RENAUD SAINSAULIEU.         CINQ APPORTS SOCIOLOGIQUES ESSENTIELS POUR LE MANAGEMENT INTERCULTUREL

RENAUD SAINSAULIEU. CINQ APPORTS SOCIOLOGIQUES ESSENTIELS POUR LE MANAGEMENT INTERCULTUREL

Par Philippe Pierre / Sociologue praticien (www.philippepierre.com)

Nous devons beaucoup à Renaud Sainsaulieu, sociologue de l'entreprise et formidable entrepreneur du social.

Je lui dois d’avoir découvert l’existence puis l’usage d’une sociologie de l’entreprise disant comment les individus construisent des régulations durables qui font système et consacrant, derrière les rapports formels de production, l'importance des dynamiques sociales et culturelles.

Je lui dois d'avoir été mon directeur de thèse et de m'avoir fait rencontrer des amis de toujours comme Evalde Mutabazi.

Au temps de Chat GPT, de l’intelligence artificielle générative, des projets collaboratifs dans des structures matricielles et déspatialisées, de la financiarisation généralisée de l’économie réelle mondialisée, le travail est-il toujours voué à être le centre de la socialisation secondaire ? À quel prix et à quelles conditions ?

Renaud Sainsaulieu est, d’abord, un sociologue de l’expérience de soi qui se construit dans la relation aux autres.

Toute sa vie, Renaud Sainsaulieu s'est intéressé à la compréhension de la réalité sociale autrement que par la contingence ou sous la forme de rapports de force et de ruse. Il s’est passionné pour la puissance constituante de la socialisation secondaire par le travail, à l’égal souvent de l’école, de l’église ou encore de l’armée. `

En édifiant une sociologie qui consacre l’entreprise comme un lieu intermédiaire de régulations autonomes et doté d’une « responsabilité sociale »[1]. Une sociologie qui n’accepte pas l'institution telle qu'elle est sans pour autant renoncer à la transformer. D’abord en proposant aux individus de sortir d’un état routinier, en aiguisant chez eux un esprit critique, en les encourageant à des formes de déviance positive, tout simplement parce que « l’on ne change pas une société en restant à son écoute »[2]. Tout travail scientifique découvre des structures d’abord invisibles aux acteurs. L’important n’est pas de proposer un « juste » modèle de changement ou d’organisation mais d’accompagner les salariés formés à resituer constamment le sens de leurs actions en leur donnant le « pouvoir d’être eux-mêmes » et d’assumer leurs identités[3].

Renaud Sainsaulieu est mort le 26 juillet 2002 à l’âge de 66 ans.

Sa pensée féconde est toujours très présente pour comprendre les évolutions de la condition humaine dans les champs du travail.

« Le souffle des idées est au cœur des formes durables d’organisation de société », comme l’écrivait celui qui, fils de notables, a voulu vivre deux fois l’expérience d’ouvrier d’usine[4]. Il a moins lutté contre des privilèges que pour inventer des institutions[5].

·      Renaud Sainsaulieu, initiateur de l’analyse des rapports interculturels en société. « La culture est devenue une interculture »[6].

Je me souviens d’une longue conversation avec Renaud Sainsaulieu, au printemps 1996, à propos du travail de Geert Hofstede et de ses ouvrages fondateurs dans le domaine du management interculturel [7].

Nous saluions son immense mérite. Mais il nous semblait aussi que l’idée de « programmation mentale » comme conditionnement culturel des individus, si finement exprimée pourtant par Geert Hofstede dans ses ouvrages, ouvrait sur la possible tentation d’un point de vue hiérarchisant des cultures entre-elles et de possibles « aires civilisationnelles » à jamais séparées[8]. Position qui fut celle, par exemple, de Samuel Huntington avec la notion de « choc de civilisations », plus adaptée aux fossiles qu’aux ensembles vivants, et qui ne sait pas rendre compte du phénomène social d’altération de toute culture par une autre[9]. Et ce, depuis la naissance de l’humanité.

L’un des principaux acquis de la sociologie de l’entreprise, dont Renaud Sainsaulieu est un des pionniers, est l’attention portée aux réalités locales, multiculturelles, partout dans le monde[10].

Sur ce point, l’adhésion à l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), ses nombreux colloques en terre étrangère, vont jouer un rôle décisif dans la formalisation de la pensée de Renaud Sainsaulieu. Ils vont clarifier cette exploration « d’acteurs-sujets » capables de vivre l’épreuve de l’altérité.

Renaud Sainsaulieu va souligner, dans ses interventions, que de plus en plus de personnes, dans les champs du travail et des organisations, et plus largement, dans nos sociétés, s’habituent à regarder leurs cultures du point de vue d’une autre. Mobilités professionnelles, mobilités géographiques, situations de rapprochements d’entreprises par acquisitions, fusions ou alliances, créations et développements de filiales à l’étranger, coopération exigeante dans des équipes de travail diversifiées du point de vue des âges, des genres, des trajectoires et accidents de la vie, des métiers de base... tout semble concourir à aiguiser la question des différences culturelles et poser à chacun la question de sa propre singularité[11]. De son identité, tout simplement.

Renaud Sainsaulieu a toujours montré beaucoup d’intérêt pour l’étude des liens entre dimensions culturelles, étudiées notamment par l’anthropologie culturelle, et les pratiques et de gestion qu’elles soient nationales, plus locales ou plus larges. En témoignent, un séjour d’un an aux États-Unis, à l’Université de Cornell (1959-1960), sa traduction en français des pères de la psychologie industrielle américaine, Joseph Tiffin et Ernest McCornick, son intérêt pour les fondements culturels de la société algérienne[12], son soutien constant aux travaux sur le modèle circulatoire africain de Evalde Mutabazi, à ceux de Emmanuel Kamdem sur le temps au Cameroun, à ceux de Ana Maria Kirschner sur l’entrepreneuriat au Brésil ou encore à l’étude des mouvements modernisateurs en Pologne, Bulgarie, Roumanie, Macédoine avec Dominique Martin ou avec Vassil Kirov.

