Une vie bonne (extension du domaine de la politique)
Crédits : Laurence Soulez

Une vie bonne (extension du domaine de la politique)

Alors qu'une approche psychologisante voudrait étendre à l'espace public le registre de l'intimité et qu'une vision marketing prétend que le récit national échappe désormais à la politique, la séquence institutionnelle que nous traversons me semble au contraire redonner à la politique sa juste place dans nos vies. Une place peut-être pas centrale, mais l'une des dimensions en tout cas d'une vie bonne au sens de la Skhôlè - ce loisir studieux qui a aussi à voir chez les Grecs avec la démocratie.

Pour beaucoup d'entre nous, tout au long de ces dernières décennies, la politique était en effet devenue pour l'essentiel une affaire du passé qui ne nous concernait plus guère. Nos vies étaient ailleurs - dans nos familles et nos carrières, dans nos amitiés et nos loisirs, dans les vicissitudes du quotidien et dans nos réseaux, si peu sociaux, qui nous ont fait peu à peu lâcher la République. En devenant privées, nos vies se privaient précisément de politique. Et en mettant la politique à distance, nous avons abandonné le pays. Il fallait bien que tout cela finisse par se résoudre en un drame national - moment de clarification idéologique nécessaire mettant chacun face à ses responsabilités.

Pour la génération qui fut adolescente dans les années 80, il entre sans doute aussi dans ce décrochage la démonstration, douloureuse pour le pays comme pour les imaginaires, de la confrontation de l'utopie sociale avec le réel. Quelques années plus tard, à Sciences Po, Pascal Ory théorisait la fin de la politique au profit de l'économie et de la culture comme nouveaux champs d'invention de l'avenir. Dans cet éloge combiné de la vitesse, de la créativité et du machinisme, nous n'avons pas vu reparaître le futurisme italien du début du XXe siècle - à se demander s'il n'y aurait pas une forme de "fascisme" du numérique à travers l'agrégation des solitudes, la désertion du lien social et la polarisation de la société. Au même moment, une partie du pays décrochait. Et le Front National commençait à prendre son essor.

Nous avons abandonné le pays dont, chaque soir d'élection, nous prenions les craquements pour de simples fissures en nous rassurant comme nous pouvions sur les réparations à venir. Dans son plaidoyer pour l'anti-fragilité, Nassim Nicholas Taleb avance l'idée que les crises peuvent nous renforcer, à condition qu'elles ne soient ni trop intenses ni trop récurrentes. Or sous les coups de butoir venus de tous côtés, nous sommes passés de l'ère de l'incertain à celle de l'improbable. C'est un peu comme pour le Covid : nous le voyions de loin en cultivant l'illusion qu'il nous épargnerait. Il y eut Trump, le Brexit...

A présent, nous y sommes.

Il y a plusieurs années, un dirigeant avec lequel je travaillais à résoudre une crise industrielle de grande ampleur aux antipodes me confia en conclusion de notre échange sa préoccupation. Il ne pensait pas à nos ennuis mais à la situation politique : "Je rentre faire mon devoir de citoyen", me confia-t-il sobrement. Je souhaite que pour chacun le moment politique à haute intensité que nous vivons soit l'occasion de faire son devoir son citoyen en mettant, si possible, un peu de raison dans nos passions françaises.

Emmanuel Chansou

Expert en développement et management d’Entreprises d'utilité sociale territoriale et solidaire

6 mois

Quel dommage de ne pas conclure par un éloge du Parti Radical de Gauche 😉

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