Voix et transhumanisme, quelques réflexions

Aujourd’hui, j’aimerais aborder un sujet non pas en tant que coach vocal, mais en tant qu’Expert Voix. Les sujets abordés seront clivants et méritent d’être étudiés. Mais avec autant de précautions que possible car ils déchaînent les passions, posent question sur qui nous sommes et sont très souvent instrumentalisés dans le champ politique. 

Je parle ici de la transidentité, possible porte d’entrée vers le transhumanisme à moyen ou à long terme.

Il s’agit de problématiques réellement complexes qui touchent à l’identité présente et même future du genre humain en général. 

Et comme la voix d’un individu révèle qui il est, elle offre un point d’entrée particulièrement intéressant pour traiter de ces sujets au moment présent et de faire de l’anticipation sur du long terme.

"Everyone should be allowed to sound however they want,” (Vesna Novak, Chercheuse à l’université de Cincinnati)

Ce qui me motive aujourd’hui, c’est tout simplement ma veille d’information, sur les sujets de la voix, de l’IA, de la phoniatrie et de l’orthophonie. Toute cette veille est anglophone. D’une part parce que je parle couramment anglais du fait de mon background (Royal Academy of Music à Londres), ensuite parce que les évolutions les plus intéressantes de ces sujets nous viennent des Etats-Unis. Et il se passe quelque chose de curieux.

Pour l’orthophonie et la phoniatrie, LE sujet récurrent est la gender affirmation therapy. 

Pour les personnes qui ne savent pas ce que c’est, la gender affirmation therapy est un courant de la psychiatrie spécifique pour les personnes transgenres. Il a pour but d’accompagner une personne transgenre qui se sent née dans le mauvais corps vers sa nouvelle identité. Cette transition peut se faire avec ou sans traitement hormonal, avec ou sans opération. 

Et dans ma veille d’information, il y a une surreprésentation de l’accompagnement de speech and voice therapists pour les personnes transgenre en cours de transition.

Concernant la biologie, mes alertes ont montré en très peu de temps:

•  des cordes vocales artificielles en train d’être mises au point à l’université de McGill à Montréal
• la greffe d’une trachée artificielle à Séoul faite avec une imprimante 3D
• et du côté du numérique, Vesna Novak de l’université de Cincinnati qui met au point une Application mobile pour les personnes transgenres qui souhaitent changer leur voix en disant que tout le monde devrait sonner comme il ou elle le souhaite

Soyez qui vous voulez

Beaucoup de personnes considèrent que la transidentité est d’une certaine manière un cheval de Troie vers le transhumanisme ou l’humain augmenté.

A ma petite mesure, j’ai vu ces derniers temps une vraie modification des alertes de ma veille d’information dans mes recherches. Pour illustrer, les articles qui me parviennent parlent de plus en plus de rééducation phonique à destination des personnes transgenres…… et non à des individus souffrant de la maladie de Parkinson ou de troubles dys par exemple. 

C’est donc une préoccupation de plus en plus présente dans les esprits, du moins américains, alors que la proportion d’individus concernés par les deux dernières pathologies est bien plus importante.

Il en va de même pour les IA de reconnaissance et de synthèse vocale, qui explorent les possibilités curatives et médicinales des applis (on peut déterminer si vous avez le covid au son de votre voix), et donc désormais esthétiques. 

J’ai d’ailleurs certaines collègues de la Royal Academy, devenues orthophonistes et qui mettent en avant leurs compétences pour le changement de voix dans l’esprit de la gender affirmation therapy dont on parlait plus haut. 

L’esthétique ou la mort

Le caractère esthétique d’une voix devient d’ailleurs un enjeu sociétal assez crucial, une fois dépassé le médical. En effet, la rééducation phonique a ses limites. Et un homme et une femme transgenre, en particulier les femmes, n’arriveront jamais tout à fait à un résultat correspondant à l’idée qu’on peut se faire d’une voix masculine ou d’une voix féminine. Ce qui entraîne beaucoup de discriminations.

De ce point de vue, les conversations que j’ai pu avoir avec @Holden Madagame, ténor transgenre qui était une femme avec une tessiture de mezzo avant sa transition sont passionnantes. Il m’a raconté sa thérapie hormonale vers l’âge de 22 ans, la mue qui s’en est suivie et il reconnaissait que son background technique de chanteur lyrique l’avait bien aidé. Toutes et tous n’ont pas forcément cette chance.

De ce point de vue, le travail de Vesna Novak, de McGill et de l'hôpital de Séoul est très éclairant. Pour la chercheuse de Cincinnati, il s’agit de permettre à des personnes transgenres d’avoir un résultat vocal esthétique avec des “moyens conventionnels”.