Dans l’ouvrage collectif L’entreprise, une affaire de société, paru en 1992, Renaud Sainsaulieu et une vingtaine de sociologues français (dont Philippe D’Iribarne, Michel Liu ou Denis Segrestin…), font figure de bâtisseurs[13] en soulignant combien tout acte de gestion est situé culturellement et que la mesure de son efficience en dépend toujours. Dans cet ouvrage original, sont soulignés les rapports que l’entreprise entretient avec les dynamiques culturelles nationales et territoriales et la nécessité de tenir compte « de toutes les contingences de structures sociales externes à elle-même pour bâtir sa propre organisation et son projet économique ».

 

Etudier les réseaux culturels et identitaires d’interdépendance formés entre l’individu et la société, entre l’acteur et le système, en prenant soin de rappeler que « personne l’ai vraiment prévu, voulu, projeté »[14], n’avait pas forcément bonne presse à cette époque, et même en management interculturel, jeune discipline fidèle, en cela, à une certaine volonté sociologique originelle de rompre avec la psychologie et qui nous semble trop attachée alors à expliquer le « culturel par le culturel »[15].

 Renaud Sainsaulieu a été de ceux qui ont toujours voulu intégrer à leurs travaux sociologiques approche culturelle et identitaire, influence des cadres sociétaux et psychologie du sujet. Pour lui, l’entreprise doit être envisagée ni comme un lieu de traduction simple de conflits sociaux et historiques dont la portée la dépasserait, ni moins encore comme un lieu unique de construction des rapports sociaux, mais plutôt comme un lieu de réfraction de pré-structurations élaborés en dehors de son territoire. Ou, autrement dit, comme un authentique lieu de création stratégique et culturelle, une « affaire de société »[16]. Le collectif en entreprise n’est pas le fruit d’un déterminisme radical quelle qu’en soit la nature.

 Les systèmes culturels de sens ne demeurent pas irréductibles à un autre. Tout simplement peut-être parce que le jugement même d’irréductibilité d’un système culturel de sens à un autre implique la possibilité de les comparer et, pour ce faire, de les peser à l’aune d’une grandeur commune.

 Une cartographie culturelle, pays par pays, peut être vite source d’erreur parce qu’elle ne permet pas de comprendre comment s'élabore l'action à partir d’un sujet[17]. Les faits sociaux relèvent ainsi d’une logique pratique, dominée souvent par l’urgence, qu’une démarche déterministe seule ne peut éclairer.

 Et puis, aucune culture n’est entièrement opaque à ceux qui la font vivre. Nos valeurs « personnelles » peuvent être différentes des valeurs de notre « culture » d’origine et ce que l’on affiche. Et en simplifiant le propos du natif de Haarlem, il nous semblait que cela pouvait conduire à penser que chacun était enfermé dans ses « préjugés observationnels ». Alors, les différences culturelles existent parce que nous connaissons différentes sociétés aux contours clairs avec différentes histoires et que cela participe au maintien de différentes valeurs. La culture renverrait, en ce cas extrême, à un environnement carcéral qui ne dit pas son nom et à l’équivalent de sous-espèces biologiques[18].

Nous trouvions que l’étude des « caractères nationaux » était encore souvent imprégnée d’une idéologie nativiste où les différents peuples ne peuvent être que ce sont génétiquement les gens qui les composent. Si des listes de conduites sont à tenir ou à éviter, selon les situations rencontrées et dans chaque pays approché, c’est que la réussite de la collaboration entre cultures est ici d’abord envisagée comme une affaire de codes culturels mal interprétés ou mal connus (à sélectionner, à évaluer et à former selon des critères scientifiques[19]). Les différences sont vues comme des sources de dysfonctions qu’il faut dépasser et corriger à force de bonne volonté et d’éducation.

Nous étions d’accord pour souligner qu’un premier temps positiviste de la recherche en management interculturel (avec les travaux fondateurs de Geert Hofstede, de Fons Trompenaars, de Shalom. J. Schwartz, de Ronald Inglehart, de Harry Charalambos Triandis ou de l’enquête Globe) a été celui de rendre visible, de nommer et de qualifier les espacements et les différences entre nations conduisant à de supposés « malentendus », « chocs » ou « risques culturels », comme le décrit le livre à destination d’expatriés américains, publié à plus de 300 000 exemplaires, de L. Robert Kohls et intitulé Survival Kit for Overseas Living. Ceci a abouti à reléguer à l’arrière-plan les représentations, pratiques et identités des individus dans leurs rapports quotidiens dès lors que l’on ne pouvait les classer à partir d’une opposition bipolaire (individualisme-collectivisme, degré fort ou faible de contrôle de l’incertitude...)[20]. Un découpage culturel propre à une Nation ne se confond pas avec l’héritage historique culturel tout court (et des réalités diasporiques, régionales, transrégionales ou impériales par exemple).

Un deuxième temps nous apparaissait nécessaire, celui de la relation, des interfaces et des emboîtements culturels[21]. Et plus encore.

Jean-François Chanlat a été ici un passeur et artisan engagé[22], insistant moins sur les barrières à la « communication » que sur les processus mis en place pour construire mutuellement des repères de signification et fonder un accord. Son parcours multiculturel, ses connaissances et son immense activité ont permis de faire un pont entre plusieurs écoles de pensées dans le domaine de l’interculturel, d’aider à faire se rencontrer traditions nord-américaines de la pensée, richesses du continent sud-américain et perspectives européennes[23]. Son modèle anthropologique élargi de l’action managériale[24] souligne notamment qu’aucune culture ne contient le tout de l’humanité et « qu’aucun regard n’épuisera jamais le réel ».

La plupart des auteurs en management interculturel ont encore l’habitude d’attribuer ce qui arrive à une cause unique (la culture, l’Etat-nation, le Moi, le Je…). Une entité abstraite qui se laisse constituer, au final, en sujet d’une proposition. Jean-François Chanlat ne l’a jamais fait. Avec lui, fidèle à Renaud Sainsaulieu, appréhender les cultures et la diversité du monde revient à saisir le nom de passages, « d’un quelque chose à quelque chose, d’un autre à un autre – qui va du configuré au configuré, jamais de l’informe à la forme »[25]. L’existence humaine est à référer, à la fois, à des structures et à des conditionnements d’ordre social (les ordres culturels), à l’expérience de la conscience de soi, à sa propre activité de fondement (les ordres de construction identitaire) ainsi qu’à des forces en relation qui ont des actions réciproques et sans qu’elles ne communiquent nécessairement entre elles[26].

