Robert et Rebekah Mercer, bonne fortune de Donald Trump
Ci-dessus, Robert Mercer, bonne fortune de Donald Trump M LE MAGAZINE DU MONDE N° 332 Samedi 27 Janvier 2018 pages 34-37

Robert et Rebekah Mercer, bonne fortune de Donald Trump

Source : M le magazine du Monde N° 332 | 26/01/2018 à 14h05 ; Mis à jour le 27/01/2018 à 17h10 ; édité samedi 27 janvier 2018 pages 34-37

http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2018/01/26/les-mercer-bonne-fortune-de-donald-trump_5247671_4497186.html

 Par Gilles Paris, correspondant à Washington,

Illustrations de Mike McQuade

Discrets mais influents, les Mercer comptent parmi les artisans de la victoire du magnat de l’immobilier à l’élection présidentielle aux États-Unis. Ces milliardaires préfèrent agir dans l’ombre pour imposer leur vision ultranationaliste de l’Amérique. Médias, think tank, financement de candidats… Cette famille a mis ses milliards au service d’une vision ultranationaliste et viscéralement libertarienne de la politique. Et rien ne saurait l’entraver. Stephen (Steve) Bannon en en fait l’expérience. L’ex-conseiller à la Maison Blanche a été éjecté du site "Breitbart News" dont ils sont actionnaires. Sa faute, avoir mis en cause Donald Trump, le plus à même de réaliser leur rêve américain : un État fédéral réduit au minimum, des frontières étanches et des armes à foison.

La rareté se fait rare, c’est ce qui donne du poids à la parole des Mercer. Un glacial communiqué leur a suffi pour rompre, le 4 janvier 2018, avec l’ancien conseiller stratégique de Donald Trump, Stephen Bannon, qui avait accompagné depuis cinq ans leur entrée dans le monde exclusif des méga donateurs de la campagne. Les mots ont tranché les liens du passé comme un couperet.

  Le président avait condamné celui qui lui prédisait une chute inéluctable dans le livre Le Feu et la Fureur. Trump à la Maison Blanche, de Michael Wolff (à paraître en France le 22 février 2018 chez Robert Laffont). Les Mercer ont exécuté leur sentence. Quatre jours plus tard, Stephen Bannon était invité à quitter Breitbart News, dont ils sont propriétaires. À la tête du site ultranationaliste depuis cinq ans, il en avait fait le navire amiral de son projet de purification du Parti républicain.

  La rareté, pour Robert Mercer, 71 ans, a été érigée depuis longtemps en système. Dans un article publié par le Wall Street Journal en 2010, il se disait déjà heureux de pouvoir mener sa vie « sans avoir à dire quoi que ce soit à personne ». En 2014, recevant un prix, il avait ajouté que, pour lui, « parler une heure » à cette occasion, « c’est plus qu’habituellement en un mois ».

 La discrétion pour politique

 Lorsque Donald Trump, élu, est venu remercier ses généreux donateurs le 3 décembre 2016, à l’occasion du bal costumé annuel donné, depuis 2009, dans leur demeure luxueuse de Long Island, il a assuré avoir eu la plus longue conversation de sa vie avec le milliardaire à qui il avait arraché « deux mots ». Un hommage remarqué à celui qui fuit les médias comme la peste et qui a avancé des mois durant sous les radars de la politique américaine.

  Lorsque les grandes manœuvres s’engagent au sein du Parti républicain dès le lendemain des élections de mi-mandat de 2014, les regards se tournent mécaniquement vers le Kansas et Wichita, le bastion de Charles et David Koch. Ces industriels classiques — leur fortune s’est construite autour du raffinage pétrolier — envisagent alors de dépenser près de 900 millions de dollars pour peser sur l’élection présidentielle. En 2010, la suppression des plafonds de campagne par la Cour suprême a ouvert toutes grandes les portes de la démocratie à la ploutocratie.

 Cet « argent sombre », selon le titre du livre de Jane Mayer (Dark Money, Knopf Doubleday Publishing Group, 2016, non traduit) qui s’attarde sur les origines parfois embarrassantes de la fortune des Koch, concentre toute l’attention. Celui des Mercer reste presque invisible, jusqu’à la reprise en main de la campagne électorale alors faséyant de Donald Trump, en août 2016. La victoire arrachée trois mois plus tard doit suffisamment aux Mercer pour que la fille la plus politique de Robert Mercer, Rebekah, 44 ans, soit immédiatement propulsée au sein du comité de transition du président élu. Une promotion remarquable pour une femme dont la notoriété était jusqu’alors liée à la reprise couronnée de succès d’une pâtisserie chic de Manhattan qu’à son passé de trader à Wall Street ou à sa présence au conseil d’administration du think tank conservateur Heritage Foundation.

