Pouvons-nous encore être créatifs ?

Pouvons-nous encore être créatifs ?

Le temps est, paraît-il, au salarié créatif et innovant, souple et agile. Mais l’heure, elle, est au contrôle, à la surveillance, à l’alignement et à l’exigence tribale. C’est l’un des paradoxes auxquels les évolutions majeures que nous sommes en train de vivre nous confrontent, rupture technologique en tête… tant l’on néglige l’évolution humaine, professionnelle, managériale, organisationnelle, citoyenne, qui à la fois en découle et la sous-tend. L’invention de l’imprimerie ne nous a jamais indiqué ce qu’il fallait écrire… 

Or, c’est pourtant bien de ce que nous allons « écrire » aujourd’hui, avec des technologies ouvrant un extraordinaire champ des possibles, que notre avenir dépend, au moins en partie. 

Les usages et les pratiques : des ersatz d’innovation

En prenant un peu de recul, on est en droit de se demander si l’une des causes profondes de la crise que nous vivons ne provient pas du fait que, pour une importante majorité d’entre nous, nous copions plus que nous ne créons réellement. En effet, utiliser, consommer, reproduire, cloner, compter, « dividender », « forwarder », « retweeter », recomposer … autant d’actions et réactions, certes utiles, mais dont la créativité n’est ni le fondement, ni le principe. 

En réalité, si nous observons bien la vie d’entreprise comme les productions du microcosme 2.0, la majorité d’entre nous recompose mais ne produit que peu de pensées, idées et écrits originaux. Au point que certains soient d’ailleurs devenus les rois du « mash up » des contenus des autres, habiles sélectionneurs, veilleurs et observateurs, toujours informés, bien placés et prêts à dégainer leurs outils d’insta-collage plutôt qu’à exprimer, même imparfaitement, leurs propres idées. 

Certes, il y a du nouveau … mais d’une nouveauté qui pourrait invalider la créativité dans son origine même. La co-production « sociale » que la culture 2.0 nous offre est à l’évidence source d’inventions réelles, de productions intéressantes, et en un mot, de « nouveautés ». Or, si la nouveauté peut parfaitement être utile et avoir une valeur indiscutable, elle n’est pas assimilable à la création : « être inventif » ce n’est pas « être créatif » de la même manière qu’être « malin » ce n’est pas être « intelligent ».

Or, à bien observer le monde qui nous entoure, les « nouveaux usages » et les « nouvelles pratiques » s’imposent de plus en plus comme les principes directeurs dominants des grandes évolutions – plus connues sous le nom de « crises » – que nous subissons. Les fonctionnalités ont alors remplacé le sens et ont acquis une valeur de finalité, et non plus de moyens. « Ce qui se fait » devient alors l’unique horizon de notre créativité. 

La créativité ne repose pas d’abord sur la mise à disposition et la performance d’outils, même si ces derniers possèdent effectivement une vertu « dispositive », justement par les usages et pratiques qu’ils suscitent, permettent et imposent. L’invention de la photographie ne nous a jamais transformés en artistes de l’image ! Il ne suffit pas de redimensionner une image au format carré et lui appliquer un filtre pour prétendre être photographe.

Pas de sens sans créativité

Il nous faut retrouver le “sens” dans l’entreprise : tout le monde le dit et le proclame. Mais pour cela il nous faut d’abord retrouver la créativité. Car en matière d’œuvre, c’est la créativité qui fait le sens, et non l’inverse ! Comme le dit Bergson : « Dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création ». Soit ! Alors où est la difficulté ? 

La difficulté, c’est que la créativité demande de l’intelligence. Pas d’abord une intelligence intellectuelle, pas celle du QI, pas celle des technocrates ou des « contrôleurs des poids et des mesures », mais une intelligence amoureuse. Une intelligence incarnée. Une intelligence du cœur de tout l’Homme. Celle qui sommeille en tout Homme et qui fait par là-même… toute son « humanité ».

Il est là, à portée de main, tendue, ce « capital humain » dont chacun s’escrime à affirmer qu’il est au cœur de l’entreprise… comme si l’entreprise pouvait avoir un autre cœur que celui de l’Homme ! C’est plutôt le contraire, en fait : la créativité est la seule force capable de remettre l’entreprise dans le cœur de l’Homme. Un Homme qui va redévelopper le désir profond de « faire œuvre ». 

Soit ! Reposons donc la question : où est la difficulté ?

Pas de créativité sans intelligence du temps

La difficulté, c’est que cette “intelligence” a un défaut majeur : elle est incompatible avec la pression du business contemporain. Elle a en effet besoin d’un peu d’espace, de liberté, de sérénité pour se développer et s’exprimer, même si des phases de contraintes de nuisent pas nécessairement à son expression. Mais sa gestation se nourrit de curiosité, de dilettante, de mobilité, de diversité, de métissage, de mise en relation, d’ouverture, de maturation, d’expérience, d’erreur, de désirs, de rêveries, de contemplation. Bref, si elle a besoin d’espace pour s’exprimer, elle a aussi besoin de temps pour naître. Et c’est d’un temps qualitatif dont il s’agit. Un temps que l’on peut habiter. Un « temps-espace » qui ouvre autant d’infinis à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Il s’agit là d’un temps que les formes actuelles et les plus courantes d’organisation du travail interdisent, au même titre d’ailleurs que certains usages aveuglés – professionnels comme personnels – des technologies et des réseaux. « L’hyper-2.0-addict » ne vit plus dans le temps : il est dans « l’instantanéité plurielle » – tout, tout de suite, n’importe quand et n’importe où – décrite par l’amiral Olivier Lajous, lequel affirmait, dans la préface de notre livre1 : « On ne peut que constater avec effroi combien, trop souvent hélas, sous la pression du temps mal maîtrisé, l’homme devient violent. Ce lien étroit entre le temps et la violence humaine ne peut que nous inviter à rechercher des solutions nouvelles de maîtrise du temps ».

