An tan bigidi(1), se déjouer du déséquilibre et se jouer de l'équilibre
Dans son émission “A la source“ du 10/06/2023, Mattéo Caranta rappelle l’origine du terme anthropocène (Paul Crutzen) et nous fournit une définition : "ère où l’homme par son activité a un impact sur la couche terrestre et donc le devenir de la planète". Comme il le souligne, “le constat est terrible de responsabilité et de conséquences. [...] Dater l’anthropocène, c’est situer une structure sociale, un rapport de force 🤼, le type de société responsable de cette accélération des âges géologiques”.
En effet, ce constat pose les questions suivantes :
Ces deux questions sous-tendent nombre de négociations à l’échelle internationale. La reconnaissance de cette responsabilité cristallise les débats entre pays dits du “Sud” et ceux dits du “Nord”. Or, les pays dits du “Sud” sont les premières victimes de ce nouvel état du monde et en subissent les plus importants impacts. Leurs demandes répétées, à l’égard des pays occidentaux, de soutiens financiers et l’engagement de chacun à hauteur de ses responsabilités pour réduire ses impacts sont au cœur des discussions.
Ce débat agite aussi nos sociétés occidentales, au plus près de chez nous. La proposition récente d’établir un ISF (impôt sur la fortune) vert, formulée par les économistes Selma Mahfouz et Jean Pisani-Ferry (rapport “Evaluation des impacts macro-économiques sur la transition écologique”, publié le 22/05/2023, de France Stratégie) en témoigne. Certes, la préconisation a ramené sur le devant de la scène l’idée de taxer “les plus riches” et le florilège d’arguments de ses contradicteurs et de ses partisans.
Toutefois, il convient de rappeler certaines données. Selon un rapport conjoint d’OXFAM France et de Greenpeace France, au titre volontairement choc “les milliardaires français font flamber la planète et l’Etat regarde ailleurs” (fév. 2022) les français les “plus riches” contribuent à la détérioration de la planète, dans des proportions sans commune mesure comparativement aux français les plus pauvres ; constat aussi valable à l’échelle internationale, voir l’étude conjointe Oxfam international & Stockholm Resilient Center (dec. 2022).
Nonobstant, si cette question de la responsabilité et de qui fait sa part est importante, elle ne répond pas au sujet clé, à savoir comment faisons-nous désormais pour ralentir, enrayer, cette accélération de la dégradation de notre espace vivable, de manière juste et équitable pour tout le vivant🙄 et tenter de préserver ce qui est possible.
Le problème est loin d’être binaire, autrement formulé “un problème=une solution”. Une approche de ce type invisibilise les interdépendances et nie la complexité de la situation. Elle conduit majoritairement à un déplacement spatial et temporel du problème, via notamment l'effet rebond (paradoxe de Jevons) ou l’effet cobra (maladaptation). Elle entretient le problème, voire conforte nos dépendances à des trajectoires socio-techniques. Prenons deux exemples : celui des mines et celui des intrants phytopharmaceutiques.
Le sujet des mines est un exemple parmi d’autres de ce déplacement spatial : les mines (causes de pollutions environnementales rémanentes (2), de mauvaises conditions de travail, de problèmes de santé durables, …) sont fermées dans un pays. Puis, de nouvelles sont ouvertes ailleurs, dans d’autres pays. Or, souvent, dans ces pays, la législation est moins stricte tant en matière de droits sociaux que de protection de l’environnement. Leurs systèmes de contrôle et de santé sont moins performants.
Concernant le déplacement temporel, les propos de l'auteur et scientifique américain Peter Michael Senge, « les problèmes d'aujourd'hui viennent des solutions d'hier » le résument. Le cas de l’usage des intrants phytopharmaceutiques et de la transformation de l’agriculture française, la “révolution verte” est un exemple. Elle était motivée par le besoin de nourrir la population à la sortie de la 2nd guerre mondiale ; je n’émets aucun jugement. Le scandale de la chlordécone aux Antilles et la pollution des eaux au metolachlore sont un héritage de cette “révolution verte”, dont il convient de tenir compte et qu’on ne peut masquer.
