Présentation du livre de Michèle Bertrand, La Douleur psychique, par Danièle Agostini Austerlitz.
Michèle Bertrand, La Douleur psychique, Paris, L’Harmattan, 2016.
En 1990, à l’occasion de ses élaborations dans « La pensée et le trauma », Michèle Bertrand faisait dialoguer Freud et Ferenczi, en confrontant leurs élaborations théoriques, illustrant de la sorte les fécondations réciproques de ces pionniers de la psychanalyse.
Elle évoquait en outre les « désaccords » profonds survenus entre le maître et son disciple à la fin de la vie de ce dernier. L’analyse mutuelle, tentative de réponse aux impasses de l’analyse pour des patients ayant vécu des violences gravissimes, qualifiée par Freud d’expérimentation sans rivage, est révélée par Ferenczi dans son Journal clinique comme un échec. Il ne cache pas son désarroi, et la violence, partagée par le patient traumatisé et l’analyste, apparaît sans issue.
« La froide excuse habituelle, que tout cela viendrait de la résistance du patient à plonger plus profondément dans le trauma, ne nous est ici d’aucun secours. Les patients sentent avec certitude qu’ils ont atteint les limites de leurs possibilités, et que désormais c’est quelqu’un d’autre, moi, l’analyste, naturellement qui doit « faire quelque chose », « mais faire quoi » ? » (Ferenczi, 1985, p. 197).
Michèle Bertrand ne reste pas sur ce constat d’impuissance, et poursuit inlassablement ses recherches théorico-cliniques pour, à la fois prolonger le travail de Ferenczi avec des patients soumis à la douleur psychique, et ouvrir la poursuite du dialogue entre Freud et Ferenczi, au-delà du Styx.
L’article de Freud de 1937, « Constructions dans l’analyse », lui permet de surmonter leur « différend » : « Quand des évènements psychiques n’ont pu être élaborés par la voie de la remémoration, et que seuls des indices en font soupçonner la trace, la construction est une alternative à la remémoration. » Alors, « il convient d’élargir la notion de contre-transfert à toutes les représentations inconscientes qui affectent l’analyste dans la situation analytique, comme aussi à ses formations défensives et identifications projectives. Là commence un travail d’autoanalyse pour en élaborer le contenu.» (Bertrand, 2016, p. 137 et 140).
Il ne s’agit pas pour autant d’analyse mutuelle dans cette co-construction, mais on peut cependant reconnaître une dette à Ferenczi l’expérimentateur, et M. Bertrand le met en évidence.
Après ce préambule, venons en au corps de l’ouvrage : LA DOULEUR PSYCHIQUE.
Si la douleur psychique n’est pas absente dans La pensée et le trauma, l’auteur produit un premier livre sur le sujet en 1996 : Pour une clinique de la douleur psychique.
Elle y revient cette fois en articulant :
-un repérage de la notion de douleur dans la théorie psychanalytique, plus particulièrement chez Freud, Ferenczi, Pontalis (premier à s’interroger sur le concept psychanalytique de douleur psychique) et Roussillon,
– des présentations cliniques qui illustrent les apparences variées sous lesquelles cette notion se présente, masquée
– et des propositions pour une clinique dans ces cures de patients si sévèrement affectés, et privés de capacité d’en parler et de se remémorer.
On voit là comment se déroule la logique du livre : autour des fragments d‘analyse qui occupent le milieu de l’œuvre, la partie théorique présente les conditions de survenue des symptômes et modes d’être, ainsi que leurs conséquences sur le transfert, tandis que le troisième temps offre une conception relativement originale d’aménagement du cadre, de la position de l’analyste, du travail particulier sur le contre-transfert, et de construction.
REPERES THEORIQUES
Chacun a pu faire l’expérience de la douleur physique, avec retrait de l’intérêt pour le monde extérieur, et repli de tous les investissements sur la partie douloureuse. La douleur corporelle revêt aussi une dimension psychique, l’esprit étant mis en échec. Mais qu’en est-il de la douleur psychique, au premier plan dans la psychose, et présente également dans d’autres configurations ?
