Savez-vous mettre votre regard en valeur(s) ?
Chaque mardi, mes billets prennent un peu plus le chemin de la philosophie. Ce n'est pas prémédité, c'est la voie naturelle que prennent mes pensées. Nos pas se font souvent l'écho de notre monde intérieur. De toute évidence, le mien est rempli de questions pour la vie. Mise à part une congestion cérébrale chronique, cela comporte un avantage de taille : tant qu'il y a des questions, la conversation continue ! Et je suis ravie de poursuivre mes échanges avec vous. Cette semaine je n'étais pas sûre d'avoir de quoi vous proposer une balade. Heureusement, l'actualité a résonné avec un antique souvenir de philosophie, de quoi me mettre sur la voie. Antique, non pas à cause de l'âge de la discipline mais parce que la Terminale et les cours de philo, c'était il y a huit ans déjà...
La palme de l'introspection
"Suis-je la mieux placée pour savoir qui je suis ?"
C'était le sujet que je devais traiter dans ma toute première dissertation. Chaque personne est a priori la mieux placée pour se connaître : elle connaît son passé, ses secrets, ses aspirations et est au fait de ses pensées à chaque instant. Toutefois, il lui est impossible de prendre du recul sur elle-même car elle est prisonnière de sa subjectivité. Impossible de sortir de soi. Face à cette limite, il semblerait que nous n'ayons qu'une connaissance partielle de qui nous sommes vraiment. Delà, ce qui nous est extérieur peut nous aider à discerner les contours de notre Être. D'abord il y a les autres : des subjectivités différentes nous renvoient une idée de qui nous sommes. Là encore, l'autre comme miroir a ses limites : il ne peut nous partager que sa perception unique et biaisée de qui nous sommes et il n'a qu'un accès limité à notre monde intérieur. L'apport d'autrui dans la connaissance de soi-même reste donc un indice plus qu'une vérité.
Mais alors, qui saura nous éclairer ?
Finalement, quand on pose la question "Suis-je le/la mieux placé.e pour savoir qui je suis ?", on présuppose qu'il est possible de savoir qui nous sommes. Hors il est probable que vous et moi n'obtenions jamais une réponse totale et finie à la question "Qui suis-je ?". Parce que nous ne sommes pas omniscients et que nous changeons, évoluons, ainsi le "moi" est impermanent. Il ne s'agit pas pour autant de renoncer à se comprendre et à se connaître. Il y a des espaces qui nous permettent à chaque instant d'éprouver partiellement qui nous sommes, à un moment donné de notre existence. L'un d'eux est célébré actuellement à Cannes : la fiction.
Et là vous allez me demander ce que Socrate et les autres vieux barbus ont à voir avec le festival de Cannes. Ha-ha !
Allons bon, ne vous arrêtez pas comme ça. Poursuivons la balade, que je vous explique.
La fiction sur le divan
En quoi la fiction nous aide-t-elle à mieux nous connaître ?
D'abord, à l'échelle collective, elle s'inscrit dans une époque et témoigne des modes de pensée qui avaient cours.
Individuellement, elle permet d'abord la libération d'émotions fortes non-exprimées et inadaptées en société et le traitement de sujets tabous ou traumatisants. C'est ce qu'on a nommé la catharsis. En étant spectateur.ice, par exemple, d'un déchaînement de violence dans un film, on est mis en contact avec cette part profonde et refoulée de notre psyché, de façon "contrôlée" (le cadre de l'écran, les pages du livre, un contexte fictif, personne n'est vraiment blessé). La fiction propose par définition quelque chose qui n'est pas la vraie vie, ce qui permet en tant que spectateur.ice de se mettre à distance de ce qui est montré et de s'autoriser ainsi à considérer la thèse, l'idée, portée par le film ou le livre. "C'est pour de faux".
