Only lies are true : le rôle central de la mauvaise foi dans la vie des organisations
Étudiant, j’avais, afin de subvenir à mes besoins, embrassé la noble profession de livreur de pizza. Cette expérience m’a permis de rencontrer des jeunes hommes avec qui je n’aurais sans doute jamais eu l’occasion de discuter. Je garde un joyeux souvenir de cette belle époque où la chaleur du four et celle des rires des autres commis rendaient nos tournées nocturnes dans les nuits glacées ou pluvieuses non pas supportables mais agréables. Récemment, je me suis souvenu qu’un de mes camarades d’infortune (un des responsables de magasin me semble-t-il) s’était fait tatouer au creux de l’avant-bras droit, en gros caractères gothiques, la formule « Only tears are true ». Bien étrange devise à la réflexion, tant il me semble aujourd’hui, dévalant tambour battant vers la quarantaine, que les larmes ne signalent qu’une éruption émotionnelle, et que s’il demeure une chose qui révèle la véritable nature d’un individu, c’est bien plutôt les sujets sur lesquels il ment. Je suggère donc à mon ancien collègue (Jérémy, si tu me lis…) de changer son épigraphe en « Only lies are true ». Et je le remercie pour les réflexions sur le management qu’il m’inspire et que je vous partage aujourd’hui.
De l’omission volontaire à la galéjade en passant par l’embrouille, le bluff et le mensonge pur et simple, la mauvaise foi sous toutes ses formes n’a pas bonne presse. L’architecture contemporaine de l’information, caractérisée entre autres par la transparence et la publicité des moindres détails, fait pointer au rang de l’inacceptable les petits arrangements avec le réel auxquels tout un chacun s’adonne pour faire avancer sa cause. Et on ne trouverait sans doute rien à redire à ce nouvel état de fait, car chacun a bien intégré que si la vérité nous rend libre (Jean : 8, 32), le mensonge, quant à lui, nous enferme… Mais voilà, travailler c’est à coup sûr accepter de rogner sur certaines libertés, et c’est sans doute pour cela qu’assez paradoxalement, dans le cadre professionnel, bien souvent le mensonge libère les collaborateurs, du plus haut cadre dirigeant au plus modeste exécutant que j’aie pu rencontrer.
« La vérité vous rendra libres » : oui, mais à quel prix ?
Dans un environnement rempli d’injonctions et d’attentes contradictoires, individus et organisations sont trop heureux d’utiliser stratégiquement l’écart entre paroles, décisions et actions pour maintenir leur légitimité, répondre aux parties prenantes et justifier la poursuite de leurs objectifs. Que pourraient-ils faire d’autre en effet pour préserver leur liberté d’action et garder la face ? Sans être justifiable d’un point de vue éthique, une certaine dualité – pour ne pas dire hypocrisie (Brunsson, 2019) – semble absolument nécessaire pour que la logique d’action et la cohésion d’un groupe soient pérennisées à un coût raisonnable. Quand nous ne souhaitons nous montrer généreux ni de notre temps, ni de notre salive pour débattre de ce qu’il conviendrait de faire, nous devenons spontanément prompt à omettre ou mentir. Par souci d’économie.
Non qu’on y prenne plaisir cependant ! Mais dans la sphère professionnelle, laisser éclater la vérité est un luxe dispendieux que beaucoup ne peuvent s’offrir : tel manager se gardera ainsi de souligner l’absurde écart entre les moyens à sa disposition et la tâche à accomplir ; tel responsable RH fermera les yeux sur l’inanité des procédures qu’il applique (au demeurant avec parcimonie) ; tel universitaire présentera à dessein ses mornes et plates idées dans un jargon imbitable… Les raisons pour lesquelles les collaborateurs qui nous entourent font preuve de mauvaise foi nous en apprennent plus sur leurs craintes, leurs espoirs, leurs contraintes et les ressources qu’ils déploient pour les contourner que toute déclaration de leur part.
La mauvaise foi comme matrice d’innovation
Permettant à tout un chacun de donner le change, les stratégies de dissimulation qu'autorise la mauvaise foi jouent un rôle central dans le jeu social auquel s’adonnent les individus, et contribuent encore à créer de la valeur pour les organisations. Sans une dose de mauvaise foi en effet, nul comportement opportuniste possible : une perte catastrophique pour les entreprises ou les administrations dont les collaborateurs ne pourraient plus tirer parti des opportunités rencontrées au hasard dans leur environnement professionnel tout en maintenant un semblant d’intégrité. Quand il arrive qu’une organisation mute dans ses manières d’organiser la production, c’est le plus souvent parce qu’un petit arrangement avec le travail prescrit par la hiérarchie a été fructueusement découvert par les collaborateurs. Lorsqu’une innovation finit par fonctionner, ses initiateurs seuls mesurent le chemin qu’il a fallu parcourir pour que le mensonge initial (une spéculation sur la vraisemblance et l’intérêt d’une manière de faire) devienne réalité. Quiconque veut s’en convaincre peut consulter la sociologie de l’innovation de Norbert Alter (Alter, 2000).
