Un jour blanc de décembre | A white day in December
English version below
C’était un jour de décembre 1995. J’avais 17 ans et la majorité n’était qu’une question de semaines.
Dehors, les premiers flocons étaient tombés et le froid s’était installé dans cette banlieue de Lyon. Dans cette chambre que je détestais, très exiguë, avec une tapisserie fleurie, trop colorée et qui contrastait trop avec l’obscurité de mon adolescence, je me concentrais sur mon sujet de philosophie du moment : Le Temps de Bergson. J’avais déjà rempli une copie double et le sujet semblait m’emballer. Mon stylo à bille bleu glissait sur le papier tel un accouchement de mots et de phrases comme si tout semblait limpide. Puis, dans le couloir, il y a eu ces bruits. Des pleurs et des cris dans un brouhaha de chair chaude qui se froisse, se déchire, se fracasse. Je pouvais presque sentir l’odeur du sang frais ou visualiser la plaie. Un contraste déroutant entre cette première neige, blanche, pure, et la violence qui s’abattait sur mon frère, qui probablement pisserait encore le sang, encore une fois…
Aujourd’hui, c’est lui, avant-hier c’était moi, demain ou après-demain, ce sera une tournée générale, qui sait ? Nul besoin de demander car la distribution était gratuite. L’intensité de la violence dépendrait totalement du taux d’alcoolémie dans les veines de notre géniteur adoré. L’hyper vigilance était la clé de notre survie. Il fallait rester en alerte pour parer les coups, pour hurler en silence et trouver les stratégies nécessaires pour planquer les ecchymoses que cela laisserait sur nos corps. On était devenus des « supers menteurs » par choix.
Ce jour-là, je décidais pourtant de dire « stop ». Je me suis opposée à l’auteur de cette folie car les cris du frangin étaient trop forts, bien trop forts pour que je puisse me concentrer sur ma copie de philo. Je ne savais pas encore que ce jour serait le dernier dans ma fratrie, dans ma famille. Je ne savais pas que ce jour serait le premier d’une longue série de galères dans les rues de la ville où je suis née. En m’interposant ainsi, je signais peut-être mon arrêt de mort - comme à chaque fois où j’encaissais les coups - mais je ne pouvais vraiment plus me concentrer sur ma dissertation. C’est une pluie de coups qui s’est alors abattue sur tout mon être. Une droite en plein visage, une balayette où j’ai bien failli m’ouvrir le crâne dans la chute contre mon lit, puis ma copie double déchiquetée en mille morceaux et jetée à la figure sous un torrent d’insultes. « Tu n’es qu’une traînée, tu ne feras jamais rien de ta vie pauvre merde. Maintenant, tu prends tes affaires et tu dégages de chez moi ! Va-t’en vers ta destinée de traînée ! ».
Dans le moment présent de la douleur, j’étais extrêmement lucide mais j’avais physiquement du mal à empaqueter mes affaires. Ma joue et mon œil avaient bien gonflé avec l’impact du coup de poing et mon mollet droit était rouge et douloureux. Mon instinct de survie prenait pourtant le dessus. Il brillait de mille feux.
Rassemblant péniblement quelques vêtements, mon matériel scolaire et mes livres de Terminal, je quittais l’antre du mal avec cinquante centimes en poche et une carte téléphonique où il devait rester quelques unités pour appeler d’une cabine téléphonique. Ma mère, recroquevillée dans un coin, me regardait à peine. Elle était apeurée, rageuse et impuissante. Quand je lui ai demandé pourquoi elle ne s’interposait jamais, elle me répondit ceci sur un ton glacial : « Que veux-tu que je fasse ? Je ramasse autant que toi. C’est notre fardeau, c’est ainsi ! ».
J’ai quitté la maison en fin d’après-midi, un jour de décembre 1995 mais je ne me rappelle plus la date exacte avec la violence du traumatisme. Je me souviens juste d’avoir eu la force de porter mes deux gros sacs, d’avoir pleuré alors que les flocons caressaient mon visage à moitié meurtri. Ce jour-là fut le dernier jour de ma vie de gosse battue. J’ai pensé à mes frères surtout le petit dernier dont je m’étais beaucoup occupée car je craignais tellement pour lui, de ne pas pouvoir le protéger. Partir ou mourir, il fallait choisir.
J’aurais pu me laisser crever sous les ponts ou dans ce foyer de jeunes filles. Quelquefois, j’ai pensé qu’il fallait disparaître. J’aurais pu me prostituer pour manger comme ces adolescentes avec qui j’ai cohabité mais j’ai décidé de m’accrocher et de vivre comme une lionne. Non, je ne crèverai pas en m’apitoyant sur mon sort. Je serais curieuse de la vie, j’aimerais et je serais aimée en retour. Tu ne m’enlèveras pas ce souffle d’espoir, cette lueur au fond de mes yeux et je gravirais toutes les montagnes pour que jamais tu ne me rattrapes. Je prendrai toutes les mains qui me seront tendues et je tendrai les miennes à mon tour quand la vie me redonnera des forces.
