PROPAGATION DE LA VIOLENCE EN MILIEU GESTIONNAIRE: du harcèlement moral des hommes au harcèlement sexuel des Femmes
CHAUDE CHAINE FROIDE
PROPAGATION DE LA VIOLENCE EN MILIEU GESTIONNAIRE: du harcèlement moral des hommes au harcèlement sexuel des Femmes
Marie PEZE
Docteur en psychologie, psychanalyste, responsable des consultations « Souffrance et Travail »
« La justice sépare l’innocent de l’assassin, l’assassin de son crime, et la victime de sa souffrance ».
Pierre Legendre
Monsieur W., cuisinier dans une Institution médicale, se présente en urgence à ma consultation le 4 avril 2... Il est prostré, la tête pend lourdement sur le thorax, il est hébété, sans voix, non loin de l’état de stupeur psychiatrique. Je ne vois pas comment conduire un entretien clinique avec un patient dans un tel état. Mais je sais d’où il vient car le chef d’établissement et la DRH m’avaient fait venir pour une formation à la prévention du harcèlement moral et depuis avaient embauché une psychologue du travail.
Mais, dans cette grande bâtisse à l’architecture asilaire, si loin de toute agglomération et de toute vie, en autarcie complète, qu’a-t’il pu se passer ? J’ai le souvenir d’un parc immense, de jardins entretenus au cordeau, de bâtiments en carré fourmillant de couloirs intérieurs et de galeries intermédiaires. Dans ce contexte d’autarcie, tous les corps de métier y étaient déployés depuis son ouverture : boulangers, lingères, jardiniers pur le potager et l’entretien du parc, bouchers, cuisiniers..
J’avais été frappée lors de ma visite par le fort investissement du travail de chacun de ces corps de métier venus écouter.
Corps de métier n’est pas une figure de style. Le passage par la formation professionnelle puis le travail façonnent les corps. Durablement. Dans les métiers dits manuels comme dans les métiers dit intellectuels.
Si je travaille comme menuisier, comme charpentier, comme bûcheron, je travaille le bois. A force de travailler le bois, non seulement je découvre les qualités de la matière BOIS, mais sa résistance, ses aspérités, ses nœuds, ses fragilités. Je développe une intimité du rapport à sa matière. J’éprouve la résistance du bois à l’usage de l’outil dont je me sers pour le travailler, j’éprouve la résistance de mon corps à l’usage de cet outil. La dimension corporelle de l’intelligence que nous mobilisons dans le travail est différente de l’activité logique. Evaluer la qualité d’un matériau du plat de la main, identifier à l’oreille un moteur défaillant, visualiser, dès l’incision, la déchirure d’un tendon, « sentir » l’angoisse du patient, sont autant de situations de travail mobilisant des données perceptives, mais aussi, derrière l’information sensitive présente, toute l’histoire de notre corps, personnelle et professionnelle.
C’est par la résistance du réel que mon propre corps et les pouvoirs de mon corps se révèlent à moi. Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est se transformer soi même.Perception, interprétation, diagnostic, action engagent bien plus que notre intellect. Pour la femme de ménage qui vide les poubelles comme pour le chirurgien peaufinant une suture, pour la caissière qui sourit à ses clients, pour la psychanalyste qui interprète les corps, travailler implique de sortir de la prescription. Travailler implique d’aller chercher en soi des ressources indicibles qui rendent le travail réel invisible. Travailler passe par l’énigme de la mobilisation du corps, creuset entre le pulsionnel, le physiologique et le symbolique. La chair du travail, tout simplement.
Les gestes de métier ne peuvent donc se réduire à des enchaînements de mouvements efficaces. Ils sont de véritables actes d’expression de notre identité psychique et sociale. (note de bas de page Dejours, Dessors, Molinier, 1994).
L’identité transgénérationnelle d’abord, car les gestes sont transmis dans l’enfance, par la copie des adultes aimés et admirés. L’enfant intériorise les « tours de mains » des adultes par loyauté identificatoire.
l’identité sociale puisque les gestes sont socio-culturellement construits. En Occident, le port des enfants, des charges lourdes, se fait ainsi sur les membres supérieurs fléchis, en Afrique, les sur la tête et le dos.
Plus spécifiquement, au travers des apprentissages, les gestes de métier viennent nouer des liens étroits entre l’activité du corps et l’appartenance à une communauté professionnelle.
les gestes ont aussi un sexe. L’identité sexuelle, l’identité de genre se doivent d’être traduites par des attitudes, des postures spécifiques. L’éducation inscrit dans la musculature des postures sexuées spécifiques.