Les recherches interculturelles doivent, selon nous, délibérément considérer la subjectivité ambiguë des acteurs : ces états vécus non pas comme un obstacle à neutraliser ou à refouler, mais comme la substance même du travail exploratoire à effectuer.

L’avenir n’est pas ce qui va arriver mais « ce que nous allons faire » et, dès lors, les moments de transition ne sont pas des moments « à passer » mais l’étoffe même du réel selon la belle image de Henri Bergson. Cela ouvre à l’image de multiplicités qui n’ont nullement besoin de l’unité pour former un système.

La recherche en management interculturel, jusqu’à présent, a fait assez peu de place dans les champs francophones à l’individu, au caractère pluriel de ses appartenances, aux dissonances et aux tiraillements identitaires, aux angoisses de morcellement, aux fantasmes de communauté sans division, préférant se focaliser sur l’étude de différences comportementales culturelles issues de processus de socialisation liés aux Etats-nations. C’est que l’on a volontairement ignoré l’archétype d’un être social qui bricole avec des « bouts » et « traits » de culture dans un monde qu’il arpente, qu’il comprend souvent mal et où la réversibilité des rôles tenus est partiellement possible par l’entretien, « en coulisses », d’un patrimoine culturel partagé avec d’autres que soi.  

Nos sociétés contemporaines sont pourtant à la fois pleines d’étrangers qui n’occupent pas de places sociales convenues (migrants de basse condition économique, réfugiés, sans papiers, personnes discriminées du fait de leurs origines, de leur choix de vie, de leurs apparences...) mais aussi de personnes qui ne peuvent être confondus avec le regard du « dominé » (cadres et dirigeants mobiles) et qui éprouvent, elles-aussi, des franchissements de frontières physiques et mentales, le sentiment de constamment passer d’un univers à un autre. Pour des sujets-travailleurs habitant la frange d’une réalité « entre deux » dans la « société-monde » (entre deux cultures nationales, quotidiennement entre deux villes, entre deux traditions familiales, entre deux systèmes de rôles professionnels selon les lieux et les interlocuteurs, entre deux langues ...), les possibilités offertes invitent ainsi à une critique de la notion d’identité culturelle quand celle-ci est prise dans les filets du monisme et de la réification.

L’utilisation de la notion d’identité, après Renaud Sainsaulieu, illustre cet intérêt qu’il y a, quand on veut comprendre une culture, à partir de cette « idée » que les individus se font d’eux-mêmes sur le plan culturel, des revendications qu’ils portent et des tiraillements qui les déchirent. Si le culturel est « derrière toutes les conduites justifiées », comme aiment à le dire Jacques Demorgon ou Sylvie Chevrier, le soi, est une interprétation et il peut être l’objet de bien des « changements, de conversions » souligne Norbert Alter, à la suite de Paul Ricœur[27].

Marie-Antoinette Hily parlera de démarche de « problématisation des appartenances »[28] tandis que Geneviève Vinsonneau distinguera, avec Carmel Camilleri, « les fonctions de l’identité qui sont ontologiques, puisqu’elles concernent le sens de l’être, et celles qui sont instrumentales, dans la mesure où elles fournissent à l’acteur les moyens de s’adapter au monde »[29].

Entre la conscience individuelle et l’ordre des choses, il est bien, en effet, un monde intermédiaire, un réseau tramé de références, un système de sens et des sens donnés et déposés par l’histoire[30]. Nous pouvons l’appeler culturel si l’on prend soin d’admettre que la pensée n’a lieu ni à partir de la réalité extérieure (la culture), ni dans l’intériorité du sujet, mais entre le sujet et le monde[31]. 

·      Cinq apports sociologiques essentiels soulignés par Renaud Sainsaulieu dans le champ de l’entreprise et des organisations7 :

1 - Nous nous affrontons tous par le besoin de survivre et d’accéder, dans un monde fini, à des formes (rares et limitées) de gratitude[32]. Le conflit est l’essence même du social.

Nous vivons perpétuellement en quête. En quête d’amour face au travail de la pulsion de mort. Renaud Sainsaulieu ne l’exprimera jamais ainsi.

Suivons-le. Nous sommes tous, de proches en proches, embarqués dans une « même aventure » de confrontations et les biens nourriciers, rares, sont disputés. Le désir premier de tout acteur social, conjointement à la satisfaction de ses intérêts, est de voir reconnaître la force de son histoire et de ses désirs dans les échanges au quotidien. Lutter pour être reconnu ne veut rien dire d’autre que lutter pour se voir reconnaître, attribuer, imputer une valeur. Se voir attribuer la position de donateur et donc de créancier par la parole que l’on nous prête ou le regard que l’on nous offre. Et être tenu aussi en éveil par l’énigme que constitue l’autre.

Et cela est plus âpre encore pour ceux qui s'écartent des normes définies par le modèle culturel dominant : « ils ont à porter la même croix : celle d'obtenir la reconnaissance de leur identité et de leur efficacité »[33].

2 - Toute existence humaine est socialisée.

Les individus sont les individus d’une société mais sont aussi des individus de société devant répondre aux canons de leurs temps et de leurs parents, qui nous conçoivent en imaginant pour nous un destin. Qui produisent chez nous des effets sur nos conduites qui persistent alors même que les causes ont disparu. Dans la logique dominante propre à la société moderne, c’est à l’individu d’intégrer dans sa biographie les sphères du social dans un mouvement d’appropriation et de construction personnelle, d’intégrer ce qui est bon, préférable, honorable, noble[34]… Cette injonction oblige les hommes à se placer eux-mêmes au centre de leur propre plan d’existence et, dès lors, la réalisation individuelle devient un impératif social.

Aussi, le sens culturel de nos actions ne se réduit pas aux intentions subjectives - libres - des acteurs[35]. Il n’est pas non plus un état donné, hérité, immuable. Les idéaux de comportement et les normes d’existence changent selon les époques. C’est un construit, un matériau composite fait d’émotions, de sentiments, de moments de conscience réfléchis, d’une sorte de regard de second degré que nous jetons sur nos états vécus. Chaque personne humaine est une discontinuité qualitative, capable de se dégager, pour une part, d’un héritage culturel - que celui-ci soit national, professionnel - et d’adopter, par retour sur soi, des attitudes et des comportements à partir d’une conjugaison de facteurs à la fois internes et externes à lui-même. Claude Dubar l’illustrera aussi de manière magistrale. Nous ne naissons pas comme si nous étions déjà entièrement constitués et achevés. Nous n’héritons pas de valeurs « allemandes » ou « japonaises » comme de cachets de cire. En un bloc.

