SERVIO, DANS LE TOURBILLON DU BLASPHEME RÉPUBLICAIN
Servio Maldonado Paz (1907-2006) collection privée

SERVIO, DANS LE TOURBILLON DU BLASPHEME RÉPUBLICAIN


 

Loja (3°59’26’’S 79°12’18’’O) est une terre qui regorge de personnages insolites oubliés par le temps et les circonstances.  Certains de ces acteurs ont marqué l’ensemble du XXe siècle où vivre avec ses idéaux et convictions était, sans exagérer l’expression, une tâche à la Don Quichotte. C’était une succession de cycles de transformations écrits avec de la poudre et du sang, pendant lesquels se sont réactivés des courants avant-gardistes de la pensée universelle, dont le militantisme ou la simple sympathie étaient une mission rude et même risquée. Seulement quelques courageux/courageuses ont osé défier la doxa parce qu’ils croyaient qu’ainsi était tracé leur destin. La mémoire collective, souvent ingrate, oublie et souille ces héros, et les troque par des images de pacotille. Parce que rappeler les faits, c’est revivre l’histoire, je voudrais retracer la trajectoire de l’un d’entre eux, celle de Servio Maldonado Paz.

Né en 1907, il était le dixième enfant d’une fratrie de 13 frères et sœurs. Sa mère Peregrina Paz Cueva, une femme cultivée, rêvait d’un avenir décent pour ses enfants. Le temps pressant, elle avait conçu et matérialisé l’achat d’une imprimerie à Lautaro Loaiza, un curé d’Alamor[1], afin que ses fils Servio et Clotario, puissent écrire et éditer un journal. Ceci s’est concrétisé par la parution de El Luchador, qui deviendra un bimensuel. Lorsque son premier numéro est publié en octobre 1927, Servio, qui en est nommé rédacteur en chef, n’a que 20 ans. Son nom, dérivé du latin Servius, que signifie « celui qui regarde », a assumé cette mission avec un sens élevé des responsabilités et deviendra rapidement le journaliste impartial et incorruptible, le défenseur de la morale et des droits citoyens du pays de la Quinine[2].

Dès les premières lignes de l’article intitulé « Nosotros », l’équipe de la rédaction synthétise, avec la plus grande authenticité, l’orientation et l’objectif de la ligne éditoriale de El Luchador : « Nous ne sommes pas journalistes, nous ne l’avons jamais été, et nous ne pensons pas le devenir; mais si nous arrivons dans le domaine de la presse, pleins d’enthousiasme et de jeunesse, et les deux, vont de pair, en parallèle réciproque » [...] (sic)  

Je commenterai, en raison de leur caractère unique, deux reportages publiés par ce journal, dans lesquels on découvre l’audace incroyable et illimitée de ces reporters lorsqu’il s’agissait de défendre la vérité et la justice. Délibérément, je les ai intitulés ironiquement à ma manière.

Le premier, « UN MINOTAURE SACRIFIE DANS LES ARENES DE LA COUR DE JUSTICE ».

Je résume l’affaire.  Un groupe d’avocats indignés ont dénoncé collectivement auprès de la rédaction de El Luchador un fait inédit: ils accusaient le docteur R. Aguirre, qui en sa qualité de ministre-juge de la cour supérieure de justice, d’avoir fait disparaitre la feuille du jugement déjà approuvée et co-signée par les juges docteurs E. Aguirre et A. Ojeda, dans laquelle R. Aguirre avait voté contre. Il s’agit du procès intenté par M.A. Riofrío contre les héritiers de A. Eguiguren. M.A. Riofrío réclamait une indemnisation pour la mort intentionnelle d’un taureau survenue dans le domaine appartenant aux héritiers Eguiguren. Le jugement avait tranché le litige en faveur de Riofrío, le propriétaire du taureau sacrifié. L’auteur de l’infâme mutilation du document- selon les plaignants - s’était mystérieusement éclipsé de son bureau pendant trois jours... Son collègue, le docteur B. Aguirre, défenseur des héritiers de A. Eguiguren et parent du ministre-juge, profita de ce délai pour déposer un recours dans lequel il demandait que les co-juges soient appelés à signer un jugement invalidant, de fait, la décision prise précédemment par les signataires susmentionnés.

Le reportage couvre l’information des faits sans pâlir en donnant des indices d’une extrême clarté, avant de citer José Ingenieros[3] : « Garder le silence sur un crime est un acte encore plus grave que de s’associer pour le commettre […] (sic) ». La chronique se termine ainsi : « El Luchador pose les questions suivantes au juge des lettres[4] pour l’instruction de l’affaire : A qui profite la disparition de cette feuille ? Quelles sanctions pour le ministre qui ne signe pas un document? Y a-t-il un magistrat qui entende ainsi contourner l’action de la justice ? »

Voici donc le premier reportage où l’on peut découvrir l’étonnante « ruse » des juges et l’estocade originale du journaliste.

J’intitulerais le second article : « LA PROMESSE NON TENUE DU DOCTEUR CLODOVEO ».