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Aussi longtemps que les acteurs sociaux souhaiteront préserver leur autonomie, tous les efforts organisationnels visant à formaliser leur activité et à étouffer leur mauvaise foi seront vains. Depuis une quarantaine d’années, ces efforts prennent la forme de dispositifs de contrôle sensés objectiver la contribution de chacun au collectif : reporting, méthodologie de gestion de projet, mise en process généralisés, mise sous surveillance de KPI savamment choisis… Ces outils façonnent désormais les formes majoritaires de mensonges disséminées au sein de l’organisation (Dupuy, 2020). Tandis que le reporting et l’optimisation des KPI scandent et structurent désormais l’activité de certains collaborateurs au détriment du travail, la maîtrise de stratégies de contournement ou d’ignorance volontaire des méthodologies, normes internes ou process devient une compétence distinctive pour quiconque a de l’ambition. Une fois de plus : la forme prise par le mensonge est le marqueur le plus sûr des traits saillants de l’époque.
Aussi m’étonné-je que le sujet du mensonge ne soit pas systématiquement abordé dans les programmes de Business School et à l’Université en général. On me rétorquera que certaines studies s’appuient largement sur la mauvaise foi pour se développer : argument invalide, car si ces pseudo-disciplines l’emploient indiscutablement comme vecteur, elles ne contribuent pas à faire du mensonge un objet d’étude. Bien au contraire : elle l'institutionnalise comme pratique académique légitime. Peut-être me dira-t-on encore qu’aborder le sujet de la mauvaise foi auprès d’étudiants reviendrait à essayer d’apprendre à des oiseaux à voler : surcroit de connaissance vain parce que déjà largement intégré. À quoi je répondrais : « sans doute, mais la vérité les rendra libres »
BRUNSSON, Nils. The organization of hypocrisy. Samfundslitteratur, 2019.
NORBERT, ALTER. L’innovation ordinaire. Puf/Sociologies, 2000.
DUPUY, François. On ne change pas les entreprises par décret: Lost in management vol. 3. Seuil, 2020.
CEO
7 moismerci Fabien Giuliani pour cet excellent article étoffé et conduisant à la réflexion. Par contre je ne trouve pas la référence citée (dupuy 2020), pourriez-vous m'éclairer à son sujet ?
🌬 "Vers un travail vecteur de santé" - Intervenante en psychologie du travail - Assistante Sociale spécialisée en santé au travail
8 moisMerci pour ce regard fort intéressant ! Entre jeux et stratégies d'acteurs, le mensonge peut effectivement devenir une règle implicite pour supporter un réel du travail pavé de paradoxes. La mauvaise foi permet aussi aux individus en situation de dissonance de se convaincre eux-même pour continuer à venir au travail le matin. Il est effectivement possible de s'affranchir de ce type de stratégies collectives en étant conscient du prix de sa liberté...C'est souvent un envol vers d'autres contrées qui peut être plus ou moins subi...
💡Philosophe Praticien @ Dialogon | Se transformer par la consultation philosophique | Développer une nouvelle puissance sur votre existence par le travail de la pensée 🧠 | "La pratique philosophique" (Eyrolles, 2014)
8 moisBonjour je n'ai pas bien compris votre article. Quand on contourne une norme, est-on dans le mensonge ? si oui alors c'est dire que la norme est la vérité en quelque sorte. Mais la norme elle-même est-elle la vérité ? Si non alors tout le monde baigne dans la mauvaise foi et la question de la vérité n'opère même plus. En entreprise il me semble que ce qui est opérant est plus l'efficacité et la performativité que la vérité. La vérité n'intéresse que les philosophes et les religieux. Il ne faut pas mentir éhontément car c'est grossier et contre-productif, car la vérité finit toujours par se savoir, mais pour le reste c'est open-bar tant que "ça marche". Si on ferme les yeux sur un controle qualité on risque de se retrouver avec la "vérité'" d'un accident comme on le voit chez Boeing.
« Traitez les gens comme s'ils étaient ce qu’ils devraient être, et vous les aiderez ainsi à devenir ce qu'ils peuvent être. » GOETHE. Donnez du sens à votre évolution et à votre transition professionnelles.
8 moisBon, d'accord. Si « La parole est d’argent, le silence est d’or. » Talmud. Selon la référence ci-devant, ce n'est pas nouveau. De même : "il faut toujours dire la vérité, mais toute vérité n'est pas bonne à dire". Et pour faire bonne mesure : "pour vivre heureux, vivons cachés". Fable Le Grillon, de Florian. Même si c'est antinomique avec le fait de fréquenter LinkedIn.
"Faciligitateur" : Formateur, coach, médiateur.
8 moisOnly truth is a lie ! Ce n’est pas tant la vérité qui rend libre que la réalité que chacun se construit et sur laquelle il pose des actes. Plus encore que la mauvaise foi, cette réalité "différente" est potentiellement créatrice de valeur...