Dans ces deux cas (je fais court), il y avait un problème. Il convenait de le résoudre. Une solution a été apportée (souvent guidée par la rentabilité économique). Cependant, aucune des solutions n’intègre la dimension systémique et complexe de la situation. La finalité n’a pas été questionnée.
L’état actuel de la planète est la résultante de cette approche “un problème=une solution”, très pratique et rassurante au demeurant. Dans la suite des mots de Peter Michael Senge, je pose la question suivante “Comment faire en sorte que les solutions d’aujourd’hui ne soient pas les problèmes de demain ?”
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Et donc comment s’extraire de la vision binaire et simplificatrice, à l'exemple de l’opposition “habitat collectif contre habitat individuel” ? Comment s’affranchir du dogme de l’approche arithmétique chère à la compensation et renouer avec la nuance ? Comment aider chacun à retrouver sa capacité d’agir pour œuvrer ensemble à un lendemain moins catastrophique que ce que dessinent les scénarios du GIEC et les rapports de l’IPBES ? Comment accepter ce trouble qui nous titille ? Que faire de cette éco-anxiété qui nous taraude ?
En bref, comment embrasser la complexité du monde et développer une approche systémique pour des jours meilleurs ? Comment formuler des choix, quand le monde est incertain ? Comment et quelle(s) stratégie(s) co-construire ensemble pour intégrer nos vulnérabilités et ces incertitudes, tenant compte des impacts inhérents à toute activité et des vestiges de nos modes de vie ?
Face à un problème complexe, il n’y a que des solutions imparfaites ; l’approche linéaire “un problème=une solution” est un leurre. Les solutions émergent des parties prenantes, du dialogue et de la coopération entre toutes les parties prenantes. Elles sont situées. A titre illustratif, la problématique du déplacement ne se pose pas de la même manière que vous habitiez en milieu rural peu dense ou en milieu urbain disposant d’un réseau de transport ramifié. Les solutions sont itératives et non figées. Considérant qu’elles sont imparfaites, autant que faire se peut, les solutions doivent être réversibles. Dans ce contexte, il n’y a pas de trajectoire unique, mais des chemins qui se dessinent à mesure des essais et erreurs. Toutefois, la vision doit demeurer de préserver l'habitabilité de la planète pour tout le vivant et ce de manière juste et équitable.
Pour conclure cet article : Comment procéder face à des problèmes épineux (wicked issues) ? Peut-être commencer par admettre que nous sommes face à des problèmes épineux…. Face à la complexité, face à l’incertitude, face à des problèmes épineux, la coopération demeure l’une des meilleures voies pour éviter de sombrer dans les oppositions stériles qui mènent au replis sur soi et aux conflits ; je vous renvoie à des auteurs tels que Edgar Morin, Michel Callon ou encore Edouard Glissant. La redirection écologique propose via le design systémique et l’approche stratégique, de faire émerger démocratiquement des solutions imparfaites, tenant compte de nos héritages (infrastructures, pollutions, …) et de nos attachements.
Notes de bas de page :
(1) “faire corps avec le déséquilibre permanent, sans jamais tomber”, “Le Bigidi, la danse de l’harmonie du désordre : Immanence sociale du corps dansant des Antilles et de la Guyane”, Thèse de Lena Blou, soutenue le 18/11/2021
(2) Mines d'or dans l'Aude
Œuvrer et agir pour une planète habitable et hospitalière
1 ansJe remercie Ludivine MARCOUYAU,Céline Zwickert et Philippe Bouteyre pour leur relecture et leurs conseils concernant la rédaction de cet article. Une mention spéciale pour Mathilde Guyard qui par ses propos, m'a motivée et invitéé à publier sur LinkedIn.