Il convient tout d’abord de distinguer la souffrance (Leid), qui, dans le champ du principe plaisir/déplaisir, peut s’énoncer, dont on peut rechercher le sens, de la douleur (Schmerz), silencieuse, cet au-delà du principe de plaisir qui révèle une blessure du moi et se ressent par une diminution du désir de persévérer dans l’être (Spinoza).
Freud a, dès L’Esquisse, évoqué la douleur comme laissant « derrière elle des frayages permanents à la manière d’un coup de foudre », comme effraction. Mais c’est dans « Au-delà du principe de plaisir », où est introduit la pulsion de mort, qu’apparaît le premier modèle de la douleur, effraction d’une enveloppe protectrice, caractéristique du traumatisme.
La mélancolie constitue une pathologie du narcissique où la douleur se déploie : la douleur mélancolique est présentée par Freud, dans « Psychologie collective et analyse du moi » (chapitre 6), comme consécutive à la critique cruelle du moi par l’idéal du moi. Cela deviendra en 1923 un surmoi cruel qui agit comme pure culture de la pulsion de mort.
Ferenczi situe l’origine de la douleur psychique dans des expériences primaires qui se révèlent comme des catastrophes narcissiques : les premiers objets d’amour n’investissant pas l’enfant, ne lui permettent pas d’établir des assises narcissiques, ce qui favorise la déliaison pulsionnelle (l’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort, 1929).
Un non-regard maternel entrave la constitution de l’image de soi (stade du miroir) et suscite une crainte de l’effondrement en place de l’angoisse de castration.
L’enfant bien accueilli, et ensuite laissé tombé, de Ferenczi, et le complexe de la mère morte de Green se repèrent par une dépression de transfert au cours de l’analyse. Cette dépression de transfert signe une dépression infantile, avec identification inconsciente à la mère morte et quête d’un sens perdu conduisant à une urgence à penser.
Les enfants soumis de manière récurrente à de la paradoxalité tentent de se préserver de la douleur par un contrinvestissement de la haine et par la culpabilité primaire.
Les failles narcissiques conduisent les sujets à élaborer des stratégies de contre-investissement pour se protéger de la douleur : l’amour passionnel en est une. L’objet est idéalisé, rédempteur.
« On ne peut se dispenser de désigner le principe de plaisir comme gardien de la vie », écrit Freud en 1924 (Freud, 1924c, p. 289).
Les trois principes qui régulent la vie psychique : Nirvana, plaisir, réalité voient leurs relations saccagées en situation de catastrophe narcissique. Le masochisme agit alors comme plaisir associé à une souffrance, afin de rendre celle-ci plus supportable. On l’observe quand se produit un « développement soudain de l’intelligence » (Ferenczi, 1982, p. 139-147) : apparition subite d’une capacité intuitive et inconsciente à évaluer finement une situation critique pour faire face à l’imprévisible. Il en est de même dans l’identification à l’agresseur comme modalité de défense, tout comme dans le « Syndrome de Stockholm ». Quand, en revanche, c’est le clivage narcissique (Ferenczi) qui constitue le recours, le masochisme est mis hors-jeu. Le clivage narcissique se caractérise par un moi scindé en deux parties qui deviennent étrangères l’une à l’autre : une partie qui sait, mais ne souffre pas, une partie qui souffre, mais ne le sait pas.
L’aspiration à retrouver l’état de repos perturbé par des excitations par trop douloureuses peut conduire à recourir à la passivité, au prix de sacrifier son moi. Le plaisir de passivité se révèle des plus destructeurs.
