De la nécessité d'armer décisivement l'Ukraine.
La première des questions politiques, c’est la paix et la guerre. C’est la vie et la mort. C’est ça, la guerre : c'est la vie et la mort. Et à l’instar d’une pandémie, quand la question politique de la vie et de la mort surgit, elle relègue tout le reste au second plan. Non pour exclure les autres questions politiques ayant droit de cité, mais en donnant la priorité à ce qui doit l’être.
Passer de l’Europe en paix à l’Ukraine en guerre, intrinsèquement européenne, elle aussi, c’est faire résonner avec justesse ces quelques mots du président américain Joe Biden à Varsovie : « Kyiv est forte. Kyiv est fière. Elle est debout. Et surtout, elle est libre. »
Le visage de l'Ukraine en guerre, c'est celui d’une nation fière d’elle-même et de son héritage, viscéralement attachée à sa terre.
C'est celui d’un peuple ayant "l’amour jusqu’à l’excès d’un bien préférable à tout, la liberté", écrivait déjà Voltaire à son propos au 18ème siècle.
« Nous ne nous battons pas pour la démocratie » m'a-t-on fait valoir lors de ma visite dans la capitale ukrainienne, « nous nous battons pour l’existence ».
Nuance importante ; Timofeï Sergueïtsev a été on ne peut plus explicite dans le "Mein Kampf" russe : la dénazification est une désukrainisation.
Nommer les choses.
Il importe de rappeler ce qui fait la singularité de cette guerre que l’on pensait d’un autre temps : coloniale, par l’accaparement de terres et la soumission des populations ; impérialiste, par la poursuite d’un dessein chimérique de conquête territoriale au service d’un d’ersatz d’empire faisant appel à la mémoire de grandeur fantasmée de l’Empire russe et de l’Union soviétique ; et génocidaire dans sa conception même, à savoir la négation de l’Ukraine comme entité indépendante avec une identité et une volonté propres.
Génocidaire, également, en tant que processus : penser être accueillis comme des libérateurs et n’avoir qu’à "dénazifier" le gouvernement Zelensky, démocratiquement élu ; faire face à la résistance et chercher à "dénazifier" les récalcitrants (traduction : ceux qui refusent leur « russité » imposée) ; se rendre compte que la résistance est plus importante et vouloir "dénazifier" toujours plus d’Ukrainiens.
À ce titre, les propagandistes du Kremlin n’ont eu de cesse, depuis près de deux ans, d’alimenter ce glissement avec des propos répétés d’incitation au génocide abondamment documentés.
Ce processus de désukrainisation (sic), intrinsèquement génocidaire, que masque la rhétorique outrageusement grotesque de la dénazification, condamnée par de nombreuses organisations juives à travers le monde, il nous appartient de le comprendre et d’y faire face pour y mettre fin.
L'endormissement démocratique.
Cette guerre, la majorité européenne semble davantage la percevoir comme un phénomène lointain que comme une réalité concrète dont nous devrions nous soucier avec toute la gravité et la détermination qu’elle exige.
Cette réalité, quelle est-elle ? La Fédération de Russie, puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, se trouve aux mains d'un régime qui mène la première guerre d’expansion sur le continent européen depuis 1945.
En un instant, ce 24 février 2022 – certains remonteront à la Crimée, les plus perspicaces à la Géorgie – Vladimir Poutine a fait voler en éclat quelque sept décennies d’un équilibre aussi fragile que précieux, celui de Yalta et de Potsdam. Celui des Nations unies et d’une certaine idée de la nation ; souveraine, indépendante, inviolable. Une certaine idée de la civilisation. De la démocratie, qui s’exprime vaillante, vivifiante dans cette Ukraine martyre qui ressent, dans sa chair, la valeur inestimable de celle-ci.
Notre capacité de défense de cet idéal de démocratie, nous semblons quelque peu l'avoir dévitalisée après sept décennies de paix relative à l'Ouest.
Il nous appartient aujourd'hui de mesurer la portée du défi qui se présente à nous si nous voulons le préserver.
La fin de l'histoire qui n'en finit pas.
