Stratégies « beyond-the-pill » des laboratoires pharmaceutiques : marketing de service ou nouveau business model ?
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Stratégies « beyond-the-pill » des laboratoires pharmaceutiques : marketing de service ou nouveau business model ?

L’avis favorable de la HAS pour le remboursement de la solution Diabeo® de Sanofi, la création de « labs » d’innovation collaborative par Leo Pharma et Servier, l’acquisition par Roche de la plate-forme de gestion du diabète MySugr®… Autant d’initiatives qui illustrent l’accélération des stratégies dites « beyond-the-pill » développées par les laboratoires pharmaceutiques pour élargir leur offre de services associés à la commercialisation de leurs médicaments.

Que ce soit par la constitution de réseaux sociaux, le développement de dispositifs médicaux connectés ou des actions destinées à améliorer les parcours de santé, les offres de services développées par les industriels du médicament se sont considérablement renforcées au cours de ces dernières années. Ces initiatives ne relèvent pas seulement d’une sophistication de leurs politiques marketing, elles témoignent d’un renouvellement de leur modèle d’affaires destiné à accroître leur proposition de valeur auprès de l’ensemble des acteurs du système de santé. Un renouvellement rendu nécessaire par les effets conjugués de nombreux facteurs, à la fois exogènes et endogènes au secteur pharmaceutique.

D’une part, ces entreprises sont aujourd’hui soumises à des contraintes de plus en plus fortes, à la fois économiques, politiques et réglementaires : explosion des coûts des thérapies innovantes, pression croissante sur les prix des anciens médicaments, tombée dans le domaine public de nombreux « blockbusters », durcissement des conditions d’accès au marché (règles de bon usage, évaluation médico-économique, contrats de performance, mesure de l’efficacité en vie réelle…). A cet environnement complexe, s’ajoute une crise de confiance sans précédent, consécutive notamment aux différents scandales sanitaires qui ont émaillé les dernières décennies et qui ont fragilisé l’image de ce secteur et porté atteinte à sa réputation.

D’autre part, l’explosion des maladies chroniques et la montée des facteurs de risques liés à nos modes de vie renforcent la nécessité d’un accompagnement au long cours et d’actions de prévention les plus précoces possibles. La priorité donnée par les autorités de santé au virage ambulatoire accentue par ailleurs les besoins de coordination et de partage d’information autour du patient. Notre santé se joue, plus que jamais, tout au long de notre vie et bien au-delà des seuls murs des établissements de soins et des cabinets médicaux.

Enfin, l’essor du numérique joue un rôle fondamental dans les évolutions actuelles de l’écosystème de la santé. En démocratisant l’accès à certaines connaissances médicales, Internet a réduit en partie l’asymétrie d’information entre médecins et patients, donnant à ces derniers la possibilité de jouer un rôle plus actif dans la prise en charge de leur santé ou de leur maladie. Les applications mobiles, objets et dispositifs médicaux connectés ouvrent de nouvelles opportunités en facilitant la collecte de données, en permettant un suivi en continu de différents paramètres et en favorisant les interactions avec les équipes de soins. De nouveaux acteurs issus des secteurs des NBIC (Google, Apple, IBM, Samsung, Philips, Nokia…), ainsi qu’une myriade de start-up se positionnent aujourd’hui sur le marché de la santé et participent au développement de solutions multi-technologiques associant médicament, dispositif médical et solution logicielle.

« L’industriel a vocation à participer à l’amélioration du système dans un objectif de meilleure qualité de vie pour les patients, mais aussi de meilleure efficience », selon Gérard Viens, vice-président d’Alliance Maladies Rares et membre de la Commission de la Transparence (entretien Les Echos Etudes, juillet 2017)

Passer d’un marketing produit à une approche centrée sur les besoins des patients et des professionnels de santé