Pour les cordes vocales artificielles de McGill, elles serviront dans un premier temps de supplétif à des cordes vocales endommagées ou à des implants laryngés. On n’en est pas encore là, car les plis vocaux ont des propriétés d’élasticité, d’aérodynamique et de résistance difficilement reproductibles. Cependant, on peut imaginer un remplacement de cordes vocales plus courtes et moins épaisses pour des femmes transgenres, voire d’autres plus épaisses encore pour des hommes qui veulent sonner plus masculin encore. On passe donc d’un besoin spécifique et particulier, une voix qui correspond à un genre ressenti, vers quelque chose de plus général pour ceux qui le souhaitent, une voix esthétiquement plaisante.

Transhumanisme

Mais sans la musculature intra laryngée (aryténoïdes, thyroïdes, etc) et une trachée sur laquelle poser le larynx, et le conduit supra-vocal, qui sert de filtre au son source, la voix ne pourrait juste pas fonctionner.

C’est là que vont les travaux de l'hôpital de Séoul, qui a donc réussi à greffer une trachée artificielle, et de Kimberly Quincy, de l’université du Wyoming, qui a fait fabriquer avec une imprimante 3D un larynx synthétique pour mieux comprendre les dysfonctionnements vocaux. On peut aussi imaginer un remplacement du larynx et de la trachée ainsi que de la structure osseuse du visage, dans la lignée de ce que la plasticienne Orlan a pu faire dans sa réincarnation de Sainte Orlan. 

Ici l’artiste a utilisé la chirurgie esthétique pour faire de son corps un objet d’art. Mais il sera possible de faire pareil pour la voix, en changeant son filtre (les résonateurs type pharynx, palais dur, palais mou, etc), donc sa biométrie, donc finalement… son identité.

Ces modifications structurelles, à caractère esthétique, peuvent servir les personnes transgenres qui veulent correspondre au plus près à leur idéal identitaire, avec une manifestation voix “en accord” avec le nouveau genre. Mais elles peuvent aussi profiter à des personnes qui ont un rapport compliqué avec leur voix ou souhaitent juste une voix qui sonne plus agréable pour convaincre mieux.

Le rôle du coach / Expert Voix

Mais quel serait le rôle du professionnel de la Voix dans ce contexte ? Eh bien déjà de rendre compte de ces changements et anticiper ce qui va advenir. Dès lors, trois possibilités s’offrent à lui :

1. ne rien faire et constater le changement au risque de rater la révolution en marche et de se retrouver dépassé par les évènements
2. agir activement contre le changement à venir au nom de ses valeurs et avoir un positionnement bioéthique affirmé vis-à-vis de cette révolution à venir. Peu de gens comprennent la transidentité et souhaitent encore moins subir la vague de fond transhumaniste que l’on observe
3. embrasser le changement et l’accompagner quelles que soient les conséquences

Le premier positionnement est passif et n’est en aucun cas porteur. Le second est clairement conservateur et permet de garder une clientèle attachée à son identité profonde, la voix en étant la manifestation.

Le troisième positionnement est, à mon avis, à la fois beaucoup plus intéressant, plus porteur mais aussi nettement plus risqué et doit être pris avec beaucoup, beaucoup de précautions.

En effet, concernant la transidentité, nous commençons tout juste à avoir un certain recul sur des jeunes adultes et des adolescents ayant fait leur transition, avec parfois énormément des regrets exprimés et un gros décalage par rapport au contexte sociétal dans lequel ces personnes évoluent. 

L’Expert Voix est par ailleurs dans une position de tension importante dans ce contexte. Il doit d’un côté opérer avec un cadre et des métriques mesurables sur ce qu’on peut considérer comme une belle voix ou une voix expressive (Cf recherches de Pascal Belin sur le lissage de la voix. Ce type de standard ou mètre étalon voix peut être utile pour fournir à des chercheurs ou des directeurs R&D assez de données pour faire un larynx, des cordes vocales artificielles ou des extensions osseuses pour une résonance et un timbre esthétiquement acceptables du point de vue acoustique.

Mais il doit aussi batailler contre cette standardisation des canons acoustiques vocaux, parce que d’autres recherches montrent qu’il vaut mieux qu’une voix soit unique (Cf travail de Jessica Ostrega).

Dans le cas où il choisit d’accompagner le transhumanisme et de coopérer avec les entreprises qui l'incarnent, l’Expert Voix aura une lecture fine de ce qu’implique ce changement du médical vers l’esthétique, avec ce que cela aura comme conséquences. Avec un rôle de garde-fou sur les négatives.