"Un accident, c'est un accident" : les leçons managériales insoupçonnées de la tautologie
Follow the path, Erik Johansson (2021)

"Un accident, c'est un accident" : les leçons managériales insoupçonnées de la tautologie

C’est une formule simple, presque triviale, que j’utilise systématiquement lorsque j'enseigne la gestion des risques à mes étudiants en sciences biomédicales comme en ingénierie informatique. "Un accident, c’est un accident " revient immanquablement lorsque nous abordons les outils d'analyse systémique des risques.

Les implications de cette petite phrase sont plus profondes qu’il n’y parait : avant de plonger dans les détails complexes de l'accidentologie, celle-ci nous pousse en premier lieu à considérer les probabilités. Si par exemple la défaillance d’un processus est constaté après 10 000 cycles d’exploitations et que la probabilité anticipée d’erreur humaine et de panne technique entrainant une défaillance est justement d’environ 1 pour 10 000, on peut sereinement envisager qu’il n’y ait aucune leçon particulière particulière à tirer de l’accident ni aucun ajustement à fournir. Sauf découvertes de liens causaux intéressants, l’enquête s’arrêtera promptement.

La force pédagogique de la tautologie

"Un accident, c'est un accident" est une tautologie pure et simple, et elle fait souvent sourire mes étudiants. Pour accentuer l’effet, j’ajoute immédiatement : "Prenez des notes, je ne serai pas toujours là !" — ce qui déclenche généralement des rires, m’assurant ainsi que le message passe. Mais pourquoi cette phrase prête-t-elle à rire ? Certainement parce que malgré sa redondance, sa concision et sa prétention intellectuelle modeste, elle dit énormément.

Plus le temps passe et plus je mobilise ce type d’aphorisme dans mon quotidien de consultant et d’enseignant-chercheur. Leur force tient aussi à l'humilité et au désintérêt qu'ils impliquent : en les prononçant, on renvoie tout un chacun à considérer ce qu’il sait déjà, sans l'accabler de notre vision du monde.

Souvent, j’emprunte sans vergogne à plus éminent que moi : Michel Crozier, par exemple, aimait à dire "le problème, c'est le problème", mantra que j’ai adopté et que tout consultant gagne à méditer. Le fameux "quand ça change, ça change" de Michel Audiard, qui vaut autant pour Héraclite hier que pour Carlos Tavares aujourd’hui, me revient fréquemment. Lorsqu’il y a quelques années j’enseignais le management stratégique à la HEG Genève, je nuançais l’enthousiasme autour de la planification stratégique par la formule "le plan, c'est le plan", qui me permettait d’instiller en douceur chez les auditeurs attentifs l'idée que si les réflexions stratégiques nécessaires à la planification avaient de la valeur, les plans restaient quant à eux globalement lettre morte. Enfin, des expressions comme "ce qui est fait est fait" ou "good enough is good enough" se révèlent très utiles pour calmer les ardeurs d’étudiants trop investis. Plus loin de moi, le manager le plus célèbre de France abuse de cet artifice rhétorique pour justifier sa gestion de l'élément le plus talentueux de son effectif : "Kylian, c'est Kylian".

Réfléchir sur ce qui est

Mon amour pour ce type de formules trouve sans doute ses racines dans une nécessité professionnelle commune à mes pratiques de consultant ou d'enseignant en sciences humaines : savoir s'interroger efficacement sur ce qui est. À cette fin, la tautologie est une heuristique puissante. Initier la réflexion sur  la question simple "l’accident est-il un accident ?" permet une plongée directe dans des réflexions sur la nature des phénomènes et la pertinence de leur interprétation. Bien que peu élégant intellectuellement, ce point de départ protège contre les réflexes pavloviens qui ruinent la pensée : se ruer vers les outils standards (à titre personnel, j’abhorre les matrices), recourir à des lieux communs ("le risque zéro n'existe pas" : peut-être, mais voilà qui n'aide guère), ou encore d'adopter des paradigmes à la mode ("tout est question de domination" : bis).

Poser une tautologie, puis tenter de la réfuter - ou "de la falsifier" écrirait Popper -  constitue au contraire un excellent point de départ pour le chercheur ou consultant. Dans le cas de l’accidentologie, s’il découvre des causes systémiques influentes, alors il agira. Dans tous les autres cas, il cédera à l’urgence de ne rien faire.

Se rendre à l’évidence : pas si facile !

La tautologie recèle donc de vertus largement ignorées, malgré l'attention que lui a accordée le philosophe Clément Rosset (1939 - 2018). Ce procédé nous oblige à affronter le réel volens nolens. Dans Principes de sagesse et de folie (2004), Rosset s'attarde ainsi longuement sur un fragment de Parménide : "Il faut dire et penser que ce qui est est, car ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas : je t’enjoins à méditer cela. " En d’autres termes : nul ne fera exister ce qui n’existe pas. Adieu donc, "soft skills", "leadership en pleine conscience", "management générationnel" et autres concepts incantatoires ne renvoyant à aucune réalité démontrable.