El Luchador décrit ensuite la malheureuse transaction commerciale dans la vente-achat d’une imprimerie entre le docteur Clodoveo Jaramillo Alvarado et le Conseil Municipal de Zaruma[5]. Ce dernier est représenté par son président, M. Maldonado, qui dénonce à la rédaction la rétractation injustifiée du docteur Jaramillo alors que le prix avait déjà été fixé à l’avance. L’acheteur, qui s’était déplacé avec son technicien à cheval depuis Zaruma à 136 km pour vérifier le bon état de la machine avant de l’emporter, s’est retrouvé avec la sensation d’avoir subi une sacrée escroquerie. D’après le plaignant, le vendeur avait subitement changé d’avis, réclamant 900 sucres supplémentaires aux 6300 convenus. La déception et l’exaspération de la victime étaient évidentes et le chroniqueur de El Luchador compatit et n’hésite pas à qualifier de scandaleuse l’attitude du docteur Clodoveo, avocat et homme de lettres très respecté dans le pays de Quinine.

Voilà la synthèse de la deuxième chronique.

Les journalistes, comme on peut le constater avec ces deux exemples, ont fait preuve d’un professionnalisme minutieux et intransigeant qui ne s’est pas laissé intimider. Servio et son frère cadet Clotario ont dû surmonter des situations extrêmement difficiles dans un environnement conservateur et régional. Les deux événements relatés sont révélateurs d’une attitude ferme et moraliste qui a marqué la génération d’une époque agitée où la peur de commentaires défavorables ou des représailles n’entravait pas la libre expression. Pratiquer le journalisme il y a cent ans était une tâche vraiment difficile, quel que soit le courant politique, mais encore plus pour ceux qui défendaient des positions d’avant-garde. Deux ans plus tard, dans le cadre du même projet familial apparaîtra, El Heraldo del Sur, qui prendra le relais avec plus d’expérience et une équipe renforcée avec la collaboration de Manuel A. Mora, Eduardo Mora M. et A. Felicísimo Rojas.

En 1927, selon González-Portela[6], il est admis - sous réserve- qu’il circulait cinq médias écrits. J’ai découvert, cependant, en lisant attentivement El Luchador, qu’un autre hebdomadaire appelé El Vigía, qui n’est pas mentionné dans le document González-Portela, existait aussi. D’ailleurs, entre les deux médias, des divergences d’opinion ont été réglées de manière équilibrée en utilisant un langage direct et sans ambiguïté.

Comment pouvait-on faire du journalisme d’investigation il y a cent ans dans une petite ville quadrillée par douze rues, protégée par quatre églises et coincée par deux rivières ? Comment vivre poliment dans ce monde hermétique où, se comprendre ou s’ignorer, s’aimer ou se haïr était presque la norme? Construire l’opinion et provoquer le débat dans ce contexte était une tâche, plus qu’ambitieuse, utopique. La coexistence respectait un code, imprononçable et indéchiffrable, qui semblait flotter dans cette atmosphère opaque où amis, parents et voisins se faufilaient sans se frotter aux orties pour sauvegarder la décence. Des divergences de toutes sortes, de toute ampleur, débordant d’arguments irréconciliables, devaient être tranchées soit dans la salle d’audience devant le juge, soit dans les médias, où les vérités ont été diffusées sur des tons différents, faisant trembler les murs d’une démocratie embryonnaire. La période de l’Inquisition était révolue depuis longtemps, certes, mais elle avait été remplacée par une autre forme de censure que les nouveaux symboles républicains avaient habilement inventée et maquillée.

L’attitude combative de Servio – mon grand-oncle – inscrite dans la liberté d’expression sera sa devise. Presque octogénaire, il marchait dans les rues de sa ville d’un pas pressé, toujours impeccablement habillé et coiffé de son inséparable chapeau de laine. Son regard curieux qui jadis scrutait le moindre détail est devenu opaque par le temps. Nous nous rencontrions chez sa sœur Dioselina où il aimait boire du bon café, comme c’était la tradition. Sa passion pour le débat politique le hantait. C’était un homme au cœur noble qui à l’image de Don Quichotte voulait débusquer et redresser tout ce qu’il considérait comme tordu et injuste dans le pays de la Quinine.

Servio Maldonado Paz (1907-2006) nous a laissé une leçon de civisme et de morale que peu de gens peuvent se vanter d’imiter. Sa mémoire, pour ceux qui l’ont connu et qui pensaient lui être redevables, ne doit pas disparaître dans le ciel éthéré de l’ingratitude.

Hugo González Carrión

Mai 2024

 


  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 


   

 

 

 


 

 

 

 


[1] Alamor : village près de la frontière péruvienne.

[2] Pays de la Quinine : allusion à la ville de Loja où cet arbre aux propriétés médicinales a été découvert. 

[3] Médecin argentin auteur du livre: L’homme médiocre.

[4] Juge-arbitre.

[5] Zaruma: petite bourgade près de la frontière péruvienne.

[6]  El periodismo de Loja(Ecuador) en el siglo XX: entre el populismo y la dictadura, González-Portela et al. (2014)

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