Les comportements et les faits sociaux observés en entreprise et en organisation découlent alors non pas d’une « culture » (notion trop souvent définie médiocrement comme un ensemble partagé de pensées au sein d’un groupe donné) mais davantage d’une grammaire acquise, d’une pluralité d’influences socialisatrices, de contextes d’interaction, de marques de l’expérience individuelle ou collective. Et les valeurs culturelles de chaque personne, les modèles de conduite, les standards biographiques dérivent pour partie des organisations et des groupes professionnels auxquels elles ont été confrontées.

3, L’univers m’est hostile parce que je ne suis pas tout l’univers, et l’allergie surgit de la diversité humaine[36].

Aussi, le pouvoir des organisations s’exerce largement à l'encontre de notre désir de toute-puissance comme de nos pulsions. Toute société humaine s’ouvre alors avec un acte de révolte contre cette agressivité, une intervention volontariste « entre la cause naturelle et son effet naturel, entre la capacité d’agir et l’acte à accomplir, entre le pouvoir et l’acte »[37].

Les femmes et les hommes au travail de nos sociétés contemporaines n’ont pas de nature, ils ont et sont une histoire. Ils sont des êtres de croyance et prennent forme dans des formes culturelles qui continuent[38]. Ils vivent dans un monde et des lois qu’ils n’ont pas élaborées et qu’ils ont trouvées toutes faites, dès leur naissance. Le travail identitaire chez chacun a à voir davantage avec un processus de construction – à partir d’un travail déjà fait avant soi des signes et des significations par les générations qui nous précèdent – que d’un processus d’invention.

L'espace de travail n'est pas uniquement un espace de lutte, mais il modèle, transforme, éclaire, abime aussi les individus par les interactions quotidiennes qu'il procure. Il est un lieu d’élaboration symbolique, d’épreuves, de rôles tenus, d’ambiguïté des rôles, autant que le milieu social d’origine, la scolarité, la famille, le syndicat ou les formations tout au long de la vie[39]. Aussi, pour vivre des relations interpersonnelles différenciées sur le plan affectif et cognitif, pour refuser l’autorité ou rencontrer l’autre en sa différence (même si Renaud Sainsaulieu ne le dit pas ainsi), il faut des ressources et des moyens d’action que le sociologue aura charge de clarifier.

4, L’identité ne se constitue pas à l’écart, à partir du sujet lui-même, mais à partir d’une relation à l’identité des autres.

La reconnaissance n’est ni jamais donnée d’avance ni définitivement acquise. Elle doit être conquise en permanence. C’est en relation avec les autres que nous nous actualisons parce que le chemin vers soi passe par le chemin vers l’autre. Personne n’est certain de ce qu’il représente pour autrui et pourtant chacun a besoin d’occuper une place dans le monde de quelqu’un d’autre. La conscience de soi se construit dans le regard de l’autre mais il n’y a jamais isomorphisme entre identité attribuée par l’autre et identité pour soi[40].

C’est par une identification à l’image des autres sur nous que nous pouvons avoir une image de nous-mêmes et nous percevoir comme unité[41]. L’Autre « aide » à avoir conscience de soi en tant qu’objet. Je suis perçu ou je me perçois comme être différent des autres - et permanent dans le temps - à travers la manière dont je peux d’abord m’opposer aux autres. Renaud Sainsaulieu a su faire sienne les bases d’une approche « polémogène » de l’échange attribuée au schéma philosophique hégélien. Ce que je revendique subjectivement n’a de valeur et de puissance que par ce qui me sera socialement accordé. Il faut aussi lire le monde social comme un lieu de bataille entre porteurs de désirs et d’agressions multiples. Devenir l'objet de la narration des autres est un perpétuel péril et c’est d’abord le refus de faire droit aux revendications identitaires qui provoque leur crispation. « Au cœur d'un conflit social à dimension professionnelle comme celui des mineurs, des ouvriers du livre, des pilotes de l'air, des infirmiers, etc. s'affirme l'attachement à une identité collective comme dimension fondatrice de reproduction d'une société à laquelle on tient. Au cœur même de l'avenir il y a donc l'identité collective construite et déjà validée par l'histoire. La modernité ne peut se construire qu'en s'appuyant sur les forces et les cultures de la tradition »[42].

Dans le cheminement identitaire, celui de la reconnaissance symbolique, il y a toujours l’épreuve de l’affrontement à quelque chose. Exister symboliquement, c’est différer. Exister symboliquement, c’est aussi être capable de faire récit de sa vie alors que l’on est d’abord assujetti au désir de ses parents pour soi, au désir de son conjoint, au contexte socio-économique... Exister, c’est faire que « l’important n’est pas ce que l’on a fait de nous mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous »[43]. Le célèbre passage de l’Identité au travail intitulé « Une relecture du schéma hégélien de reconnaissance soi » (pp. 423- 428) l’illustre richement pour qui veut recueillir des éléments clés d’un modèle socio-psychologique d’accès à l’identité[44].

La culture dans la définition de soi, pas plus que l’identité, ne fonctionne de manière isolée, toujours reliées ensemble aux dimensions du pouvoir.

« La lutte pour le pouvoir n’est donc pas une fin en soi, mais bien le signe social d’un jeu plus profond de la personnalité, qui s’insère au cœur de toute relation prolongée » (p. 442, souligné par Matthieu de Nanteuil)[45]. Pour l’homme, dès sa naissance, le social, le symbolique et le culturel sont déjà là mais deviennent sans cesse autre chose que ce qu’ils sont.

5 - Le principal frein à l’action collective réside dans le fait que les gens ont des représentations différentes de la situation et de l’action, ne se « comprennent pas » parce que chacun attribue d’abord une valeur absolue à ce qu’il est, à ce qu’il pense. L’obstacle est amplement culturel[46].