 En 2006, le magasin Ruby et Violette devait en effet fermer ses portes. Inacceptable pour ces ultrariches de Long Island qui prisaient ses produits. Les trois filles Mercer l’ont racheté et transformé en modèle du commerce en ligne. En 2009, deux anciens présidents, Bill Clinton et George Walker Bush, ont pris la plume pour dire tout le bien qu’ils pensaient de leurs produits à « Jenji » (Jennifer), « Bekah » (Rebekah) et « Heather Sue ». Les deux hommes étaient sans doute à mille lieues d’imaginer qu’ils incarnent tous deux ce que cette famille déteste le plus en politique. Robert Mercer n’est pas passé comme eux par les universités prestigieuses de l’Ivy League, fréquentées par les rejetons des familles de patriciens de la Nouvelle Angleterre et par les rares enfants de familles pauvres qui y accèdent par la seule force de la volonté. Sa fortune est le produit d’algorithmes, un monde du silence à l’opposé de l’univers plâtre et ciment de Donald Trump, ou des industries bruyantes et polluantes des frères Koch. Et Robert Mercer exècre manifestement les professionnels de la politique.

 Né en Californie en 1946 dans une famille de la classe moyenne, il est initié à l’informatique par son père qui lui explique le fonctionnement de l’IBM 650, le premier ordinateur à être fabrique en série pour être commercialisé. Diplômé des universités du Nouveau-Mexique et de l’Illinois, il entre en 1972 chez le géant de l’informatique Big Blue. Il y passe vingt ans, travaillant à un projet de reconnaissance vocale. Il est ensuite débauché par James Harris Simons, un mathématicien venu du Massachussetts Institut of Technology (MIT) qui a fondé vingt ans plus tôt le fonds d’investissement spéculatif Renaissance Technologies. Ce génie des chiffres ne se fie qu’aux scientifiques. Avec son compère Peter Brown, passé en même temps que lui d’IBM à Renaissance Technologies, Robert Mercer prend la suite du fondateur après son retrait en 2009. Entre-temps, il est devenu milliardaire grâce à ce hedge fund, dont il a démissionné en 2017. Sa famille change de statut social tout en cultivant la discrétion. La presse américaine n’a retenu de sa femme, Diana Lynne Dean, épousée en 1967, que sa passion des chevaux, partagée avec sa benjamine Heather Sue, joueuse de poker invétérée, diplômée de l’université Duke. L’aînée, juriste, apparaît tout aussi effacée. La cadette, Rebekah, passée par Standford, est en revanche aux avant-postes du clan Mercer. Sa figure de proue.

Peu importe les dérapages de Donald Trump. Seule sa conversion à "des frontières ouvertes", à "un commerce ouvert" et à "un contrôle des armes à feu" les ferait changer d’avis.

  Le nouveau riche a adapté son train de vie à ses nouveaux moyens. Yacht de 43 mètres, puis de 62 mètres, muni d’un ascenseur. Maison aux dimensions superlatives, dotée d’un gigantesque circuit de trains miniatures dans l’un de ses sous-sols, une passion de Robert Mercer facturée initialement plus de 2 millions de dollars. Cette somme a été révisée à la baisse après poursuite en justice envers le fabricant et arrangement. Une pratique coutumière chez ces procéduriers qui n’ont pas hésité à opérer des retenues sur salaire de leurs employés de maison pour des péchés véniels tels que l’oubli de remplir les flacons de shampooing lorsqu’ils sont vides aux deux tiers. L’incursion en politique procède de cette situation d’aisance absolue, comme une manière de safari. À Renaissance Technologies, James Harris Simons donne aux démocrates, tout comme Peter Brown. Robert Mercer, lui, est le républicain de la bande, inscrit comme tel sur les listes électorales, membre de la National Rifle Association, le puissant lobby des armes, et évidemment en croisade libertarienne contre l’État fédéral jugé aussi empâté que dispendieux.

 En 2010, il soutient financièrement la campagne contre la création d’un centre culturel islamique à proximité de Ground Zero, à Manhattan. Puis il prend fait et cause pour un scientifique controversé dans l’Oregon, Arthur Robinson, un climatosceptique qui conserve des milliers d’échantillons d’urine humaine dont l’étude devrait permettre selon lui de parvenir à augmenter l’espérance de vie. Il faut préciser qu’Arthur Robinson s’efforce d’évincer de la Chambre des représentants le démocrate Peter DeFazio, solidement en place depuis 1986. Or ce dernier a proposé un an plus tôt d’instaurer une taxe sur les transactions financières qui font la fortune de Renaissance Technologies. La tentative du tandem conservateur tourne court, comme en 2012, 2014 et 2016. Progressivement, par la seule force de sa fortune, Robert Mercer, épaulé par Rebekah, aussi conservatrice que lui, s’affirme pourtant comme une figure de l’oligarchie républicaine tout en conservant une parfaite indépendance étayée par une vision plus nationaliste et libertarienne de l’économie, une défiance à peine masquée du libre-échange et de l’immigration. Sa rencontre avec le polémiste flamboyant, Andrew Breitbart, en 2011, est déterminante. Aidé par Stephen (Steve) Bannon, un producteur d’Hollywood ayant fait fortune grâce à la série Seinfeld et passé auparavant par la Banque Goldman Sachs, Andrew Breitbart a lancé en ligne un brûlot conservateur qui a pris son nom. Sa mort brutale, en 2012, rebat les cartes. Stephen (Steve) Bannon lui succède et convainc Robert Mercer d’investir tous azimuts. Au lieu de se contenter de soutenir conventionnellement les candidats, les Mercer deviennent de véritables entrepreneurs politiques. Au site Breitbart News, qui s’affirme au fil des années comme la grande voix conservatrice après Fox News, s’agglomèrent entre 2012 et 2013 le Government Accountability Institute et Cambridge Analytica. Le premier a pour mission de traquer la corruption et la gabegie dont l’État fédéral pourrait se rendre coupable. Il publiera à point nommé, en avril 2015, lorsque Hillary Clinton annonçait sa candidature à l’investiture démocrate, un pamphlet contre la Fondation Clinton. Le second, lié à la société britannique de conseil en stratégie politique SCL Group, se spécialise dans la collecte de données à des fins électorales. Une véritable verticale de l’influence.