Le modelage d’un corps se fera ainsi au fil des ans, traduisant les choix existentiels, la mémoire tissulaire des événements forts, les empreintes du travail. Souvenons-nous, agir sur le geste, c’est donc agir sur l’identité.
Je téléphone au médecin du travail de l’institution dès l’arrivée en urgence de Monsieur W. Il m’apprend que dans le cadre des mesures d’accréditation, la restructuration de la cuisine est devenue nécessaire et que l’organisation du travail a donc été profondément remaniée. Les savoir-faire traditionnels de l’institution et les corps de métier ont peu à peu été remplacés au profit d’une organisation rationalisée type chaîne froide. Les différents secteurs, me dit-il, boucherie, boulangerie, lingerie, cuisine ont été recentrés et selon l’expression consacrée, les ressources humaines ont été redéployées. Le médecin du travail propose d’alerter la DRH sur la gravité de l’état de Monsieur W. Je redonne un RV au patient le 17 avril suivant, pour établir un diagnostic clinique et mettre au clair la dégradation de sa situation professionnelle.
Le médecin du travail m’informe dès le lendemain qu’il a reçu Monsieur W, qu’il a prononcé une inaptitude temporaire et que le patient est en arrêt-maladie.
Avant la consultation prévue le 17 avril, je reçois des documents. A leur lecture,Je suis saisie par le discours technocratique et presque méprisant du rapport fait par le responsable du Pole travaux dont dépend la nouvelle cuisine :
« Avant 1999, plusieurs cuisines en liaison chaude existaient sur le site. Le travail était assuré par 50 agents titulaires et contractuels. L’Etablissement disposait alors de cuisines extrêmement vétustes : aucunes procédures relatives à l’hygiène des préparations, à la qualité diététique, à la qualité gustative, au respect des dates de péremption. Un rapport des services vétérinaires demandait la fermeture des cuisines.
La construction d’un outil de production neuf a été confié à un groupement privé. La nouvelle unité de production alimentaire en liaison froide ouvre en 1999. Sur les 50 agents des anciennes cuisines, 5 partent à la retraite, 3 font une demande de reclassement en surveillant-gardien.
L’organisation du travail est profondément remaniée.
- dans les services de soins, les repas sont livrés en barquettes individuelles et reconditionnés sur des plateaux par les aides-soignants.
- dans les réfectoires du personnel, et les autres secteurs de l’établissement, Ils sont livrés en barquettes collectives et remis en température.
- Les métiers de boucher et de boulanger ont été supprimés au profit de postes d’allotisseurs, de déconditionneurs ou de comptage.
Il a ainsi été mis fin à une organisation un peu libre du travail qui, dans ses manifestations extrêmes, aboutissait à une libre répartition entre les agents des affectations sur la semaine et le week-end, à l’utilisation de l’outil de travail à des fins personnelles, au non-respect des consignes d’organisation (passage gratuit de certains usagers au self) et à des coulages considérables.
La direction de la cuisine a été confiée à un ingénieur cadre A. L’essentiel de la formation des salariés a été fait sur le tas, hormis une semaine de formation dans une cuisine fonctionnant en chaîne froide. »
A la lecture de ce rapport, je découvre donc que la cuisine, était dirigée par un cuisinier ouvrier d’état qui est parti en retraite en janvier 1999. La cuisine est restée sans hiérarchie jusqu’en novembre 2000, Date de l’arrivée du cadre A que j’appellerai « l’ingénieur ».
Un cuisinier remplacé par un ingénieur. Tout est dit.
La plainte mutique de Monsieur W. s’inscrit donc, faute d’en savoir plus pour l’instant, dans ce contexte de modifications profondes de l’organisation du travail, de perte des repères d’identité professionnelle pour les boulangers, les bouchers, les cuisiniers, affrontant la mise en place de nouvelles techniques de fabrication des repas, sous les ordres d’un ingénieur qui n’est pas un de leurs pairs.
Le médecin du travail me confirme que, depuis quelques mois, les plaintes pour harcèlement moral ont surgi dans son cabinet ainsi que dans les rangs des syndicalistes de l’établissement.
Mais faute d’un véritable mouvement collectif dit-il, rien n’a bougé.
C’est donc par le cas Monsieur W que s’ouvre la boite de pandore.