 

Plutôt qu’un accord mécanique dicté par des statuts, des rôles, des dispositions ou des habitus, les règles offrent un cadre commun aux situations, des formes générales du jugement pour trouver des accords et vivre des disputes. L’identité devient ainsi l’ensemble des pratiques et des actes par lesquels notre place peut être politiquement reconnue dans l’espace public. Ce n’est pas la manière dont les choses sont réellement qui constitue un souci, et qui doit être changée, mais la manière dont nous voudrions qu’elles soient idéalement. Ce que nous pourrions nommer, avec Marc Uhalde et François Granier, le contexte imaginaire effectif réel à l’œuvre dans l’organisation et la connaissance que les personnes qui y travaillent en ont. Dans ses travaux, Renaud Sainsaulieu a ainsi privilégié l’effort de compréhension de la justification des acteurs par opposition à une sociologie du « fait social » qui verrait dans la chose donnée, une chose inerte, et ne conduirait pas à penser la trilogie du don, du contre-don et du retour. Or dans ce geste de retour, les hommes confirment qu’ils ne sont pas des « poupées mécaniques », soumis aux seules injonctions d’un système de déterminations extérieures. Une subjectivité s’affirme et produit de l’intersubjectivité. Mais pas seulement. On peut écrire qu’il y a tapie dans les écrits de Renaud Sainsaulieu, plus une sorte de phénoménologie de la mutualité qu’une logique de la réciprocité mécanique et du jeu sec de l’intérêt. Le tiers transcendant qui émerge à chaque fois que deux sujets « commercent » n’a pas seulement le visage de la relation elle-même pour Renaud Sainsaulieu. Dans ce rapport de pouvoir où deux consciences se font face, Renaud Sainsaulieu souligne une condition affective (on s’identifie d’autant plus à un modèle qu’il est sympathique), une condition de similitude d’éléments entre le sujet et le modèle et enfin une condition de puissance si le sujet possède du prestige. « S’il y a trop de rapprochement entre le sujet et le modèle, la gratification diminue et l’identification ne se fait pas » constate t’il aussi en psychologue[47]. « S’il y a trop de rapprochement entre le sujet et le modèle, la gratification diminue et l’identification ne se fait pas » constate t’il aussi en psychologue[48]. La reconnaissance vieillit vite, soulignait Aristote. Dans une perspective qui n’est pas classique, il conviendrait alors d’inverser la compréhension de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave : le conflit n’a lieu que si l’échange échoue.

Lorsque deux parties se considèrent comme appartenant à des entités séparées, aux destins symétriques, il s’en suit une escalade du conflit parce que chacun cherche à appliquer des solutions particulières à des problèmes qui sont plus globaux.

Chez Georg Wilhelm Friedrich Hegel, note Renaud Sainsaulieu, « la rencontre de deux désirs d’être reconnu comme ayant le droit de désirer, ne peut déboucher sur l’entente et l’arrangement, car ce sont deux absolus qui se choquent et ne peuvent que s’exclure tout en ayant besoin de l’autre pour cette reconnaissance de son propre désir. Pour être reconnu, il faut arriver à ce que l’un oublie son propre désir de reconnaissance pour accepter de reconnaître celui de l’autre » [49]. S’il y a communauté, elle est la conséquence de tensions, de controverses et reniements et non la volonté parfaite d’une instance qui rend les positions de chacun conformes et harmonieuses. L’unité n’est jamais donnée.  `

Le management interculturel, pour nous, est cet horizon qui fait la part belle à la rencontre comme condition d’existence et de coopération. Le domaine reste un champ en construction !  

 

 

                 

 

 


[1] : « Comment des relations entre individus au travail peuvent-elles s'articuler au point de constituer une société dont les qualités intrinsèques façonneront durablement une sorte d'autonomie sociale susceptible d'influencer le résultat économique de la production ? » (Renaud Sainsaulieu, « Stratégies d'entreprise et communautés sociales de production », Revue économique, volume 39, n°1, 1988. pp. 155 174). En cela, l’entreprise ne se réduit ni à des relations intersubjectives entre atomes sociaux, ni à des solidarités de classes, ni à un élan modernisateur, ni à des mouvements d’émancipation inscrits dans l’histoire. Elle excède ces réalités.

[2] : Danilo Martucelli, « Sociologie et posture critique », in Bernard Lahire, A quoi sert la sociologie, La Découverte, 2002, p. 148.

[3] : Françoise Piotet et Renaud Sainsaulieu, Méthode pour une sociologie de l’entreprise, FNSP et ANACT, 1994.

[4] : Renaud Sainsaulieu, « Un sociologue de la démocratie », Autogestions, 1982, 10, pp. 115-121. Par deux fois, Renaud Sainsaulieu a connu l’activité ouvrière :  sur une chaîne de polissage dans une entreprise de petite mécanique, et l’autre en tant que manœuvre sur une chaîne de four puis opérateur-conducteur d’un four à biscuits dans une usine du secteur alimentaire (Cédric Dalmasso et Céline Mounier, Renaud Sainsaulieu, Le mouvement démocratique aux frontières de l'entreprise, Éditions EMS, 2022, p. 4).

[5] : Renaud Sainsaulieu, « Acteur », Eugène Enriquez, André Lévy et Jacqueline Barus-Michel, Vocabulaire de psychosociologie, Erès, pp. 89-90.

[6] : La formule est de Norbert Alter.

[7] : Geert Hofstede, Culture’s consequences: International differences in work-related values, Beverly Hills, CA : Sage, 1980 ; Geert Hofstede, Cultures and Organizations. Software of the Mind, McGraw-Hill, 1991.

[8] : Shalom Schwartz, “Rethinking the concept and measurement of societal culture in light of empirical findings”, Journal of cross-cultural Psychology, 45(1), 2014, 5-13.

[9] : Dans un article de la revue Foreign Affairs en 1993, puis sous forme de livre, The Clash of Civilizations and the Remaking the World Order, Simon & Schuster, 1996, traduit en français chez Odile Jacob en 1997.

[10] : L’illustrent les rubriques « Sociologie d’ailleurs », créée en 2007 dans Sociologies Pratiques par Geneviève Dahan-Seltzer et « Ouvertures », créée en 2005 dans La lettre de l’AISLF.