Si la mort rôde à nouveau sur cette terre séculairement meurtrie d'Ukraine, c’est avant tout, ne l’oublions pas, par la volonté d’un seul "madman" (forcené), pour reprendre le mot inscrit sur la Maïdan (place) de l'indépendance où flottent ces milliers de drapeaux, chacun symbolisant une vie innocente envolée par la folie de l’un et le soutien actif ou passif des autres.
Soutien, entre autres, d’un large pan d’une population auprès de laquelle continue d'être entretenue l’idée impériale comme composante structurante d’une prétendue "Grande Russie".
La logique expansionniste propre à l'idée d'empire, nous pensions l’avoir chassée après 45, mais nous nous sommes trompés.
Nous avons proclamé trop vite la "fin de l’histoire" après la chute du mur, oubliant ce faisant l’impérieuse nécessité d’imposer un Nuremberg du communisme aux citoyens de la Fédération de Russie nouvellement constituée, pour permettre à ceux-ci de faire face aux crimes de l’ère totalitaire.
Le retour de Staline en grâce dans la Russie poutinienne - qui imagine un buste d’Hitler au Bundestag ? - est l’une des expressions de cette tragique occasion manquée d'accompagner la Russie dans une ère post-impériale.
Il nous faudra imposer un Nuremberg du poutinisme, après la guerre.
Cesser le feu ?
Pour l'heure, si toute cette destruction a été rendue possible par la décision d’un seul homme, c’est par ce même homme que tout cela pourrait prendre fin. Un mot ; un geste ; une décision. Et tout s'arrête.
Ce choix, Vladimir Poutine le refuse, et la guerre se poursuit avec son cortège funeste de malheurs.
Alors, que faire ? Cesser le feu ? Appeler à celui-ci sans appeler concomitamment à la désoccupation est moralement inacceptable et fondamentalement contraire à nos intérêts. Pour les millions de réfugiés qui attendent de rentrer chez eux tout autant que pour les millions d’autres qui vivent sous occupation.
L’occupation, ne l’oublions pas, c’est la guerre. Avec ou sans le feu des armes.
Pour celui qui vit sous occupation, il n’y a pas de cessez-le-feu qui vaille. Il a le devoir de résister, par le feu ou par tout autre moyen, s’il veut continuer à vivre, libre, chez lui.
C’est tout ce qu’il demande : vivre libre, chez lui.
Négocier la paix ?
C’est ce qu’appellent de leurs vœux les partisans du faux dilemme "moins de territoire ou plus de morts ?".
Ni l’un ni l’autre.
C’est la seule réponse qui vaille, au nom de l'État de droit et de nos intérêts fondamentaux.
Sommes-nous donc à ce point amnésiques ? Oublions-nous qu’Adolf Hitler, lui aussi, était pour la paix, aussi longtemps que ses appétits territoriaux étaient assouvis ?
Appeler à la paix n’a de sens que si la paix fait fi des illusions du pacifisme ; on arrête pas un char avec des fleurs.
Seule la paix défendue avec force vaut considération. La force légitime, celle qui s’inscrit dans le cadre d’un État de droit. Désavantage face à la dictature qui n’en a que faire.
Il est aussi grand temps que nous comprenions que le logiciel du démocrate n’est pas celui de l’autocrate, certainement pas celui de l’autocrate emporté par l’hubris.
Cessons notre aveuglement ; relisons la fable de la grenouille et du scorpion.
Vladimir Poutine n’avait aucun intérêt à lancer une guerre à grande échelle en Ukraine. Toute rationalité s’accordait là-dessus. Pourtant, au pire moment supposé (la raspoutitsa), il l’a fait. Comme une volonté tenace de s’inscrire dans l’acmé calendaire de la Révolution de la Dignité. Et il l’a fait en nous mentant. En continuant inlassablement de nous mentir.
Les "petits hommes verts" en Crimée sans lien avec l’armée russe ? Mensonge ! Les troupes amassées aux frontières de l’Ukraine pour des exercices ? Mensonge ! Le Kremlin sans aucun lien avec Wagner ? Mensonge !