Le Chef d’établissement a réagi vite et une réunion de direction est organisée le 12 avril avec les représentants syndicaux, le médecin du travail, la DRH et les cadres.
Selon le médecin du travail, « l’ingénieur » y est fortement soutenu dans ses méthodes, la rationalisation des repas ayant permis de doubler la production des cuisines. L’enjeu, en arrière-fond, si cette chaîne froide est compétitive est de « rafler » les marchés de fabrication des repas des hôpitaux voisins. A l’issue de cette réunion, il est cependant « fortement » suggéré à l’ingénieur de modifier son mode de management et de rencontrer la psychologue du travail. Elle est mandatée pour refaire une réunion d’information sur le harcèlement, et des entretiens individuels avec tous les agents du secteur concerné.
Je revois Monsieur W le 17 avril, après quelques jours d’arrêt-maladie. Le contact est immédiatement de bonne qualité. Il parle spontanément, donne des détails même s’il demeure fébrile et angoissé. Je ne retrouve aucun antécédent psychopathologique grave avant la survenue des faits. Monsieur W n’a jamais été hospitalisé en milieu spécialisé, jamais suivi de traitement psychotrope. Il relate spontanément avoir été suivi pour des problèmes d’alcool à une période de sa vie. Il présente un état mental sans confusion, sans détérioration intellectuelle, ne présente aucun trouble du jugement. L’examen clinique est tout aussi négatif en ce qui concernerait une éventuelle structure névrotique, pas de comportement phobique ni de manifestation obsessionnelle.
Monsieur W n’est pas psychotique et ne présente pas de névrose lourde. Il faut donc avancer dans l’anamnèse personnelle pour y chercher des liens avec la décompensation actuelle ;
Il a 51 ans et est issu d’une fratrie de 5 garçons. Malgré des deuils familiaux répétés (deux frères, sa mère), Monsieur W ne présente aucun signe de culpabilité, il se sent en paix avec lui-même car il s’est toujours beaucoup occupé des membres de sa famille. De toutes façons, le tableau clinique qu’il présente ne correspond en rien à la sémiologie de la dépression réactionnelle.
Monsieur W a suivi très jeune un apprentissage de boucher et a intégré l’Institution dés sa majorité. Il a donc été formé sur place et Il décrit son travail au sein de l’ancienne boucherie comme très positif : équipe soudée, forte coopération, règles de métier transmises et respectées, travail reconnu par les salariés de l’Institution et légitime fierté en retour. .
Le travail de boucher repose sur des règles de métier fortes, édifiées et intériorisées au terme de longues années d’apprentissage par transmission. Il s’appuie sur de véritables compétences dans la coupe, l’anatomie animale et le geste de travail y est gratifiant, porteur d’une véritable identité professionnelle. Les bouchers se reconnaissent entre eux par leur habileté dans le maniement des couteaux, leurs connaissances des morceaux les plus complexes. Au travers des apprentissages, les gestes de métier viennent nouer des liens étroits entre l’activité du corps et l’appartenance à une communauté professionnelle. Certaines postures et attitudes acquièrent même valeur de chorégraphie, comme dans le BTP, en chirurgie… partout où l’habileté gestuelle est visible.
Monsieur W, en me décrivant avec minutie son travail, en répondant à ma curiosité sur la découpe et les morceaux, a repris pied et peut enfin parler.
Monsieur W décrit des conditions de travail incompréhensibles pour lui. Les savoir-faire traditionnels ont été remplacés par une organisation du travail rationalisée, taylorisée, où chaque tâche de travail est séquencée, morcelée. La procédure est simplifiée à l’extrême, réduite à l’acte, au geste élémentaire, lui-même rigoureusement spécifié. Le travail relève d’une simple manutention sans connaissance spécifique sur les aliments.
Les deux bouchers sont placés dans la nouvelle cuisine, raconte Monsieur W, sur des postes où leurs compétences n’ont plus aucune valeur. La viande arrive prédécoupée, prête à l’emploi. Il n’y a plus qu’à la faire cuire. Le travail de Monsieur W consiste à défaire des sacs de légumes pré-préparés qu’il bascule dans des passoires et place dans un four à vapeur. La déqualification du geste est majeure. Travailler à des gestes vides de sens va très vite lui renvoyer une image de lui, terne, enlaidie.