[11] : Pierre Dupriez et Solange Simons, La résistance culturelle. Fondements, applications et implications du management interculturel, De Boeck Supérieur, 2002.

[12] : Renaud Sainsaulieu, Préface au livre de Daniel Mercure, Culture et gestion en Algérie, L’Harmattan, 1997 ; Mohamed Benguerna, « Ingénieurs en Algérie dans les années 1960 », Éditions Karthala, 2014 ; nous mentionnerons aussi les apports de Ahsène Zehraoui, notamment sur l’immigration kabyle (« Processus différentiels d’intégration au sein des familles algériennes en France, Revue Française de Sociologie, 1996).

[13] : Dominique Desjeux, qui a milité pour rendre les approches culturelles compatibles avec les approches stratégiques et identitaires, rappelle que « c’est Michel Crozier qui, dans le phénomène bureaucratique (1963), le premier à parler d’un « modèle français » du management » en pointant la peur du face à face dans un système de personnes organisé hiérarchiquement et verticalement, la volonté de donner de l’intelligence à la règle et non de simplement l’appliquer ou encore le goût de la prouesse au détriment de l’efficacité économique. Michel Crozier a d’ailleurs reconnu que toute la troisième partie du Phénomène bureaucratique constituait un essai « culturaliste ».

[14] : Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social, La Découverte, 2013, p. 41.

[15] : Bernard Lahire (Dans les plis singuliers du social, La Découverte, 2013, p. 70) rappelle la volonté durkheimienne, aux origines de la discipline sociologique, d’expliquer « le social par le social », c’est à dire par des « faits extérieurs à l’individu ». Bernard Lahire (Idem, 2013, p. 74) fustige les dérives d’une certaine pratique sociologique qui « consiste à interpréter directement les formes sociales objectivées (sémiologie sociale) sans étudier les usages réels de ces formes (sociologie de la réception, de l’appropriation ou des usages socialement différenciés), et donc de tomber dans la surinterprétation ».

[16] : Renaud Sainsaulieu, L’entreprise, une affaire de société, Presses de la FNSP, 1989.

[17] : Une action qui est pour partie imprévisible et qui détermine, en retour, les structures culturelles comme les représentations propres à chaque acteur en contexte multiculturel. Une action qui réfute « l’infernale circularité » qui ferait que si vous connaissez les attaches culturelles – définies par l’anthropologue et par la statistique – des acteurs, vous connaissez leurs dispositions et vous savez à l’avance la façon dont ces acteurs vont réagir dans n’importe quelle situation.

[18] : Edward W. Saïd clame à raison que « L’argument de Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations ignore totalement qu’en plus de la culture dominante ou officielle il y a des tendances dissidentes, alternatives, non orthodoxes ou hétérodoxes qui contiennent beaucoup d’aspects anti-autoritaires, lesquels entrent en conflit avec la culture officielle. Cela peut être nommé contre-culture, un ensemble de pratiques associées avec les intrus, les pauvres, les immigrants, les artistes bohèmes, la classe ouvrière et les rebelles. La contre-culture critique l’autorité et attaque ce qui est officiel et orthodoxe. Aucune culture ne peut être comprise sans cette source toujours présente de provocation créative de ce qui est extra-officiel ou officiel. Négliger cet état d’agitation à l’intérieur de chaque culture, que ce soit parmi l’Occident, l’islam, le confucianisme, etc., et accepter l’existence d’une totale homogénéité entre culture et identité, c’est oublier ce qui est vital et fertile dans la culture » (Edward W. Saïd, « Le mythe du Choc des civilisations », conférence prononcée à l’université de Columbia, 1997).

[19] : Edward T. Hall & F. Hall, Guide du comportement dans les affaires internationales, Paris, Seuil, 1990.

[20] : Le pas franchi par Philippe D’Iribarne et son équipe « Gestion et Société », équipe rattachée au LSCI dirigé par Renaud Sainsaulieu, est de s’attacher à une approche interprétative, cherchant à faire apparaître les catégories, les oppositions structurantes que les acteurs utilisent pour donner sens aux situations de travail. Les travaux de Philippe D’Iribarne veulent précisément rapprocher la culture d’autre chose que des représentations collectives, des traits culturels, sorte d'"universaux" dont la base ne serait ni les individus, ni les groupes sociaux, ni leurs rapports. Philippe D’Iribarne, à la différence des zélateurs de Geert Hofstede, n’a jamais stipulé l’invariabilité des conduites propre à une culture nationale mais la permanence des références qui servent à l’interprétation et signent l’appartenance à une culture politique.

[21] : Philippe Pierre, « Trois courants de recherche en management interculturel dans les champs francophones », Blandine Vanderlinden et Pierre Dupriez, Au cœur de la dimension culturelle du management, L’Harmattan, 2017 ; Jean-François Chanlat et Philippe Pierre, Management interculturel. Evolution, tendances et critiques, EMS, 2018, Ouvrage labellisé FNEGE en 2019.

[22] : Jean-François Chanlat (Dir.), L'individu dans l'organisation : les dimensions oubliées, Ste Foy/Paris, Les Presses de l'Université Laval/ESKA, 1990. La perspective s’ouvre ici d’une analyse culturelle, ne donnant pas systématiquement priorité à une causalité inscrite dès le départ (l’inculcation de normes, leur intériorisation...) pour des « agents-automates » mus par des forces intériorisées (la conscience collective ou la culture nationale, par exemple, et où les normes sont essentiellement des causes) mais où les comportements culturels des individus se comprennent aussi au travers des structures relationnels changeantes dans lesquelles ils s’insèrent.

[23] : J’en pris pleinement conscience lors d’un séminaire en mai 2001, tout près de Strasbourg (Colloque IECS Strasbourg intitulé « Cultures nationales et management : « quand les petites différences ont de grandes conséquences » »), organisé par Jean-François Chanlat et Christoph Barmeyer, où je savourais les paroles de Evalde Mutabazi sur la force et la complexité de son modèle circulatoire de management , où j’entendis Philippe D’Iribarne présenter sa puissante réflexion sur La logique de l’honneur, et aussi Yvon Pesqueux s’exprimer avec passion sur les multiples facettes du relativisme politique, Blandine Vanderlinden célébrer la culture comme essentiellement « construction de sens », Jean-Pierre Ségal ou Sylvie Chevrier et bien d’autres acteurs, devenus depuis des amis, au sein d’une discipline alors en pleine construction.

