Serres, pour mémoire

Serres, pour mémoire

Extrait d'un échange qui date de près d'une vingtaine d'années

Reda Benkirane — Revenons à votre travail sur la langue. Il est fort rigoureux, j’allais dire « scientifique ». Vous utilisez beaucoup l’étymologie de la langue, en l’occurrence le français et ses fondations gréco-latines, et obtenez un effet démonstratif plutôt convaincant. Vous produisez ainsi du sens nouveau. Cet usage à la fois précis et profond de l’étymologie – pour toutes les langues écrites – me paraît une méthode toujours féconde pour saisir des informations du monde extérieur.

Michel Serres — Le mot peut être une boîte à l’intérieur de laquelle il y a des secrets parfaitement étranges. J’ai découvert par exemple l’étymologie de cogitare, qui est .absolument .extraordinaire .et qui dit profondément la différence entre la .philosophie de Leibniz et celle de Descartes. Cogitare, c’est .co-agere – .co veut dire « ensemble » et agere veut dire « conduire » –, le mot était employé pour signifier que l’on mettait les moutons ensemble pour les conduire. Quand il y a beaucoup de moutons, cela fait une « mer », on a de la difficulté à les tenir ensemble, alors on dit agitare – ils s’agitent ! – et co-agitare ou cogitare – on .essaie de les rassembler alors qu’ils s’agitent dans tous les sens... C’est superbe ! Conduire ensemble de nombreuses idées !

Reda Benkirane — En pistant les racines des mots, leurs filiations, l’étymologie permet parfois de découvrir de nouvelles structures et de nouvelles significations, parfois inattendues. Au final, on produit des arborescences de mots, des généalogies de mots aux sens plus ou moins dérivés qui peuvent aider à résoudre le problème de l’interprétation. Est-ce que l’étymologie ne révèle pas la nature en quelque sorte « fractale » de la langue ? Au fond, ne signale-t-elle pas un motif stable, une structure auto-similaire, en l’occurrence la racine étymologique, qui se déploierait de façon plus ou moins récurrente en produisant quantité de mots et de sens nouveaux ?

Michel Serres — .C’est-à-dire que la langue n’est probablement pas une pure convention. À mesure qu’elle se développe, la langue s’adapte de mieux en mieux à l’objet . Les familles de mots s’adaptent aux objets de façon relativement fidèle. J’ai .été ébloui de m’apercevoir que l’étymologie de tempus, le temps, nous fait retourner à la famille de tempérer, tempérament, température, et l’ensemble de ces mots ramène à l’idée commune de mélange. Par conséquent, la langue, qui dit que le temps qui dure est du même ordre que le temps qu’il fait, qui est un mélange à la fois de nuages, de froid, de chaud, d’humide, de sec, etc ., fait preuve d’une intuition fondamentale sur le temps. Et là aussi, la science moderne confirme ce que l’étymologie avait .annoncé.

La Complexité, vertiges et promesses, Dix-huit histoires de sciences (Le Pommier, 2002, 2006, 2013, p. 377-378)

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