ETUDES CLINIQUES
Alex est un mythomane dont toute la vie est organisée autour de la nécessité impérieuse de cacher une carence pour lui insupportable : son illettrisme. Souffrant d’un déficit permanent d’identité, il passe d’une imposture à l’autre. Il ment pour survivre, mais une partie de lui sait qu’il ment, et la révélation potentielle de son mensonge le panique. Sa personnalité clivée, consécutive à des catastrophes narcissiques vécues dans son enfance, le met en grand danger : démasqué, il n’a qu’une issue, disparaître.
Marie, pendant plusieurs années, livre un récit stéréotypé, répétitif, déconnecté de tout affect. Elle vouait à sa mère une haine passionnelle, sans en avoir conscience, énonçant des faits demeurés par elle incompréhensibles.
Copieusement nourrie d’aliments, mais s’étant sentie totalement privée de tendresse et d’amour de la part de cette mère, elle avait souffert au point de faire l’objet d’un placement pendant plusieurs années. À l’expression de ses affects, elle recevait des réponses paradoxales telles des gifles si elle pleurait quand elle ressentait du chagrin. Elle avait appris à ne rien montrer de ses émotions.
Un événement survenu pendant sa cure provoqua un silence durable dans les séances au cours desquelles elle pleurait. Durant de longs mois, Michèle Bertrand subit un transfert paradoxal : son silence était vécu comme un abandon, et toute parole se voyait dévalorisée et traitée avec mépris. Une construction dans l’analyse permettra de sortir de l’impasse. Une dépression primaire est réactivée, et l’analyste placée dans un transfert maternel primaire : elle est une mauvaise mère. Sa construction la conduit à oser une interprétation.
« Je dis : peut-être êtes-vous en colère contre moi, peut-être ai-je fait quelque chose qui vous a blessée ? » (Bertrand, 2016, p. 91)
Le processus va progressivement se remettre en marche, pensées et représentations reviennent, Marie parvient à parler de ses affects quand elle les éprouve, les imagos maternels se complexifient. Un fil œdipien se dessinera petit à petit. Des rêves sont rapportés, la fantasmatisation apparaît.
Cette présentation d’analyse illustre un cas de patiente dont le fonctionnement psychique se situe au-delà du principe de plaisir. De la haine passionnelle au transfert passionnel, Marie se défendait contre une crainte d’effondrement et faisait obstacle à l’actualisation d’expériences primaires de détresse. Il fallait que sa douleur soit reconnue, et pour cela, qu‘elle fasse vivre sa détresse à son analyste. M. Bertrand livre ses ressentis contre-transférentiels, ses hésitations, et ses modalités d’intervention avec une authenticité remarquable, et convaincante.
Pour terminer l’étude clinique des vécus de douleur, les situations extrêmes s’imposaient, comme paradigmatiques du champ étudié.
La désorganisation psychique issue des expériences extrêmes se traduit par :
– une vie fantasmatique tarie.
– des forces de liaison « au-delà du principe de plaisir ».
– une faillite narcissique. Le moi est pris dans un univers marqué par le désespoir et la destructivité.
Les camps de concentration où tout était organisé en vue de détruire la personnalité, l’humanité des incarcérés, où des meurtres psychiques étaient perpétrés, la guerre civile en Algérie dans les années 1990 où des voisins se commuaient en bourreaux, le génocide au Rwanda, où l’insensé côtoyait la barbarie, constituent des exemples de situations extrêmes.
Les conséquences psychiques pour les survivants se révèlent d’une gravité extrême : paradoxalité, sentiment d’impasse, rupture du contrat narcissique, déliaison et destructivité, absence à soi, clivage du moi, « solution philosophique », après-coup avec gel des affects, position sacrificielle, …
La clinique des situations extrêmes concerne le conflit des forces de déliaison et des forces de vie, entre destructivité et Éros. Le transfert paradoxal et le clivage laissent peu de place aux interprétations. La construction est requise chez l’analyste, avec un travail sur son contre-transfert. « La construction nécessitée par des traces d’évènements psychiques, sans remémoration possible… s’appuie sur des éléments contre-transférentiels » (Bertrand, 2016, p. 119).