Clément Rosset

L’œuvre entière de Rosset exploite une intuition : les humains ne parviennent jamais complétement à accepter le réel, dans toute sa simplicité et sa singularité, des propriétés qu'il recouvre du terme d’idiotie. Nous nous montrons en revanche prompts à inventer des doubles discursifs (récits, fictions, concepts creux, bavardages et diversions en tous genres...) et parfois compensatoires quand la réalité nous est désagréable. Vaines tentatives, car le réel reviendra immanquablement faire valoir ses droits, avec intérêts. Contre cet écueil, le procédé tautologique, qui nous oblige à considérer sans ambages ce qui est, nous est d’un précieux secours.

La tautologie attire notre attention sur l’examen et l’acceptation de l’évidence, comme l'illustre l’expression la plus courante et universelle qui soit : « c'est comme ça ». La leçon à tirer de l’échec d’un projet ? C’est que le projet a échoué. L’enquête sur les causes pourra commencer lorsque l’idée sera acceptée. (J’espère que des sympathisants du NFP lirons ces quelques lignes.)

L’apôtre de la tautologie : Yogi Berra

Si des penseurs comme Rosset nous aident à comprendre la profondeur paradoxale des tautologies, des figures plus inattendues peuvent également nous en montrer l'utilité pratique. Dans un registre bien différent, la légende du baseball Yogi Berra (1925 - 2015), avec ses maximes délicieusement circulaires, incarne cette même sagesse : ramener à l'essentiel, couper court à la complexité, et agir avec simplicité. Ses « yogi-isms » illustrent parfaitement ce pouvoir pragmatique de la tautologie, y compris dans des contextes managériaux.

Yogi Berra

Voici quelques yogi-ismes passés au langage courant :

  • "It ain't over till it's over" : ne jamais abandonner trop tôt. Un principe autant valable sur les terrains de sport qu’en gestion de projet. Le processus doit arriver à son terme avant qu’on puisse en tirer des conclusions.
  • "When you come to a fork in the road, take it" : face à une alternative, le contenu d’une décision compte finalement moins que la reconnaissance de la nécessité de trancher.
  • "You can observe a lot by just watching" : l’analyse peut très bien se nourrir d’éléments acquis avec une attention modérée et sans intention précise.
  • "The future ain’t what it used to be" : la réalité change constamment, et s'accrocher à une vision figée du futur est une erreur. Les stratégies doivent être réévaluées en conséquence.
  • "It’s déjà vu all over again" : dans le management comme dans la vie quotidienne, on rencontre fréquemment les mêmes problèmes. Les solutions d’hier peuvent éclairer les décisions d’aujourd'hui… à condition de prêter attention au contexte tout de même !

 Accepter le Réel pour mieux agir sur lui

Si j’use et abuse des tautologies, c’est non seulement pour leur simplicité désarmante, mais aussi pour leur capacité à ramener à l'essentiel. En tant que consultant et enseignant, il m'apparaît indispensable de commencer par l’évidence. Les tautologies obligent à voir la réalité telle qu'elle est, un exercice dont la difficulté demeure largement sous-estimée, mais qui se révèle fondamental pour le management et la prise de décision.

Alors que nous cherchons souvent des réponses complexes, des théories ou des modèles sophistiqués, la meilleure réponse est parfois celle que nous connaissons déjà. "Un accident, c'est un accident" nous rappelle de commencer par là où tout doit commencer : l'examen des faits. Et parfois, c’est tout ce dont nous avons besoin pour avancer.

Vincent JOBARD

J’aide les organisations à fonctionner comme des systèmes cohérents et performants | Augmented Organizational Systems Engineer | Agile GenAI Tamer | Formateur | Conférencier

2 sem.

Mais un accident est-il réellement un accident ou un effet émergent du système ? Faut-il accepter le réel pour ce qu'il paraît être ou interroger nos systèmes de croyances pour trouver ce qu'il est ? En tant qu'ingénieur support, j'ai rencontré de nombreux cas validant la Loi de Conway. Les incidents techniques n'étaient finalement que rarement des incidents techniques mais leur causes racines étaient souvent des effets émergents de la façon dont l'organisation fonctionnait

Oui, revenir sans cesse au réel, sans cesse parce "réel" ne veut pas dire simple, encore moins simpliste ou facile, mais le réel est là, qui ne nous permet pas de fuir, même s'il faut la patience et l'honnêteté de le connaitre. Alors on "fait des phrases" pour tenter d'y échapper, mais le réel est toujours là.

Jérôme Feroldi

Principal Data & DevOps Engineer @ Emerton Data

2 mois

Guillaume de Bénazé "relèvement fort cap fort"

Très intéressant. Merci !

Amadou OUATTARA

Étudiant Centralien | Ingénierie Généraliste | Risques opérationnels |Optimisation des processus & systèmes

3 mois

Je trouve cela très intéressant en ce sens que plusieurs grandes réalisations sont parties de pensées non complexes 👏🏾

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Fabien Giuliani

Autres pages consultées

Explorer les sujets