Ces bouleversements créent pour les patients, les professionnels de santé et le système sanitaire en général des attentes et des besoins qui sont autant de leviers à partir desquels les laboratoires pharmaceutiques peuvent développer des solutions dites « beyond-the-pill » (i.e allant au-delà du seul traitement médicamenteux). L’enjeu pour ces industriels est donc de passer d’un marketing et d’une communication centrés sur le médicament à une approche centrée sur le patient (« patient centric »), dans une logique de partenariat avec les différents acteurs du système de santé. Leur objectif n’est plus seulement de traiter une maladie ou un symptôme, mais de mettre à disposition des solutions thérapeutiques qui vont prendre en compte la complexité induite par une vision plus globale de l’individu et de son environnement : son état de santé, mais aussi son degré d’autonomie, son mode de vie, l’environnement social et professionnel dans lequel il évolue, le territoire dans lequel il habite, etc. Dans cette nouvelle chaîne de valeur, le médicament n’est plus qu’une composante de la prise en charge globale du patient, dont l’organisation s’appréhende aujourd’hui à travers les notions de parcours de soins, de santé voire de vie (pour les patients souffrant d’une pathologie chronique).

Ces solutions « beyond-the-pill » peuvent se classer en quatre grandes catégories :

  • Les services développés à destination exclusivement des professionnels de santé : veille documentaire médico-scientifique, sites et portails d’information sur une pathologie, formations à distance ou en présentiel, outils et services d’échange et de coordination entre médecins (réseaux sociaux…).
  • Les solutions proposées aux patients pour les aider à mieux gérer leur traitement et appréhender leur maladie : formations, supports d’information et de conseil sur la prise en charge d’une pathologie et son impact sur la vie quotidienne (brochures, hotlines d’information, applications mobiles, sites et portails Internet, serious game, webséries…), services aux aidants, outils et services d’échange entre patients (réseaux sociaux, espaces de soutien et plates-formes de témoignages…), services pour améliorer sa qualité de vie (coaching autour de l’activité physique et l’hygiène alimentaire, outils de gestion du sommeil, ressources médico-sociales, guides d’aide au retour à l’emploi…).
  • Les démarches destinées à favoriser les interactions entre patients et professionnels de santé : supports de communication pour expliquer une pathologie ou une intervention médicale, gestion des rappels par SMS, formations dans le cadre de programmes d’éducation thérapeutique, suivi à distance d’un traitement grâce à un dispositif médical (applications compagnons, solutions multi-technologiques de télémédecine…), services pour aider les pharmaciens d’officine à accompagner leurs patients (packs de support aux entretiens pharmaceutiques…).
  • Les actions s’inscrivant dans le cadre des priorités de santé publique et/ou des parcours de soins : financement de campagnes de prévention, de sensibilisation et de dépistage, organisation de conférences, diffusion d’enquêtes et de livres blancs, mise à disposition d’équipes de gestion de projet en région…

Une stratégie qui soulève de nouveaux enjeux

A ce stade du développement des services et solutions « beyond-the-pill », se dégagent plusieurs enjeux majeurs pour les laboratoires :