 Pendant cette période, un ancien stratège démocrate devenu conservateur, Patrick Caddell, irrigue cet écosystème de sa conviction que l’usure des grands partis et l’exaspération des électeurs confrontés aux blocages de Washington préparent le terrain à la candidature victorieuse d’un outsider. Il martèle également la formule d’ « ennemi du peuple » à l’encontre des médias, promise à un bel avenir. Un an avant l’élection présidentielle, les Mercer se rangent derrière le sénateur du Texas Ted Cruz, père du shutdown (ou refus de coopération) budgétaire provoquant la mise au chômage technique de fonctionnaires et l’arrêt de plusieurs administrations et services fédéraux au cours de l’année 2013, contempteur de l’État fédéral, prêt à tout au nom de sa lecture personnelle de la Constitution des États-Unis.

Rebekah Mercer et Donald Trump

        Pendant la course éreintante des primaires, le quadragénaire peine pourtant à tenir la distance face au rouleau compresseur que nul n’attendait, Donald Trump. Dès le retrait de leur candidat Ted Cruz, les Mercer se reportent sans le moindre état d’âme sur le milliardaire de l’immobilier Donald Trump. Lorsque Ted Cruz, en pleine convention républicaine d’investiture à Cleveland dans l’Ohio, refuse publiquement de se ranger derrière un candidat dont il doute de la solidité des convictions, ses anciens patrons le désavouent immédiatement dans un communiqué assassin. L’heure est à l’unité et la machine Mercer, avec Stephen (Steve) Bannon et Kellyanne Conway, une proche de Rebekah Mercer, aux manettes, prend le contrôle de la campagne électorale. Cambridge Analytica, qui a épaulé en juin 2016 les brexiters britanniques, guide cette fois l’équipe de campagne républicaine sur la voie étroite d’une victoire en ciblant, selon ses propres dires, les profils d’électeurs susceptibles de basculer en faveur de Donald Trump.

  Lorsqu’un ancien enregistrement vidéo refait surface, dans lequel Donald Trump se vante à un membre de la famille Bush, de manière obscène, de la manière dont il entreprend ses relations avec la gente féminine (« Moi, les femmes, je les attrape direct par le vagin ! »), les cadres républicains s’affolent. Robert et Rebekah Mercer, eux, restent impavides. Ils publient un autre communiqué dans lequel ils se disent « totalement indifférents » à des « vantardises de vestiaire » pour mieux rappeler leur conviction : « L’Amérique est dégoûtée de ses élites politiques », auxquelles n’appartient pas leur candidat. Seule une conversion de Donald Trump à « des frontières ouvertes », à « un commerce ouvert » et à « un contrôle des armes à feu » les ferait changer d’avis. La suite appartient à l’Histoire.

  Que souhaitent faire désormais les Mercer de leur bonne fortune politique ? la question laisse parfois perplexes les experts du Parti républicain. Le politiste Henry Olsen, de l’Ethics and Public Policy Center, avance l’hypothèse de « conservateurs classiques », qui auraient misé sur la bonne personnalité au bon moment. « Ils sont prêts à dépenser leur argent pour faire avancer leurs valeurs et leurs idéaux. Je ne vois pas en quoi ils seraient très différents de Tom Steyer ou de George Soros [qui ont également bâti leur fortune dans la finance spéculative], à part le fait qu’ils ont des priorités politiques opposées », estime Cameron Smith, du think tank conservateur R Street.

  « Les Mercer n’ont pas été à l’honneur comme ont pu l’être les frères Koch, ce qui fait qu’on peut se demander s’ils sont des conservateurs engagés, des républicains qui en ont juste assez de la direction du Parti républicain, ou s’ils ont quelque chose d’autre en tête », s’interroge Karlyn Bowman, de l’American Enterprise Institute. Tour à tour, Ted Cruz et Stephen (Steve) Bannon ont pu vérifier qu’ils sont en tout cas sans pitié dans la défense de leur investissement politique.

 Par Gilles Paris, correspondant à Washington,

Illustrations de Mike McQuade

 




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