Vendôme et Beauvau : duel ou duo ?
Chronique sur l’état de l’État - L’Opinion - 2 octobre 2024

Vendôme et Beauvau : duel ou duo ?

Le 32ème garde des sceaux de la Vème République, Didier Migaud, et le 30ème ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, viennent d’entrer en fonction. Chacun sait que leurs sensibilités originelles sont dissemblables, ce qui pourrait les pousser à jouer les duellistes plus que les duettistes. Mais au-delà des parcours personnels, c’est une question institutionnelle et politique qui leur est désormais posée.

Sauront-ils coopérer afin d’appliquer ensemble, en vertu des articles 20 et 21 de la Constitution, « la politique de la Nation » que « détermine et conduit » le gouvernement dont le Premier ministre, Michel Barnier, « dirige l’action » ? Pour répondre à cette interrogation, il n’est pas inutile de réfuter une erreur, d’énoncer un principe et, dès lors, de dessiner une priorité.

L’erreur serait de penser que l’essence du ministre de la justice est de ne pas avoir d’existence propre. Paradoxalement, cette position extravagante est devenue banale car, pour des raisons opposées, elle est commune à certains syndicats de magistrats comme à ceux de policiers.

Ainsi, les uns voudraient que l’hôte de la place Vendôme ne soit jamais plus que le directeur administratif et financier de la Chancellerie, tout juste bon à obtenir quelques crédits de Bercy – et que, pour le reste, il n’ait surtout aucune idée ni aucune velléité sur rien, en se contentant d’être promené ici ou là lors de rentrées solennelles, admirant les robes pourpres rehaussées d’hermine, psalmodiant les mêmes discours lénifiants, rappelant sa confiance dans la justice, son respect de l’État de droit et son ravissement de Pangloss ébaubi devant les meilleurs des juges possibles. Les autres, à l’inverse, voudraient que le ministre de la justice se satisfasse d’écrire la loi pénale sous la dictée du ministre de l’intérieur et que, tel un modeste passe-plat, il transmette aux parquets des consignes similaires à celles que le préfet de police donne aux commissaires d’arrondissement, comme si le garde des sceaux était un subordonné campant dans une soupente de la place Beauvau.

Le principe, au contraire, doit être celui d’une coopération – nécessairement égalitaire – entre les deux grandes maisons.

Que l’on se souvienne des exemples qui furent ceux de Roger Frey et Jean Foyer dans les années soixante, de Christian Bonnet et Alain Peyrefitte une décennie plus tard, ou de Charles Pasqua et Albin Chalandon lors de la première cohabitation : le bon sens commande évidemment que le ministre de l’intérieur et le ministre de la justice s’efforcent d’utiliser conjointement les leviers dont ils disposent, pour prendre part à une même politique gouvernementale. Il y va de l’intérêt national.

Tocqueville avait finement énoncé cette nuance, qui veut que l’ordre judiciaire soit distinct de l’ordre politique, mais qui impose pourtant, dans l’intérêt même de la nation, une relation logique entre les deux puissances : « il importe sans doute à la sécurité de chacun et à la liberté de tous que la puissance judiciaire soit séparée de toutes les autres, mais il n’est pas moins nécessaire à l’existence nationale que les différents pouvoirs de l’État aient la même origine, suivent les mêmes principes, et agissent dans la même sphère, en un mot, qu’ils soient corrélatifs et homogènes. » Et Tocqueville d’ajouter drôlement : « personne, j’imagine, n’a jamais pensé à faire juger par des tribunaux étrangers les délits commis en France, afin d’être plus sûr de l’impartialité des magistrats ».

Autrement dit : la justice est nécessairement située, ici et maintenant, dans la France de 2024. Elle ne saurait donc confondre l’indépendance et l’isolement, en devenant un corps extérieur à la cité, ignorant les préoccupations populaires telles qu’elles sont légitimement et légalement exprimées dans les enceintes parlementaires. Le garde des sceaux est précisément celui qui, à la jonction du politique et du judiciaire, doit avoir, en ce domaine, la charge de l’intérêt national. C’est dans la politique pénale et pénitentiaire que cette indispensable coopération doit trouver à s’appliquer.

La première priorité du ministre de la justice, à cet égard, doit être celle de la cohérence de l’action publique comme de l’efficacité de l’administration pénitentiaire.

C’est pourquoi, bien sûr, le garde des sceaux ne doit pas s’interdire de venir devant le Parlement avec un projet de loi suffisamment réfléchi pour améliorer la pertinence des peines encourues et la garantie de leur exécution, afin que le code pénal ne soit plus un sabre de bois. Et à cette éminente mission de ministre de la loi pénale doivent s’ajouter des fonctions opérationnelles d’animation, trop souvent oubliées.

Voilà plus de dix ans, à la tribune de l’Assemblée nationale, au nom de la droite républicaine, j’avais combattu la modification organique par laquelle Christiane Taubira avait obtenu que le ministre de la justice ne puisse désormais donner aucune instruction individuelle aux parquets. Robert Badinter lui-même, lors d’une audition parlementaire en 2020, l’a pourtant rappelé : « Que nul ne soit responsable de l’exercice de l’action publique est inimaginable. C’est pourquoi j’ai toujours dit que la suppression des instructions individuelles était une erreur. Dans le cadre d’une affaire impliquant des intérêts nationaux, on peut concevoir que le garde des Sceaux prenne position, à condition que ce soit écrit et joint au dossier. » Et encore : « Je ne dis pas que le garde des Sceaux doit téléphoner au magistrat instructeur, mais c’est bien de la Chancellerie que doit venir l’indication sur les réquisitions. »

A défaut de telles instructions individuelles, des circulaires de politique pénale, précisément ciblées et suivies, restent possibles et nécessaires. Le garde des sceaux ne doit pas s’excuser de vouloir, dans cette mesure, indiquer aux parquets la direction qu’ils doivent suivre au nom de la nation. C’est aussi comme gestionnaire de l’administration pénitentiaire que le ministre de la justice peut agir, de manière aussi opérationnelle que possible, afin d’améliorer la sécurité publique.

Aux deux ministres, maintenant, de réussir à faire leurs preuves. De même que les trois mousquetaires étaient quatre, le duo de Vendôme et de Beauvau sera d’autant plus performant qu’il sera en vérité un trio, puisque c’est à Matignon qu’il reviendra d’en régler finement le tempo.

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