  • L’intégration et la place des solutions numériques dans l’offre de produits et de services pharmaceutiques. Ces technologies ouvrent de nouvelles opportunités aux industriels pour enrichir ou créer de nouveaux services, en facilitant par exemple la personnalisation et le suivi en temps réel. Un nombre croissant de ces services s’appuient désormais, au moins en partie, sur des sites Internet, applications mobiles ou objets et dispositifs médicaux « intelligents ». Une fois réglées les questions de fiabilité, de sécurité et de confidentialité des données de santé générées par ces solutions, celles-ci trouveront une place essentielle dans le parcours de santé des patients. La question se pose donc pour les industriels de savoir dans quelle mesure ces solutions pourraient, à terme, se substituer aux traitements médicamenteux eux-mêmes.
  • La capacité d’open innovation des laboratoires pharmaceutiques. L’innovation contemporaine n’est plus uniquement le fait d’équipes internes, mais est réalisée dans une démarche de co-construction, par le biais de partenariats, la création de structures d’innovation indépendantes et d’alliances avec des pépinières et incubateurs. L’industrie pharmaceutique multiplie les projets d’innovation ouverte pour favoriser le développement de ces services, notamment avec les utilisateurs finaux (patients, professionnels de santé, établissement de soins…) et les sociétés proposant des solutions multi-technologiques (start-up, éditeurs de logiciels, géants du numérique…). Les formats sont multiples : des initiatives limitées dans le temps (hackathons, challenges…), des tests ponctuels auprès de certaines communautés d’utilisateurs (Living Lab…), la création de structures plus pérennes (coentreprises, cellules innovation en interne ou filiales indépendantes spécialisées dans l’innovation) voire des acquisitions. L’une des questions qui se posent désormais est de savoir quelles sont les intentions, à long terme, de certains de ces partenaires qui s’associent aujourd’hui aux industriels du médicament. Si des acteurs comme Alphabet (groupe Google) se défendent de vouloir devenir des laboratoires pharmaceutiques, les deux secteurs - numérique et santé - sont en réalité de plus en plus imbriqués. Jusqu’où ces acteurs sont-ils partenaires et à partir de quand deviendront-ils concurrents ?
« Nous sommes dans une ère de mutation, avec de nouvelles technologies qui émergent : Big data, IA, objets connectés. Le laboratoire pharmaceutique ne pourra pas tout faire tout seul. Il ne pourra pas, demain, s’inventer un nouveau métier, délivrer rapidement un service innovant, digital, intelligent, tout seul. Il faut accepter de donner une partie de son savoir, de ses données, et adopter une approche de consortium  », selon le Dr Vincent Varlet, Président du Think-Tank LeLabESanté (entretien Les Echos Etudes, juin 2017).
  • Le démonstration d’un modèle économique, question qui pose celle de l’évaluation et de la valorisation de ces services. L’objectif des laboratoires est de faire en sorte que ces solutions s’inscrivent dans le cadre d’offres associées – directement ou indirectement - aux produits de santé qu’ils commercialisent. Or les services « beyond-the-pill » actuellement développés sont proposés, la plupart du temps, sans contrepartie financière. Leur rémunération ou leur remboursement par les organismes de financement (publics ou privés) sont aujourd’hui l’exception. L’un des enjeux fondamentaux est donc de réaliser des études d’impact pour démontrer en quoi ces services ou solutions contribuent à l’efficience des prises en charge et à la qualité de vie des patients.
  • L’évolution des organisations internes des laboratoires. Comment adapter les organisations actuelles, les métiers et les compétences à ce mouvement de tertiarisation de l’industrie pharmaceutique ? Trois grandes tendances émergent au sein des groupes leaders de la pharmacie :
  1. La création d’équipes chargées de diffuser ces solutions et de gérer au niveau local des projets s’inscrivant dans leur stratégie « Affaires publiques »,
  2. Le développement de départements et de fonctions consacrés aux patients pour mieux intégrer leur point de vue et leurs besoins (équipes chargées des projets « Relation Patient », Chief Patient Officer…),
  3. La mise en place de départements « Innovation » destinés aux démarches multicanal, au développement d’outils digitaux et au décryptage des nouveaux comportements des patients des professionnels de santé (chargés de marketing multicanal, responsable expérience client, Chief Innovation Officer, responsable des partenariats…).

Il est encore difficile d’évaluer la place que vont prendre à l’avenir ces nouveaux services dans le modèle économique des laboratoires. Leur positionnement et leur adoption dépendront en grande partie de facteurs tels que les modalités de leur évaluation et de leur remboursement, le degré de confiance des différents acteurs dans la pertinence et la légitimité de ces solutions, ainsi que la place que prendront les nouveaux acteurs issus des NBIC dans l’écosystème de la santé.

Article paru dans Le Cercle des Echos le 3 novembre 2017, rédigé par Hélène Charrondière, directrice du pôle Pharmacie-Santé des Echos Etudes, et Céline Sportisse, consultante et fondatrice de la société de conseil Keralys, auteur de l’étude Les stratégies beyond-the-pill des laboratoires pharmaceutiques, publiée par Les Echos Etudes en septembre 2017.

Consulter la présentation de cette étude


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