nous aimons cela. Ce mode de pensée nous parle. Or, créer des récits captivants, pédagogiques et engageants nécessite un réel investissement et savoir-faire.
Alors pourquoi raconter une histoire ? Ou dit autrement, pourquoi une histoire sera toujours plus efficace qu'une liste de chiffres et graphiques pour atteindre les objectifs listés précédemment ?
Mettre en récit ces données, travaux et projets
- Mieux comprendre. Les récits permettent de comprendre – au sens littéral du terme de « prendre ensemble » - une situation, un projet, des travaux parfois complexes. Face aux milliers d’informations reçues en permanence, aux différentes parties prenantes, aux opinions divergentes, il est parfois difficile de s’y retrouver. Et la solution n’est pas 124 slides sur une présentation Power Point. La solution c’est une histoire, simple et claire. Cette dernière agit comme un filtre en triant et mettant en lumière les éléments les plus importants.
- Mieux analyser. Suite à la phase de prise de connaissance (la compréhension), vient celle de l’analyse. Or, les récits sont de formidables grilles de lecture car ils fournissent le contexte et l'interprétation, deux éléments essentiels pour « faire parler » les données. Une histoire sera toujours plus concrète que des statistiques. Ghislain Deslandes, professeur à ESCP Europe (et mon ancien directeur de mémoire), résume cela simplement en affirmant que les données codent le monde là où les récits le décodent.
- Mieux mettre en valeur l’essentiel. L’objectif principal d’une présentation ou d’une communication est toujours de faire passer un ou deux messages importants. Les données font vite prendre le risque de noyer l’audience sous des quantités de chiffres et statistiques. Mais, pourquoi sont-elles là ? Que disent-elles vraiment ? Que dois-je retenir ? Les récits sont encore une fois la parfaite solution. Ils créent des liens logiques entre les différents éléments présentés. Car qu’importe la qualité intrinsèque des analyses réalisées, une histoire permet de mettre en lumière les éléments les plus importants et révèle les raisons pour lesquelles une chose est digne d’intérêt pour vous, votre équipe, votre entité, votre entreprise, la société…
- Mieux mémoriser. Au cœur des organisations, combien de messages sont répétés sans qu’ils n’impriment les mémoires des audiences ciblées ? La raison est pourtant simple : il est beaucoup plus difficile de retenir une connaissance abstraite que des éléments concrets. Or, les récits permettent de visualiser aisément les choses, ils les rendent vivantes, émotionnelles et personnelles.
- Mieux s’engager. La très grande majorité des communications, internes comme externes, au sein des entreprises sont tellement formalisées qu’elles deviennent désincarnées. Manque d’originalité donc mais pire, une absence d’engagement dans les propos avancés. Et si les récits ne sont pas nécessairement là pour raconter des expériences personnelles ou des anecdotes intimes, ils demeurent néanmoins le meilleur moyen d’exprimer ses convictions à travers ses valeurs, son expertise et son expérience professionnelle.
- Mieux passer à l’action. En entreprise, la communication est souvent un préalable à l’action, c’est un appel à changer de comportements, de façon de penser, d’outils. Or, à nouveau les chiffres ne suffisent bien souvent pas à réaliser cet objectif. En tant qu’audience, il nous faut plus que des preuves, aussi pertinentes soient-elles, il nous faut un attachement personnel et émotionnel aux choses pour pouvoir passer à l’action. Les récits parlent à hauteur des hommes et des femmes, ils font vivre des émotions et des actions par procuration qui nous poussent à voir le monde autrement et ainsi à agir différemment dans celui-ci.
Dans les organisations, les histoires n’existent pas pour transformer les collaborateurs en beaux parleurs. Elles sont là pour mieux comprendre, analyser, mémoriser, engager et passer à l’action.
Ce n’est pas rien et ce serait surtout dommage de continuer à se passer de ce pouvoir des récits !
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Et pour retrouver le détail de tous ces éléments et bien d'autres >> L'Homme est un conteur d'histoires.
Fondateur de Résonances et Narratopia | Co-fondateur de Les Rêveilleurs et du Design Fiction Studio | Rédacteur en chef de la revue Portfolio | Auteur
5 ansCasalegno Jean-Claude
Coach professionnel
5 ansOui « nous sommes tous des conteurs d’histoires » dans la mesure où nous sommes des histoires. Petit clin d’œil à l’approche narrative Pierre Blanc-Sahnoun
Chargée de Communication & Marketing au sein du Groupe Philippe Marraud
5 ansSbaïz Sabine