Pour tenir au jour le jour ce travail répétitif, inodore et sans saveur, dont la procédure est décidée ailleurs, Monsieur W semble avoir développé une répression forte de ses pensées. De surcroît, assujetti à des postures prescrites qui contrarient le mouvement corporel spontané, son ancienne richesse manuelle est totalement pulvérisée. Ce type d’organisation se résume aux injonctions faites au travailleur de n’être rien.
Monsieur W indique avoir souffert très rapidement de l’éviction de ses savoir-faire et de l’automatisation de son travail. Sur ce travail là, il n’était plus bon à rien. Sur ce fond de souffrance identitaire, interviendrait alors, après la modification des gestes de travail, une modification du style de management.
« L’Ingénieur », raconte Monsieur W, se montre d’emblée autoritaire et colérique, utilisant facilement l’insulte « connard, bon à rien ! ».
Je sais que Monsieur W, issu d’une équipe de bouchers, est habitué aux noms d’oiseaux, courants dans les collectifs masculins. Ils ne sont supportés qu’en tant que figures de style viriles, dramaturgie langagière propre à certains milieux professionnels et utilisées entre pairs. Là, ce sont des insultes.
Monsieur W dit faire le maximum « mais ça n’est jamais assez ». Il n’obtient pas d’explication, que des critiques.
Ce management décrit comme autoritaire et insultant, ce rapport hiérarchique qui ne s’exerce que dans un constant rapport de force, ces profils de poste taylorisés, l’intensification de la vitesse d’exécution des taches génèrent rapidement une situation chronique d’épuisement professionnel et d’insatisfaction chez Monsieur W, comme dans le reste de l’équipe. Faire plus et plus vite, bande de bons à rien.
Comment l’équipe s’en est-elle sorti, dans ce climat persécutoire?
L’équipe ne s’en est pas sortie. Chacun s‘est replié sur soi usé, amer. Monsieur W décrit une ambiance « à couteaux tirés », sans solidarité, dans un « chacun pour soi » qui ne permet plus la préservation du collectif de travail.
Mais quel travail mettre en commun d’ailleurs ? Un travail technoscientifique et des procédures élaborés dans un bureau de méthodes, s’appuyant sur la toute puissante capacité de la technologie à tout maîtriser: ici, la nourriture. Mais manger, c’est d’abord manger du symbolique, de la transmission de savoir-faire, du culturel. Manger, c’est passer du cru au cuit, de l’animalité au civilisé… attention danger.
Le turn-over est décrit comme important tant par Monsieur W que par le médecin du travail: un cuisinier quitte l’Etablissement ; un boulanger et un cuisinier de l’équipe démissionnent ; un boulanger devient surveillant. Les nouvelles embauches se font en CDD, jamais renouvelés.
La possibilité de construction d’un véritable collectif de travail a pu aussi être gravement perturbée par une organisation du travail traqueuse de temps dits mort, axée sur le rendement.
A terme, cette équipe caméléon travaille donc en effectif restreint, dans une intensification du travail et une polyvalence accrue. Monsieur W dit devoir « boucher les trous » à la fin de son travail, passer au linéaire ou aller laver les cagettes ou pire, passer la serpillière ce qui est, de son point de vue, un boulot de « bonne femme ».
Lorsque le deuxième boucher quitte la cuisine, Monsieur W est déplacé des légumes à la viande. Il s’agit d’ouvrir des sacs d’escalope, des cartons de poulet prédécoupés à faire cuire sur des grilles. Tâches de faux cuisinier qui fait de la manutention de fausse nourriture. Nous sommes loin de son métier d’origine. L’ingénieur le critique souvent sur la quantité inadéquate de viande cuite, aléa qui dépend des commandes faites par le magasinier.
Au fil du récit, les symptômes apparaissent, s’organisent en tableau clinique spécifique : Monsieur W présente des signes de décompensation dès l’année 2000 : il présente alors des troubles du sommeil, il appréhende l’idée d’aller au travail et éprouve rapidement des affects de peur le matin en se levant. Les crises d’angoisse deviennent de plus en plus fréquentes. La reviviscence des scènes de critique est constante. Il a la gorge serrée, une sensation de constriction dans la poitrine. Le processus de rumination, si spécifique aux tableaux de névrose traumatique, apparaît dans la journée et tout le week-end.
J’explore ce qui reste d’un éventuel soutien collectif. Non, Monsieur W est très isolé. Le collectif de travail n’étant pas soudé, il ne peut y trouver d’appui.