LES ENJEUX DE LA CONSTRUCTION
Quand des patients ont connu des traumatismes précoces avant les acquisitions du langage permettant une inscription dans la mémoire, il ne subsiste que des traces mnésiques. D’autres ont vécu des expériences si désorganisatrices que pour survivre, le moi recourt au clivage narcissique. La douleur, insupportable, est mise de côté, dans une région du psychisme non accessible à la conscience. Elle apparaît dans des symptômes somatiques, ou répétitivement dans des rêves, ou des idées délirantes. Le clivage narcissique frappe d’une absence de représentabilité mentale une partie de l’expérience. L’affect est isolé, non lié au souvenir ou à la perception.
Le clivage du moi, lié à un événement qui n’a pas été refoulé, est forclos. Le sujet se révèle imperméable à ses contradictions, donc aussi aux interprétations. L’étonnement de l’autre peut, si cet étonnement trouve à s’inscrire dans le moi, déclencher un précurseur affectif de la conscience de son clivage. Alors intervient, de la part de l’analyste une construction « récapitulatrice » qui, à partir des symptômes, rêves, associations et anamnèse, propose un scénario fantasmatique pour envisager ce qui s’est passé. Par une auto-analyse pour élucider son contre-transfert, l’analyste constitue cette « construction créatrice ».
S’agit-il d’une « vérité historique » au sens où Freud l’entendait dans ses « Constructions dans l’analyse » ? Eventuellement, si la vérité ne se détermine pas par la factualité de l’événement matériel, mais par son impact psychique sur l’analysant, par la transformation qu’un tel événement lui a fait subir. Reste à repérer comment s’en assurer. Le transfert de soumission de l’homme aux loups a conduit ce dernier à adhérer immédiatement, par persuasion, à la construction proposée par Freud. C’est donc plutôt la conviction qui confère à une construction sa valeur. « La vérité d’une construction est attestée lorsqu’elle amène dans la séance la reviviscence consciente d’une expérience vécue » (Bertrand, ibid., p. 143). Cette conviction ouvre la voie à une transformation.
Michèle Bertrand, toujours animée par la pensée de Spinoza, produit une œuvre profonde et érudite, qui articule sa recherche ancienne et continue sur la pensée à sa pratique clinique. Ce livre se trouve au cœur de l’actualité : les conditions actuelles d’accueil dans les maternités, soumises à une nécessité de rentabilité, ne préparent-elles pas des carences maternelles précoces, propices à la survenue de traumas primaires chez de très jeunes enfants ?
Les réfugiés (syriens, entre autres) qui parviendront peut-être à être accueillis, les migrants qui survivent à leurs périlleuses traversées de désert et de mer, devront quant à eux, surmonter des vécus de situations extrêmes que nous aurons à savoir entendre, pour co-construire.
Danièle Agostini Austerlitz, psychologue psychanalyste
Références bibliographiques
Bertrand M. (1990), La pensée et le trauma, Paris, L’Harmattan.
Bertrand M. (2016), La douleur psychique, Paris, L’Harmattan.
Ferenczi S. (1982), Réflexions sur le traumatisme, O.C.4, Psychanalyse 4, Paris, Payot.
Ferenczi S. (1984), Journal clinique, Paris, Payot.
Freud S. (1924c), Le problème économique du masochisme, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
Psychologue clinicienne psychanalyste
6 ansTrès intéressant et en effet: quid des modalités d’accueil actuelles des femmes qui accouchent et des conséquences sur le lien précoce ...
Psychologue clinicienne et Psychanalyste. Membre de la Société Psychanalytique de Paris Musicienne
6 ansOui, il est très intéressant. Je partage.
Psychothérapeute, Psychanalsyte chez Activité liberale
6 ansMerci Danielle!