En décembre 1995, je suis née une seconde fois. J’étais sur le long chemin de l’apprentissage, celui qui allait me mener droit à mon noyau fondamental. J’allais apprendre à me découvrir, à tomber et à me relever. J’avais rendez-vous avec cette adolescente qui ne crèverait plus à petit feu mais et qui allait ressurgir tel un Phénix pour survoler les abysses de l’humanité.
Enfance et adolescence brisées par l’état de stress post-traumatique. Dommage collatéral de la violence du silence, il était temps de dire bienvenue à la Vie.
Un jour blanc de décembre - V.R. | Texte du 19.12.2022
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It was a day in December 1995. I was 17 and majority was only a matter of weeks.
Outside, the first snowflakes had fallen and the cold had settled in this suburb of Lyon. In this room that I hated, very cramped, with a floral tapestry, too colorful and which contrasted too much with the darkness of my adolescence, I concentrated on my current philosophical subject: Bergson's Time. I had already completed a double copy and the subject seemed to thrill me. My blue ballpoint pen glided over the paper like a birth of words and sentences as if everything seemed crystal clear. Then, in the hallway, there were these noises. Tears and cries in a hubbub of hot flesh that crumples, tears, smashes. I could almost smell fresh blood or visualize the wound. A disconcerting contrast between this first snow, white, pure, and the violence that fell on my brother, who would probably bleed again, once again...
Today it's him, the day before yesterday it was me, tomorrow or the day after, it will be a general tour, who knows? No need to ask because distribution was free. The intensity of the violence would totally depend on the blood alcohol level in the veins of our beloved parent. Hyper vigilance was the key to our survival. We had to stay alert to parry the blows, to scream in silence and find the necessary strategies to hide the bruises that it would leave on our bodies. We had become “super liars” by choice.
That day, however, I decided to say “stop”. I opposed the author of this madness because the cries of the brother were too loud, far too loud for me to concentrate on my philosophy paper. I did not know yet that this day would be the last in my siblings, in my family. I did not know that this day would be the first of a long series of galleys in the streets of the city where I was born. By intervening like this, I might have signed my death warrant - like every time I took the blows - but I really couldn't concentrate on my essay. It was a rain of blows that then fell on my whole being. A straight line in the face, a brush in which I very nearly split my skull open in the fall against my bed, then my double copy shredded into a thousand pieces and thrown in the face under a torrent of insults. “You are a tramp, you will never do anything with your life you poor shit. Now you take your things and get out of my house! Go to your destiny of whore! ".
In the present moment of pain, I was extremely lucid but physically struggling to pack my things. My cheek and eye had swelled up from the impact of the punch and my right calf was red and sore. However, my survival instinct took over. It shone with a thousand lights.
Laboriously gathering some clothes, my school supplies and my Terminal books, I left the den of evil with fifty cents in my pocket and a telephone card where there were to remain a few units to call from a telephone booth. My mother, curled up in a corner, barely looked at me. She was scared, angry and helpless. When I asked her why she never intervened, she replied in an icy tone: “What do you want me to do? I collect as much as you. It is our burden, so it is! ".
I left the house at the end of the afternoon, one day in December 1995, but I no longer remember the exact date with the violence of the trauma. I just remember having the strength to carry my two big bags, crying as the flakes caressed my half bruised face. That day was the last day of my life as a beaten kid. I thought of my brothers, especially the youngest, whom I had taken care of a lot because I was so afraid for him, of not being able to protect him. Leave or die, you had to choose.
I could have let myself die under the bridges or in this hostel for young girls. Sometimes I thought I had to disappear. I could have prostituted myself to eat like those teenage girls I lived with, but I decided to hang on and live like a lioness. No, I will not die feeling sorry for myself. I would be curious about life, I would love and I would be loved in return. You will not take away this breath of hope, this gleam in the back of my eyes and I will climb all the mountains so that you never catch up with me. I will take all the hands that are stretched out to me and I will stretch out my own when life gives me strength.
In December 1995, I was born a second time. I was on the long path of learning, the one that would lead me straight to my fundamental core. I was going to learn to discover myself, to fall and to get back up. I had an appointment with this teenager who would no longer die slowly but who was going to reappear like a Phoenix to fly over the abyss of humanity.
Childhood and adolescence shattered by post-traumatic stress disorder. Collateral damage of the violence of silence, it was time to say welcome to Life.
A white day in December - V.R. | Text of 19.12.2022
Créatrice de contenus audiovisuels et Attachée de production
1yHélène Ros merci pour ce partage …
Quel témoignage Hélène La violence domestique n'est culturelle, elle est tout simplement humaine Il faut aussi avoir du courage pour en parler
Project Manager | Communications Officer | Documentary Filmmaker
2yTellement de chemin parcouru depuis ce jour atroce… merci pour ce partage émouvant Hélène. Ton parcours ne cessera jamais de m’inspirer, tu as su transformer ces épreuves en boussole pour te guider et devenir la femme merveilleuse que tu es aujourd’hui. Il y a tant d’amour et de force en toi. Bravo 💜