Depuis un an, Il présente une hypertension artérielle. Il est suivi par son médecin traitant qui a pris la mesure de sa décompensation et lui a prescrit des antidépresseurs. Signalons par ailleurs l’apparition d’une tumeur bénigne du lobe temporal découverte récemment, d'origine vasculaire et qui doit être opérée.
Entre le dossier de médecine du travail et la restitution subjective que le patient fait de son travail en cuisine, qu’il conviendra de croiser avec le témoignage d’autres salariés, il est indubitable que Monsieur W présente actuellement une forme grave de névrose traumatique, spécifique aux situations de maltraitance au travail.
Le certificat détaillé que je rédige est adressé à la demande explicite de Monsieur W à son médecin du travail, à son médecin traitant au directeur de l’établissement ainsi qu’à la DRH.
J’y fais mention, qu’outre la sortie de la situation pathogène de Monsieur W, une analyse de l’état de l’équipe toute entière apparaît comme nécessaire car la restructuration de l’organisation du travail a profondément altéré le vivre ensemble de ces agents qualifiés.
La psychologue du travail a été mandatée par la direction pour faire une étude approfondie en cuisine et rencontre donc l’ingénieur le 25 avril pour un premier entretien.
Pendant cette période, celui-ci est mis en cause sans arrêt par les syndicats de l’Etablissement car il ne respecterait pas la durée normale du travail. Les tensions qui montent entre les agents conduisent à la dégradation du climat social de toute l’Institution.
Un second entretien avec l’Ingénieur est prévu lorsque surviennent des évènements qui pulvérisent l’enquête interne en cours.
Une des trois serveuses du self du personnel, Z, fait un malaise grave après une altercation violente ave le cuisinier, Yvon. Elle est admise aux urgences, puis prend rendez-vous avec la DRH pour signaler qu’Yvon l’oblige à faire passer des salariés gratuitement, qu’elle refuse de continuer ce manège, qu’elle craint de perdre son emploi.
La psychologue reçoit alors plus vite que prévue, à la demande de la DRH, les trois serveuses du self.
Elle m’appelle un matin, la voix blanche, pour me parler des révélations que les trois femmes lui ont faites. Ces trois femmes ont parlé des malversations commises par Yvon, et les mauvais traitements auxquels il les soumet. Elles sont terrifiées à l’idée de côtoyer celui dont elles viennent de dénoncer les agissements. Elles craignent des représailles. Elles n’ont pas tort, ajoute-t’elle car Yvon est défendu avec vigueur par l’ingénieur qui le qualifie de bon professionnel et minimise ses conduites violentes.
Elle s’arrête. Un silence.
- autre chose ?
- deux des serveuses, Z et Mouzina, décrivent de tangibles situations de harcèlement moral et sexuel.
- et la troisième ?
- Elle s’appelle Delphes…
- Je demande et la troisième ? Tandis qu’en moi se mobilise ce savoir ancestral que les femmes partagent, transmise comme une fatalité de femme à femme, avec des précautions de langage.
- Elle évoque les viols qu’elle a subi par plusieurs cuisiniers sous la menace de faire sauter son CDD.
C’est par le cas de Monsieur W que nous avons soulevé le couvercle de la boite de Pandore. Que restera t-il quand tous les maux de la terre en seront sorti ?
L’espérance ?
Pas sûr.
On m’envoie les trois femmes pur examen complémentaire début mai.
Je reçois Z le lundi 3 mai. Elle est ravissante. Elle me salue d’une révérence à la grâce infinie, totalement désuète dans cette salle de consultation ; Elle est veuve et mère de trois enfants. Son contrat de travail est sa survie. Yvon, lui aurait fait des avances dont elle dit s’être débrouillée en évoquant « que son compagnon ne serait pas content ». Mais que du coup il la mettait à la plonge, le poste le plus dur. Par contre, l'ingénieur l’apprécie beaucoup car il lui confie le poste de caissière. Mais lorsque Yvon lui demande de faire passer des amis gratuitement, elle a peur. Elle remarque aussi que les cuisiniers avertissent par téléphone Yvon de la visite prochaine de l’ingénieur. Que des commandes excessives sont faites pour se venger des pratiques managériales de l’ingénieur.
Je prends la mesure du climat interne : Coulage organisé par l’équipe contre harcèlement de l’ingénieur.
Elle dit qu’il lui parle « de sa chatte », qu’elle doit « bouger son cul », qu’il traite ses enfants de « macaques ». « Tu peux mettre mon blouson, ça va faire mouiller ta chatte ». Qu'il s'exhibe en montrant une particularité de son sexe.
