Souffrance au travail: "De la distance excessive aux autres et insuffisante à soi"

Il est impossible aujourd'hui de s'intéresser au monde du travail sans être confronté à la souffrance des travailleurs, salariés ou indépendants, collaborateurs ou cadres, désignée sous des vocables multiples, burn-out, mal-être, dépression, stress,... Si toutes les études qui tentent d'objectiver ce phénomène concourent à en constater un niveau important et une croissance soutenue depuis une vingtaine d'années, elles ne parviennent pas à définir précisément les raisons de l'augmentation importante de cette souffrance. Les conditions de travail se sont-elles si dégradées? Si les relations de travail, et notamment les relations managériales se sont durcies, générant des tensions et du stress, peuvent-elles, à elles seules, expliquer cet état de souffrance?

Il est indéniable que le contexte de concurrence mondialisée et de financiarisation de l'économie, soumise aux exigences des actionnaires, a favorisé l'émergence puis la dominance de dirigeants et de managers dont la plus haute qualité ne réside pas dans le respect des collaborateurs et le soutien à ceux qui peuvent éprouver des difficultés. Mais il semble que ce ressenti indiscutable de mal-être, voire de souffrance, qui peut conduire à la pathologie, parfois au suicide, est aussi, dans un nombre important de cas, l'expression d'une vulnérabilité psychique particulière à ces environnements de stress, de pression, de non-reconnaissance, voire de mépris, de brutalités émises par des ego surdimensionnés et mal maîtrisés.

J'ai, malheureusement, rencontré, trop souvent, dans les dernières années de mon activité professionnelle, des personnes en grande difficulté psychique, ainsi que des cas de suicide sur le lieu de travail ou en lien avec le travail. Chaque situation était singulière dans sa souffrance et son désespoir. Mais un nombre significatif d'entre elles témoignait d'un isolement ou d'un éloignement des autres et d'un centrage extrême sur sa douleur, sur le ressenti des manifestations et des raisons de sa souffrance. Ce "trop de soi et pas assez des autres", ce "trop de solitude et pas assez de distanciation à soi" me parait caractériser une partie importante de ces situations de grande souffrance au travail. Le mode de fonctionnement et de gestion de l'entreprise a une responsabilité importante dans l'émergence de ces situations psychiques critiques. En prônant le management par la compétition, la performance individuelle, la récompense par la valorisation de la personne, on suscite et privilégie les positionnements psychologiques de satisfaction de l'ego par le sentiment de supériorité aux autres. Les DRH eux-mêmes, portées par la mode contemporaine du "développement personnel" contribuent à ce fonctionnement psychique ego-centré.

En période de calme, de sérénité, tous peuvent vivre harmonieusement ces modes de reconnaissance et de valorisation extrinsèque. Mais quand se durcit le contexte, quand s'enchaînent les réorganisations déstabilisantes, quand se débrident les exigences excessives ou mal formulées, la fatigue nerveuse et psychique génère chez une partie d'entre nous un repli sur soi et son mal-être, un sentiment de honte de sa faiblesse, ou d'injustice et de colère, qui nous amène à nous éloigner des autres, à nous isoler. La situation est dès lors ingérable et invivable. L'énergie nécessaire à l'exercice d'une conscience distanciée de soi, et à l'expression non-agressive d'un besoin des autres est épuisée. A ce stade du processus, l'individu en souffrance n'est plus en mesure d'exercer sa responsabilité de réagir, la force et la lucidité nécessaire lui faisant défaut. Il est urgent, à ce stade, de trouver une aide extérieure de confiance.

En revanche, en préventif, quand la situation est encore sereine, une réflexion sur ce thème de la résistance psychique aux facteurs générateurs de souffrance au travail devrait être impérativement conduite dans toutes les entreprises. Ça ne dispenserait évidemment pas de questionnement sur l'émergence ou l'accentuation de ces facteurs générateurs, dont le principal est la relation managériale inappropriée. L'axe principal de cette réflexion consiste à prévenir en amont ce qui détruit en aval, l'isolement et l'auto-centrage.

Ainsi, sans entrer ici dans les modalités, une bonne gestion d'entreprise prioriserait la relation et le collectif sur l'individualisme, l'attention de chacun aux autres plutôt qu'à soi-même, l'altruisme ou le dépassement de soi plus que l’égocentrisme, l'épanouissement collectif plus que le développement personnel, l'auto-transcendance et l'auto-distanciation plus que l'importance suprême du moi.

Nous sommes tous responsables de ce climat psychologique d'entreprise propice au mal-être et à la génération de souffrance. Les travailleurs eux-mêmes portent leur responsabilité dans l'acceptation explicite ou tacite de ce système de valorisation excessive de l'individu et le non-questionnement, dans les périodes d'euphorie, sur leur capacité à supporter éventuellement plus tard, le revers qui en est la dévalorisation et la solitude.

Mais les dirigeants et les DRH, dont la raison d'être est de penser le futur et d'envisager les futurs possibles, portent évidemment le poids principal de cette gestion humaine, tolérable voire attirante quand les conditions sont favorables, devenant pathogène quand elles se dégradent. Leur responsabilité est non seulement d'atténuer le plus possible les tensions à venir, mais aussi de renforcer la capacité psychique de leurs collaborateurs à les supporter.

HG logothérapeute "L'entreprise humanisante"

Virginie MOREL

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