Pourtant, que l'histoire soit d'un grand réalisme ou qu'elle ait lieu dans une galaxie lointaine, il est rare (impossible ?) de ne pas y trouver des enjeux universels. Ainsi, cette distance qui nous permet de nous connecter à autre chose que le terrain connu de nos vies n'existe que pour mieux nous identifier à ce que nous voyons, consciemment ou non.
Evaluation morale sur canapé
Si on nous filmait en train de regarder, lire ou écouter de la fiction, on pourrait facilement identifier notre "boussole morale", nos valeurs, les règles que nous suivons, notre conception du bien et du mal. Il suffit de faire attention aux émotions qui nous traversent, aux réactions épidermiques que provoquent certaines scènes. Il y a les affinités pour les personnages : pourquoi ont-ils remporté notre adhésion et éveillé notre empathie ? Que se passe-t-il lorsque nous les jugeons ? "Ah moi, je n'aurais jamais fait ça !".
Les fausses histoires nous montrent ce qu'il y a de vrai chez nous.
Il y a aussi toutes ces fois où le récit nous propose une "jurisprudence morale" en nous mettant face à des situations inédites pour lesquelles nous n'avons jamais eu à nous positionner. Nous sommes alors amené.e.s à nous questionner et à affûter nos valeurs. Le réalisateur espagnol Pedro Almodóvar a souvent recours aux dilemmes moraux, et pas des moindres.
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(Attention, je m'apprête à dévoiler le clou de deux intrigues. Néanmoins, la surprise et la découverte des films est loin d'être gâchée. Les récits sont bien plus complexes et arborescents).
Dans son quatrième long-métrage Hable con ella (2002), "Parle avec elle", la jeune Alicia est plongée dans le coma depuis 4 ans suite à un accident grave. Benigno, un infirmier gentil, simple et dévoué s'occupe de ses soins. On finit par comprendre qu'il nourrit une obsession pour elle. Un jour, Alicia tombe enceinte. Benigno est reconnu coupable de viol. Malgré cela, la grossesse d'Alicia est menée à son terme. Elle sort inexplicablement du coma après l'accouchement et reprend sa vie, ignorante de ce qu'elle a subi. Que fait-on d'un personnage qu'on a pris d'affection et dont les actes défient l'entendement ? Comment se réjouir pour Alicia quand son réveil se fait au prix d'immondes abus ?
Plus récemment, dans Madres Paralelas (2021), "Mères parallèles", Almodóvar lie les destins de Janis, la quarantaine et Ana, une adolescente. Toutes deux se rencontrent à l'hôpital le jour de leur accouchement et sympathisent. Chacune accouche d'une fille. Les deux bébés sont échangés par mégarde et Janis et Ana reprennent leur vie. Le doute s'installe chez Janis en voyant la peau de sa fille foncer au fil des mois. Un test ADN lui confirme qu'elle n'est pas la mère biologique. Lorsqu'elle tombe par hasard sur la jeune Ana, celle-ci lui apprend que sa fille est décédée de la mort subite du nourrisson. Vertige. Janis comprend que l'enfant qu'Ana a perdu est en fait le sien. Face à la peur de ne plus être mère et de perdre la seule fille qu'il lui reste, Janis épaule Ana dans son deuil et la laisse s'occuper du bébé sans rien lui révéler. Si l'on comprend les motivations de Janis et que l'empathie est possible face à un tel coup du sort, il est difficile d'ignorer le mensonge et les conséquences d'un tel choix.
Certaines histoires nous emmènent dans les eaux troubles du doute. Elles éprouvent les limites de la binarité et de notre sens moral. Nous ne sommes pas toujours en capacité de trancher. Peut-être faut-il avancer ainsi ? Un diable sur l'épaule gauche, un ange sur l'épaule droite, avec le glauque et le magnifique, la violence et la gentillesse, la boue et les étoiles, ensemble mélangés.
La question "Qui suis-je ?" appartient à cet entre-deux mouvant.
Parfois, la vie se passe d'absolu.
À mardi prochain pour une nouvelle promenade,
Mathilde.