Tout en relatant ces souvenirs, elle s’excuse auprès de moi de prononcer des mots aussi choquants.
Yvon a été mis à pied .
Je reçois Mouzina le mardi. Elle a 60 ans et n’est au self que depuis quelques mois. C’est une belle femme, très digne dans sa blouse blanche. Elle faisait la cuisine en salle de garde pour les médecins et les chirurgiens et dit, « que dans toute une vie de travail auprès de carabins, elle a entendu beaucoup de choses mais que jamais, jamais aucun d’entre eux ne l’a traité de « salope » comme Yvon l’a fait tous les jours ». Qu’elle comprenait les défoulements des docteurs qui travaillaient beaucoup quand ils se retrouvaient en salle de garde, car là, elle était aimée, respectée comme une figure maternelle quand elle les attendait jusqu’à l’aube pour leur faire cuire un steak. Elle signale avoir été très choquée par un détail anatomique exhibé par Yvon. Les descriptions se recoupent.
Je reçois Delphes le mercredi. Delphes est une femme de 40 ans, de physionomie adolescente, dont le visage est ravagé par la peur. Elle est séparée de son mari, avec trois enfants à charge. Elle a été embauchée depuis un an comme employée du self et de la salle de garde en CDD . Elle relate que dès son arrivée, tous les cuisiniers sont venus jusqu’au self, à tour de rôle, « mater » les jolies serveuses embauchées.
Entre 3 barquettes lyophilisées, c’est sûr, venir mater les jolies serveuses était plus excitant. Comment compenser une réalité professionnelle triste, décevante et asservissante autrement que par la recherche d’une plus dominée que soi, de surcroît porteuse d’excitation potentielle. Ce sont des femmes d’origine étrangère qui sont au bout de la chaîne, en position de soumission car seule avec des enfants et un contrat précaire.
Chaque cuisinier mis en poste au self se montrera très rapidement entreprenant avec elle. Elle cherchera longtemps le bon registre pour les repousser sans mettre en péril son contrat de travail. Elle raconte que peu de temps après son arrivée, alors qu'elle nettoyait une chambre de salle de garde, la serrure pourtant fermée à clef par ses soins, s'est ouverte. Le cuisinier entre. Elle dit être violée après s’être débattue, avoir refusé ces rapports imposés. Elle dit que ce jour là, elle a ses règles, qu’elle se souvient du sang sur les draps, sur elle, partout, de son envie d’aller voir la DRH « pour lui montrer ce qu’on faisait subir aux femmes dans son établissement ».
Le responsable suivant la violera aussi avec un mode opératoire plus violent, la suivant à la trace dans ses trajets professionnels pour la « coincer » dans une institution qu’il semble connaître comme sa poche.
Les absences successives de ces cuisiniers ne sont jamais remarquées par l’ingénieur malgré son souci de surveiller le travail.
Elle dit qu’elle se jette sous une voiture après le premier viol mais que le conducteur freine à temps. Elle dit qu’elle cesse de se maquiller, de se coiffer, qu’elle tente de gommer toute féminité pour mettre fin aux agressions. Mais elle est devenue « la salope de service ». et même les rouleurs l’interpellent dans les couloirs en lui criant : « Viens nous embrasser, on sait que tu es bonne !! »
Au self, Yvon qui succède aux deux autres, se montrera d’emblée possessif avec elle. Les gestes à connotation sexuelle sont fréquents. Il lui serrerait la main le matin en pliant son majeur dans sa paume avec un mouvement mimant la copulation et lui dirait : « regarde-moi bien dans les yeux quand je te dis bonjour ! ». Elle dit se faire traiter souvent de « connasse, pétasse.. ». Elle dit qu’il frotte son sexe contre elle quand elle est coincée à la friteuse, qu’elle ne peut pas bouger au risque de se brûler. Q’il se vante constamment de la taille de son « engin », qu‘il s’accroche aux barreaux de la fenêtre et s’exhibe. Elle cite un détail anatomique précis. Toujours le même.
Je la regarde désespérée. Son récit est congruent avec celui de ses collègues. Mais nous sommes loin des faits, aucun prélèvement médicolégal ne pourra être fait. Ce sera sa parole contre celle des hommes de l’institution, titulaires, syndiqués.