L’entreprise à contre temps

Penser que l’acharnement réflexif pendant le plus grand nombre d’heures possibles donne plus d’intelligence est un contre sens. Penser que l’urgence ou le stress la stimule en est un autre. Et le temps s’étend à l’espace : penser qu’il faut être systématiquement tous ensemble dans un même lieu pour que l’effervescence génère le génie est le comble de l’ignorance. La complémentarité est évidemment une nécessité, mais elle suppose qu’il y ait de la différence, et donc des temps et des espaces différents ! Dans un open space, par exemple, lorsque celui-ci ne dispose pas espaces intelligents destinés à des usages variés (espaces où l’on peut s’isoler notamment) tout le monde finit par dire et savoir les mêmes choses. Par ressasser les mêmes idées. Parce que la perception des données et des ambiances est simultanée, on croit que l’intelligence est partagée, que le savoir est unique et que la culture est commune… c’est une erreur et une source de malentendus. Tout finit par se confondre dans un magma immanent dans lequel plus personne n’est capable de discerner les informations clés et d’en avoir une lecture utile aux décisions à prendre, aux actions à mettre en œuvre, à la stratégie à appliquer. C’est alors le « plateau des 1000 clones » !

L’ouverture à la conscience

L’intelligence, au contraire, est une quête permanente de lisibilité. Elle cherche à discerner les significations au sein du bruit global, et le « sens » au sein des significations multiples. La « lisibilité » de l’information conduit en effet à une augmentation de la pensée, un enrichissement des points de vue, un élargissement du champ des possibles… Alors seulement elle devient source de créativité !

Qu’il s’agisse de connaissance ou de compétence, une des problématiques de l’intelligence est donc celle de la « prise de conscience », de la « perception » des réalités internes et externes qui préside aux orientations, choix et décisions d’un acteur professionnel. La difficulté peut se définir de la façon suivante : ce que nous avons coutume d’appeler notre « conscience » est structuré par un système de représentations, acquis depuis nos origines, au long de notre histoire, de notre formation, de notre parcours, de nos fréquentations usuelles, de nos opinions parfois très arrêtées ; nous n'avons d'ailleurs pas une conscience complète de ce système et de la tyrannie qu'il exerce sur notre pensée et sur notre imagination, sur nos affects et sur nos sentiments et par conséquent sur les conditions internes de notre créativité.

La vertu de l’intelligence

La vertu de l’intelligence réside dans le fait qu’elle puisse demeurer extérieure au système de représentations, contrairement à notre raison « raisonnante ». Raisonner, c’est faire des liens à la lumière de ce que nous savons déjà, et viser à la parfaite cohérence de l’ensemble des éléments ainsi reliés ; la raison est systémique dans son essence même. Elle produit en permanence la logique combinatoire justifiant l’ordre du système. Elle se veut également « systématique », c’est-à-dire qu’elle est totalitaire dans son mode de fonctionnement, tendant toujours à clore le système en recherchant la combinaison définitive, excluant tout intrus non conforme. Mais rien ne peut lui indiquer, dans son mécanisme autosuffisant, si le système ainsi construit possède ou non une pertinence dans le réel ! C’est pourquoi « ce que nous savons est le plus grand obstacle à ce que nous ne savons pas encore », disait Claude Bernard. Ce faisant, paradoxalement, la raison lutte contre l’intelligence.

L’intelligence, elle, recouvre un ensemble de « qualités » permettant d’aller au-delà du déterminisme du système et du conditionnement qu’il impose toujours à la pensée ou à la réflexion, et notamment la capacité, comme son étymologie l’indique, à « lire à l’intérieur de… », en allant au-delà des apparences ; autrement dit d’avoir une vision pénétrante du réel. L’intelligence est non-conformiste dans sa nature même : elle a la capacité de transgresser le système, à ne pas se laisser duper par les habitudes ou les idées reçues ; de dominer craintes et peurs pour rechercher l’efficience réelle et non l’efficacité à court terme et à tout prix. L’intelligence est en quelque sorte une forme d’impertinence de la raison. Un « esprit » qui surprend la raison, une critique qui en heurte les étais, non pas pour l’ébranler, mais pour en « éprouver » la solidité. Une ouverture à d’autres possibles, le début de la créativité.  

Le retour de la créativité

Ainsi, l’intelligence « saisit », en deçà et au delà des éléments possédés et de leurs configurations de relations possibles, un ou plusieurs sens non caractérisés a priori, qui pourront présider à une véritable création.

La vertu de l’intelligence est de pouvoir s’affranchir des déterminations du système pour créer de nouvelles perspectives. Ce n’est pas d’abord le caractère inédit ou original du résultat qui manifeste la créativité de l’intelligence ; c’est sa capacité à faire naître ce qui, aux yeux du système et de toutes ses combinatoires autorisées, est à ce moment là inexistant ou impossible : « Il y avait une chose impossible à faire. Quelqu’un est arrivé, qui ne savait pas que c’était impossible… Et il l’a fait. »

A nous de réorienter notre énergie créatrice ! 

Le travail à distance. Télétravail et nomadisme, leviers de transformation des entreprises. Patrick Bouvard & Patrick Storhaye, Dunod 2013


Dichotomie entre société de contrôle et demande de salariés créatifs et agiles. Paradoxe dans les exigences.

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