[24] : Jean-François Chanlat, Sciences sociales et management, Plaidoyer pour une anthropologie générale, Ste-Foy,Les Presses de l'Université Laval, Paris, ESKA, 2002.

[25] : Cornélius Castoriadis et Paul Ricoeur, Dialogue sur l’histoire et l’imaginaire social, EHESS, 2016, p. 46.

[26] : Pour Gilbert Simondon, Gilles Deleuze, Félix Guattari ou Edouard Glissant, philosophes « égicides », les subjectivités sociales sont toujours au-dessus ou en dessous du niveau de l'individu, composant et décomposant des collectivités de toutes sortes. Un des grands apports possibles de leurs travaux aux recherches interculturelles est de faire voir des configurations pensantes sans les relier avec la subjectivité constituante, ni la froide objectivité causale et structurale (les ordres culturels). C’est une approche qui privilégie les situations et leurs acteurs plutôt que les acteurs et leurs situations. Ce courant intellectuel nous aide à sortir du dualisme, du cadre des substances fixes et stables parce qu’il met magistralement en doute l’idée selon laquelle il existerait un principe antérieur à la relation elle-même susceptible de tout entier l’expliquer. Les concepts d’identité et de culture sont adéquats à une pensée en termes d’individu et non une pensée qui veut saisir l’activité qui est à la limite de l’individu, comme un cristal en voie de formation. Nous cernons ici les limites d’une explication interculturelle qui suppose toujours dualité originelle entre cultures, absence de communication entre elles, puis communication entre ordres de grandeur et stabilisation. Nous explorons ces réflexions dans Pierre-Robert Cloet et Philippe Pierre, L’Homme mondialisé. Identités en archipel de managers mobiles, L’Harmattan, 2017.

[27] : Norbert Alter, La force de la différence, PUF, 2012, p. 169. Une appartenance, même héritée, ne joue pleinement son rôle de marqueur d’identité́ que pour autant que j’accepte, choisisse ou que je veuille la considérer comme telle et de la situer ou pas dans une série d’histoires qui sont celles de ma vie. Faut-il faire état de ma situation de famille ou mentir pour avoir cet emploi ? Pourquoi changer de nom de famille me procure-t-il un élan de liberté ? Pourquoi vouloir changer la couleur de ma peau ? Pourquoi cacher mes croyances religieuses ?

[28] : Dès lors, écrit Marie Antoinette Hily (« Rencontres interculturelles, échanges et sociabilités, in Construire l’Interculturel ? De la notion aux pratiques », in sous la direction de Roselyne de Villanova Marie-Antoinette Hily et Gabrielle Varro, L’Harmattan, 2001, p. 7-14), « une approche sociologique des contacts culturels aurait pour objet la production de compétences des groupes à se repérer dans des répertoires de signes et à penser selon différents registres que les acteurs élaborent dans un type spécial de contexte défini comme « interculturel ». La problématique se déplacerait donc de l’étude des processus acculturatifs matériels ou formels, que subiraient des modèles normatifs, à l’étude des acteurs culturels selon qu’ils opèrent dans telles ou telles situations, selon quels enjeux et à quelles fins ».

[29] : Geneviève Vinsonneau, « Le développement des notions de culture et d’identité : un itinéraire ambigu », Carrefours de l’éducation, 2002/2, n°14, p. 4.

[30] : Clifford Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, PUF, 1986.

[31] : Le travail de Jean-François Chanlat approfondit ce point et souligne, à nos yeux, un triple effet pour un sujet agissant en contexte multiculturel :

- un effet de structure où la culture relève d’un apprentissage d’ordre collectif qui prend la forme d’un processus intégratif incessant de déterminismes sociaux.

- un effet d’acteur où la régulation qu’opère la structure formelle est débordée par un ensemble de pratiques, d’espaces de négociation et de jeu entre acteurs.

- un effet de situation inattendue où acteurs et systèmes interviennent comme éléments « co-constitutifs ». Car si la connaissance d’une culture nationale ne permet en rien de prédire les comportements humains, la situation interculturelle, plus que tout autre, renvoie à la position sociale du porteur de culture, à son inscription au sein d’un groupe particulier et aux logiques de situations traversées. Toute expérience interculturelle serait donc intelligible comme processus instable d’influence interindividuelle mobilisant au moins les trois dimensions que sont le sens symbolique, l’intérêt et la reconnaissance sociale de l’identité, et qui débouche pour l’individu sur un processus de transformation de ses représentations.

[32] : Renaud Sainsaulieu est, pour nous, un de ceux qui ont su insister de façon très pertinente sur l’irréductible pluralisme des populations de cadres, de techniciens et de la classe ouvrière, avec ce constat de plusieurs expériences vécues des efforts endurés au travail, plusieurs manières d’y répondre et de vivre (il parle alors d’« acteur de soi », d’« acteur de masse », d’« acteur stratège » et d’« acteur ailleurs »). Renaud Sainsaulieu est surtout un de ceux, en sociologie, qui a assumé le plus fermement que le monde organisationnel est d’abord ce que les acteurs – déterminés mais pour partie libres - en font ! « L’œuvre », « l’appartenance », « la trajectoire » et « l’opposition » sont les ressorts d’une vie au travail. Le management des équipes est d’abord pluralité assumée des manières de composer et comme l’a bien mis en évidence Sigmund Freud, et plus tard, Eugène Enriquez, les autres participent à la construction de notre vie psychique, en étant, tour à tour, modèles d’identification, objets d’investissement affectif (amour ou haine), soutiens (liens de coopération), rivaux voire victimes-émissaires (Eugène Enriquez, De la horde à l'État. Essai de psychanalyse du lien social, Gallimard, 1983).

[33] : Norbert Alter et Christian Dubonnet, Le manager et le sociologue : Correspondance à propos de l'évolution de France Télécom de 1978 à 1992, L'Harmattan, 1994, p. 41.

