Sommes-nous encore capables de douter ?

Sommes-nous encore capables de douter ?

De homo interrogatus* à homo affirmatus*.

À l’ère des certitudes absolues et des vérités simplifiées, le doute semble avoir perdu sa place. Cet article explore comment cette évolution impacte nos façons de penser, de débattre et de comprendre le monde, tout en proposant des pistes pour réhabiliter l’art du questionnement.


1. Perspective philosophique : De l’interrogation socratique à l’affirmation dogmatique

Dans la tradition philosophique occidentale, l’interrogation est au cœur de la quête de vérité. Socrate, en particulier, symbolise l'homo interrogatus. Sa méthode de la maïeutique, basée sur le doute et les questions, pousse les individus à examiner leurs propres croyances.

Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. - Socrate

Or, dans l’ère moderne, nous assistons à une montée en puissance de l'homo affirmatus :

→ Les certitudes remplacent les interrogations, même en l’absence de fondements solides.

→ La pensée critique laisse place à des "vérités" simplifiées et des slogans viraux.

Philosophiquement, cela peut être rapproché de la critique qu’Hannah Arendt adresse au totalitarisme : un système où les affirmations dogmatiques remplacent la pensée critique. Ce basculement vers l’affirmation pourrait aussi être vu comme une régression vers la doxa (opinion commune), que Platon opposait à l’épistémé (savoir fondé).


2. Perspective sociologique : La société numérique et le règne de l’affirmation

La transformation en homo affirmatus s’inscrit dans un contexte sociologique marqué par les technologies numériques. Voici quelques éléments structurants :

a) Les réseaux sociaux comme catalyseurs

Le culte de l’opinion personnelle : Les plateformes comme Twitter, Facebook ou Instagram encouragent chacun à "prendre position". Cette logique valorise davantage la rapidité d’une réponse que la profondeur d’une réflexion.

L’algorithme et l’écho-chambre : Les algorithmes renforcent les croyances existantes en exposant les utilisateurs à des contenus qui confirment leurs opinions. Cela réduit l’exposition à la diversité intellectuelle et diminue l’incitation à remettre en question ses idées.

b) La disparition du doute comme vertu sociale

Du fait de notre surcharge d’informations, le doute, autrefois une preuve de sophistication intellectuelle, devient perçu comme un signe de faiblesse ou d’indécision. Cette évolution favorise :

  • Une polarisation des débats (chaque camp affirmant ses "vérités" de manière irréconciliable).
  • Un rejet des experts, accusés de complexifier inutilement les questions simples.

c) La performativité sociale

Être affirmé dans ses convictions devient une marque de "succès" dans le jeu social. Les individus sont jugés sur leur capacité à défendre une position, même en l’absence de véritables fondements. La quête de l’approbation (likes, partages) l’emporte sur la recherche de la vérité.


3. Perspective culturelle : Entre mutation et crise de civilisation

a) La post-vérité comme culture dominante

Le mot "post-vérité", élu mot de l’année en 2016 par l’Oxford Dictionary, illustre bien cette bascule. La vérité objective est de moins en moins importante que les émotions et les convictions personnelles. Cette culture privilégie l’affirmation à l’examen critique, favorisant :

  • Les fake news, où une information fausse mais sensationnelle s’impose dans le débat public.
  • Une méfiance généralisée envers les institutions (médias, universités, gouvernements), accusées d’être biaisées.

b) La montée de l’individualisme affirmatif

Le philosophe Zygmunt Bauman, dans sa notion de "modernité liquide", souligne que les individus contemporains sont souvent livrés à eux-mêmes dans un monde incertain. En réponse, ils développent des affirmations identitaires fortes pour se protéger de la complexité ambiante. Paradoxalement, cet individualisme affirmatif coexiste avec une recherche frénétique de validation externe.

c) La fin des récits unificateurs

Nous sommes passés de grandes idéologies (libéralisme, marxisme, religion) à une époque où les microrécits et les opinions fragmentées dominent. Cela peut être interprété comme une forme de libération, mais aussi comme une crise culturelle où chacun devient un homo affirmatus, enfermé dans sa vérité subjective.


Le mot de la fin : Une invitation à revenir à homo interrogatus

Si cette évolution vers l'homo affirmatus traduit des dynamiques modernes, elle ne doit pas être acceptée comme une fatalité. Nous pourrions proposer un retour à l’esprit critique et à la question socratique.

Pour cela :

Réhabiliter le doute : Apprendre à considérer le doute non pas comme une faiblesse, mais comme un outil de réflexion.

Promouvoir l’éducation au questionnement : Introduire une pédagogie qui valorise la recherche de sens et la confrontation des idées.

Développer des espaces de dialogue : Créer des lieux où les affirmations peuvent être confrontées dans un esprit constructif.

Ce retour à l'homo interrogatus ne signifie pas un rejet des convictions, mais une quête d’humilité intellectuelle face à la complexité du monde.

Montaigne disait :

Que sais-je ?

Une question qui pourrait bien être notre antidote à l’ère de l'homo affirmatus.



*homo interrogatus et homo affirmatus sont des concepts personnels inspirés de mes lectures, visant à synthétiser des idées complexes pour les rendre accessibles au plus grand nombre.


--> Source culturelle et médiatique :

La montée de la post-vérité et des fake news :

  • Rapport du Oxford Dictionary (2016), mot de l'année : "post-vérité".
  • Analyses du phénomène par divers médias (BBC, The Guardian).



--> Sources Philosophiques :

Socrate et la méthode dialectique :

  • Platon, Apologie de Socrate.
  • L'idée de "la vie examinée" : "Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue."


Hannah Arendt sur la pensée critique :

  • Hannah Arendt, La vie de l'esprit.
  • Sur l'importance du questionnement face aux dogmes dans les sociétés modernes.


Montaigne et le doute éclairé :

  • Montaigne, De l'esprit des lois.
  • La vertu du doute dans les systèmes politiques et sociaux.


Zygmunt Bauman et la modernité liquide :

  • Zygmunt Bauman, Modernité liquide.
  • L’individualisme dans un monde de certitudes changeantes.

Wilfried L.

En réflexion sur de nouvelles opportunités de carrière

1 mois

Ah non pour ça ca va !

Josselyn Dubroca

Lecteur 📖… Expert-Comptable & Manager de Transition Finance 😊

1 mois

Voilà un très bel article qui me fait penser qu'André Gide avait bien raison : "Croyez ceux qui cherchent la vérité, doutez de ceux qui la trouvent." 😉

Philippe Svandra

Docteur en philosophie / Coordinateur universitaire pour IFSI chez Université Paris-Est Créteil (UPEC) / ancien cadre sup. de santé

1 mois

Peut-on alors jusqu' à douter ... du doute

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