Je la regarde désespérée car elle est porteuse de ce féminin absolu, de ce sexuel ravageur. Même les cheveux tirés, même sans maquillage, même en blouse blanche de serveuse, elle est le sexuel. Si on va au procès, expertisée, elle est perdue. C’est mon métier, je le connais. On ne verra plus que sa structure hystérique, le foisonnement des détails qu’elle donne où se mêle son imaginaire et la réalité de ce qu’elle a subi. On ne tiendra pas compte de la domination qui s’exerce dans le monde du travail déjà dans la division sexuelle des tâches. Aux hommes, els tâches de conception, de maîtrise, aux femmes, les postes concernant la mort, la saleté, les enfants, les vieux, les malades. On ne voudra pas voir ce à quoi les femmes se soumettent pour garder leur travail quand elles élèvent des enfants seules ;
Je reçois Yvon à la demande de la DRH, le vendredi matin. La trentaine, marié, deux enfants. Yvon relate qu’il a été nommé à ce poste sans formation et qu’il s’est senti très perdu. Faute de savoir-faire, il a fait comme ses copains cuisiniers qui l’avaient précédés sur le poste. Lorsque j’aborde son style managérial, il me répond qu’il se montre convivial et que ces trois femmes connaissent leur boulot. Il clive complètement son comportement sexiste. Ce qui lui pose problème, c’est le regard de l’ingénieur, très dur et comment se positionner en face de ses collègues. Il dit qu’il ne peut pas se passer des autres pour savoir qui il est et que pour être accepté, il fait ce que les cuisiniers titulaires lui disent de faire : laisser passer les copains gratuitement. Il ne comprend pas pourquoi la DRH L’a mis à pied, lui. Après tout, tout le monde a toujours fait ça depuis longtemps !
Le vendredi après-midi, j’ai rendez-vous avec la DRH de l’institution et Delphes que j’accompagne pour qu’elle fasse le récit des violences subies. Le récit est à nouveau convergent, congruent, étayé.
La DRH écoute, écoute vraiment. Un récit de viol quand on est une femme n’est jamais… jamais. Je la vois pâlir mais elle tient bon, sans déroger une seconde. Delphes n’épargne aucun détail mais évite l’effondrement de ses mécanismes de défense en parlant de son amour du travail, de son souci de bien faire, de la manière dont elle pousse les yaourts en voie de péremption sur le devant du présentoir vitré pour qu'ils soient choisis, dont elle vante tel plat inapproprié avec la saison, pour qu’il ne reste pas « en rade ». Elle dit que l’ingénieur ne mesure pas tous les savoir-faire qu’il faut mobiliser pour que ça fonctionne. Et le coulage organisé que sa dureté provoque chez les cuisiniers.
Le lundi suivant, les trois femmes sont reçues par le chef d’établissement avec la DRH, la psychologue du travail. Je suis là, aussi. Elles font à nouveau le récit des violences subies, dans une salle dont les volets sont fermés à leur demande, tant elles ont peur des représailles. Lorsque vient le tour de Delphes, tout le monde sort et elle reprend son récit : des détails, encore des détails, l’écartèlement,le sang la violence, elle ne s’arrête plus, elle mont en vrille. Ses mécanismes de défense sont mis à rude épreuve avec tous ces récits. Je l’arrête, je la calme. On en sait assez.
On fait rentrer les autres. Dans le couloir, Z et Mouzina ont compris que pour Delphes, les choses étaient allées plus loin ;. Spontanément, elles la prennent dans leur bras sans un mot.
C’est dans cette pénombre que le directeur leur énonce son devoir de les protéger, le soutien juridique de l’hôpital et qu’il les croit. Il faut aller à la plainte. Mais elles ont eu le temps de réfléchir et elles ne veulent à aucun prix d’un procès car sur ce fond sexuel, elles se savent perdantes devant les clans en présence dans l’institution. Elles vont subir des représailles de la part des cuisiniers et de leurs familles. Elles seront mises au ban du travail et de leur famille. Leur religion leur interdit par ailleurs d’être ainsi exposées sur la place publique.
Elles n’ont pas tort malheureusement.
Aujourd’hui avec le recul, je n’ai pas plus de réponse qu’à l’époque. Dans cette institution où les rapports de pouvoir se partagent entre agents titulaires, syndicalistes, règne aussi l’endogamie. Tout le monde a plus ou moins couché avec tout le monde. Ces trois femmes ont des contrats précaires, des enfants à charge. Porter plainte, c’est faire voler en éclat les accords en sous-main, les clans en présence.
La mort dans l’âme, nous nous rendons à leur décision.