[34] : Entretien avec Christine Delory-Momberger, « La recherche biographique : quel(s) regard(s) sur les épreuves identitaires aujourd’hui ? », Nouvelle revue de psychosociologie, 2016/2, n°22, p. 162. Selon la formule d’Ulrich Beck, « c’est l’individu qui devient l’unité de reproduction de la sphère sociale » à la différence des sociétés dites traditionnelles qui vont réduire le quant à soi individualiste à la force du collectif, de l’appartenance groupal.

[35] : « Les faits sociaux ne sont pas le simple développement des faits psychiques, mais les seconds ne sont en grande partie que le prolongement des premiers à l’intérieur des consciences. Cette proposition est fort importante car le point de vue contraire expose à chaque instant le sociologue à prendre la cause pour l’effet et réciproquement » (Emile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 1960, p. 341).

[36] : Pascal Bruckner, La tyrannie de la pénitence, Grasset, 2006, p. 278. « La guerre, l’incompréhension, la conquête, avant d’être le fruit de la méchanceté des hommes, découlent du voisinage des multiples expressions de l’être que leur pluralité affole et jette dans l’effroi » (Idem, p. 278, cité par Joanna Nowicki, L’homme des confins, CNRS Editions 2008, p. 158).

[37] : Hubert Hannoun, L’intégration des cultures, L’Harmattan, 2004, p. 17.

[38] : La culture se reconstruit sans cesse parce qu’elle n’est pas un état. Pas plus que l’identité dans la conception que nous en avons. Consistance symbolique n'est pas constance figée, capable de prendre systématiquement le pas sur l'évènement et la liberté du sujet. « Les hommes concrets ne se comportent pas » écrivait Louis Dumont en 1966, « ils agissent avec une idée en tête, fût-elle de se comporter aux usages ». Il y a donc toujours vulnérabilité de la culture à l'expérience et cette expérience est, pour une large part, identitaire. Un individu est capable de donner des réponses différentes à une même situation, phénomène que Jacques Demorgon nomme "oscillation".

[39] : Renaud Sainsaulieu, L’identité au travail, PFNSP, 1977.

[40] : Hervé Marchal, L’identité en question, Ellipses, 2006, p. 47.

[41] : Eugène Enriquez, André Lévy et Jacqueline Barus-Michel, Vocabulaire de psychosociologie, Erès, 1994, p. 580.

[42] : Renaud Sainsaulieu, Article L’identité en entreprise, p. 256. La conception conflictuelle de l’accès au désir, au moyen des phénomènes de violence vécus dans toutes les occasions de relation, se nourrit chez Renaud Sainsaulieu d’une explication psychanalytique liée aux conditions d’intelligibilité du monde naturel. « Après cet âge de la découverte de son intégrité physique, l’enfant remplacera le miroir par les parents, les autres et plus tard la culture… qui seront les miroirs où il trouvera les images de lui-même qui lui restitueront sa personnalité. C’est donc par une dialectique non conflictuelle de la reconnaissance par le biais d’une image que le sujet accède à lui-même » (Renaud Sainsaulieu, L’identité au travail, PFNSP, p 329).

[43] : Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Gallimard, 1952.

[44] : Renaud Sainsaulieu, L’identité au travail, PFNSP, 1977, p. 440.

[45] : Matthieu de Nanteuil, Compte rendu de L’identité au travail, Renaud Sainsaulieu (quatrième édition augmentée d’une préface de Norbert Alter), Presses de Sciences Po, 2014, Sociologie du travail, 57, 2015, p. 250–274.

[46] : « Apparemment l'obstacle est culturel en ce sens que ni les dirigeants, ni les technocrates, ni les syndicalistes, ni les salariés de base ne disposent des capacités de communication intersubjective (selon Jürgen Habermas) suffisantes pour mettre en œuvre ces nouveaux rapports entre acteurs. Des recherches effectuées, dès la fin des années 70, sur les fonctionnements collectifs d'entreprises autogérées, sous la forme de coopératives, mutuelles et associations, montraient que l'ambition de partager les projets individuels dans un objectif commun de production et de réinvention de la société ne coïncidait pas (Renaud Sainsaulieu, Pierre - Eric Tixier). Il y manquait la culture d'expression, de compréhension ou de débat suffisante pour surmonter les dysfonctions nées des difficultés à supporter le face à face des personnes, des pouvoirs et des milieux sociaux, qu'engendrait inévitahlement ce genre de question fusionnelle et affective » (Renaud Sainsaulieu, Article L’identité en entreprise, p. 258).

[47] : Renaud Sainsaulieu, L’identité au travail, PFNSP, p 306.

[48] : Renaud Sainsaulieu, L’identité au travail, PFNSP, p 306.

[49] : « La démarche hégélienne montre que la réaction de l’esclave en face de sa situation contrainte peut engendrer différentes formes de rationalité » écrit Renaud Sainsaulieu (L’identité au travail, PFNSP, 1977). « L’attitude stoïque consiste en effet à supporter sa situation en niant son caractère spécifiquement déterminant. Au prix d’une négation de la souffrance et des contingences matérielles, l’esclave peut retrouver mythiquement une sorte d’existence autonome. Inversement, le sceptique, retrouvant en toutes situations les germes d’une contrainte particulière, niera toute universalité et situera sa rationalité dans la redécouverte de l’infinie diversité des déterminations. La conscience malheureuse acceptera cette tension perpétuelle vers l’absolu et l’universalité, mais dans une lucidité douloureuse de l’éternelle redécouverte des spécificités et des contraintes » (L’identité au travail, PFNSP, 1977).

Marc Houdaille

Educational manager/history & geography teacher

9 mois

Bravo Philippe Pierre, de transmettre le flambeau ! Renaud aura marqué par son intelligence généreuse et son humanisme plus d’une génération !

Eric Brangier

Professeur des Universités - Ergonomie et Psychologie des Organisations. Ergonome Européen.

9 mois

Très utile. Merci pour votre beau rappel des idées et démonstrations de Sainsaulieu.

Lionel Gouraud

Sociologue - Délégué Pédagogique Enseignement Supérieur chez Dunod Éditeur-Armand Colin - Spécialiste de l’éducation et des médias.

9 mois

Totalement incontournable pour qui s’intéresse à la sociologie de l’entreprise. Un ouvrage majeur : l’identité au travail.

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Philippe Pierre PhD

Autres pages consultées

Explorer les sujets