Le mardi, Yvon est reçu par la DRH, informé du contenu de son dossier. Il remet sa démission.
Le même jour, le cuisinier restant présumé violeur est reçu par le directeur, informé du contenu de son dossier. Il démissionne sans discuter.
Le lendemain, un cuisinier se présente spontanément à la DRH pour l’informer que Delphes se vante partout d’avoir fait démissionner des titulaires. Et voilà, la rumeur est lancée que rien ne pourra désormais arrêter. Un système d’attaques et d’agressions verbales se développe au self contre les trois femmes qui ont parlé. Elles doivent développer d’extraordinaires savoir-faire pour éviter de se faire agresser par ceux, furieux, qui jusque là, passaient sans payer. Par les titulaires qui n’admettent pas la démission de deux d’entre eux. Par les compagnes, anciennes ou actuelles, « solidaires de leurs hommes ; La DRH, la psychologue du travail se relaient pour déjeuner tous les jours au self et surveiller l’ambiance, signifier une présence hiérarchique.
Ainsi donc, l’histoire a toujours la même fin : la mise au ban de la victime, de la femme, du sexuel. La bienheureuse unanimité se fait contre la « salope » de service comme scénario efficace de sortie de crise.
Mouzina, la plus âgée, a été opérée des genoux et a pu prendre sa retraite.
Z a tenu bon à la caisse et a fini par être titularisée.
Delphes a été mutée par la DRH à la lingerie pour éviter un collectif masculin. Une des ex-maîtresse d’un des cuisiniers démissionnaire y travaillait et a tenté d’étrangler Delphes qui est depuis arrêtée en accident du travail.
Yvon a retrouvé un poste dans une entreprise de restauration privée.
L’organigramme de la cuisine a été modifié et a replacé l’ingénieur sur des fonctions purement administratives.
Le directeur du pôle travaux a décidé de faire intervenir l’ARACT pour tenir compte de la souffrance des agents de la cuisine. On y découvre le décalage entre son vocabulaire technoscientifique et l’introduction d’un passage rédigé par la psychologue du travail:
« Compte tenu du contexte, il apparaît nécessaire préalablement à la montée en puissance de la chaîne froide d’élaborer et de conduire un plan de communication sur le fonctionnement d’une cuisine en chaîne froide et sur la fonction restauration en général dans un hôpital.
Il ressort de l'étude récente faite par la psychologue du travail, l'existence d’une souffrance des agents quant à l’activité de travail décrite comme standardisée, un sentiment de déqualification pour les plus anciens, une perte d’appartenance à un corps de métier valorisé, une incompréhension générale des nouveaux métiers. La psychologue du travail souligne que pour les plus anciens, le conflit entre la virilité construite sur des collectifs à fortes règles de métier et les moindres niveaux de qualification a entraîné une radicalisation des stratégies collectives de défense.
Il s’agit pour la société qui sera recrutée d’assurer la supervision sous forme d’assistance à l’Ingénieur de restauration de la production de 3 500 repas par jour. »
Comme il serait rassurant de se persuader que ces évènements n’ont aucun lien les uns avec les autres. Que déstabiliser la coopération, pulvériser les savoir-faire d’identité de métier, humilier des agents n’a aucune incidence sur la santé physique et mentale des salariés. Que traiter des ouvriers d’état comme des « bonnes femmes » ne peut pas allumer une humiliation qu’on exercera mimétiquement sur plus faible que soi : le plus jeune, le handicapé, le noir, l’arabe, le contrat précaire, la femme. Le harcèlement exercé par l’ingénieur contre les hommes est exercé par les hommes contre les femmes, il devient sexuel et amène à se servir des plus dominés comme d’objets sexuels.
Monsieur W a repris son travail sur un poste de surveillant mais il a fait quelques mois plus tard un AVC fatal.
La psychologue du travail a obtenu sa mutation sur une autre institution.
La DRH a opté pour un travail de missions à l’AP-HP.
chargée de mission chez Aract Normandie
7 ansMerci pour ce récit si juste soit-il ......
Executive Talent Manager - Développement des Ressources Humaines
7 ansTerrible et éclairant sur les effets systémiques.
Medecin du travail chez AIST 87
7 ansJe vous invite à lire "Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés" de marie PEZE
Psychologue du travail-Consultante-Formatrice Santé psychologique au travail et R.S.E
7 ansLes violences en situation de travail sont un véritable fléau...merci pour ce récit clinique extrêmement poignant