Pourquoi devrions-nous attendre d’un tyran qu’il éprouve quelque vergogne à nous mentir frontalement ?
C’est avec lui qu’il faudrait négocier la paix ? Quelle paix ? Et surtout quelle parole ? Quelle parole quand tant d’engagements (en ce compris les engagements internationaux de la Russie de respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine) ont été violés ? Quand tant de malheurs ont été infligés ?
Et la position de l’Ukraine souveraine, y pensons-nous, d’ailleurs ?
Nous sommes prompts à parler pour elle, à lui dire ce qu’elle doit faire. Mais sommes-nous capables de l’entendre quand elle nous explique que c'est son existence même qui est menacée ? Comment négocier la paix avec quelqu’un qui est venu pour vous soumettre à sa volonté ? Comment négocier la paix avec quelqu’un qui est venu pour s’accaparer votre terre, votre propriété, celle de la nation ?
Le faiseur de paix est-il disposé à échanger sa propre maison pour la paix ? Et pense-t-il vraiment qu'un tel chantage fera office d'immunité pour la maison du voisin ?
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Il n'y a qu’un seul plan de paix qui vaille, et il tient en trois points : intégrité territoriale, justice, réparation. Autrement dit : désoccuper d’Ukraine, juger les crimes, réparer le préjudice.
Tout autre plan est au mieux une prime à l’agression (en concédant des territoires), au pire une capitulation (en concédant l’Ukraine). Et les conséquences d’un tel choix seraient non seulement désastreuses, aujourd’hui, pour des millions d’Ukrainiens réfugiés ou sous occupation, et demain, pour des millions d’autres Ukrainiens, Moldaves, Géorgiens, Baltes, Polonais et Finlandais, pour ne citer que quelques exemples de pays ayant été explicitement menacés par le régime russe.
L’Europe de l’Ouest n’échappe pas à la menace avec l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, et ce qu’il implique concrètement : une attaque armée contre un pays de l'OTAN est considérée comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres de l'Alliance.
Peur et incompréhension.
Malgré l'enjeu, nous continuons d'être pusillanimes.
Pourquoi ? Deux facteurs, au moins, semblent pouvoir l’expliquer : la peur et l’incompréhension.
La peur, d’abord. Un état terroriste terrorise, rien de surprenant. L’Europe subit un chantage nucléaire, à l’attaque tout autant qu’à l’accident dans un pays, l’Ukraine, qui regorge de centrales.
Le Kremlin, si prompt à dénoncer une menace existentielle incarnée par l’OTAN tout en réduisant sa présence militaire dans l'enclave de Kaliningrad, dernier endroit qu’une telle prétendue menace inciterait à dégarnir, a déjà menacé l’Europe du feu nucléaire des dizaines de fois depuis le début de la guerre à grande échelle.
La crainte de l’escalade, dit-on.
Poutine s’est-il privé lui-même d’escalader devant notre faiblesse perçue de 2008 à 2014 ? Après la Géorgie, nous lui avons offert Nord Stream, Sotchi et la "reset policy" (politique de remise à zéro) d'Obama.
Accessoirement, l’Ukraine s’était engagée à la neutralité otanienne en 2010.
Et de 2014 à 2022 ? Après la Crimée et le Donbass, nous lui avons offert la Coupe du monde et Versailles. Et Nord Stream 2 était sur les rails.
S’est-il privé d’escalader depuis le 24 février ? Emmanuel Macron, au début de la guerre, appelait encore à ne pas "humilier la Russie". Et certains sont prêts à gober la fable poutinienne d’une Alliance atlantique qui voudrait détruire la Russie : comment l’Allemagne, membre de premier plan de l’OTAN, pouvait en même temps être l’un des principaux partenaires commerciaux de la Russie et l’instigateur d’un projet visant à détruire celle-ci ?
Que l’élargissement - légitime, légale, et parfaitement civilisée - d’une alliance (l’OTAN) déplaise ne sera jamais une justification à l’agression militaire d’un pays voisin et à l’annexion par la force brute d’une partie de son territoire. Pas plus que les fautes de l’Ouest, au premier plan desquelles se trouve l’Irak dans notre histoire récente, réponse tragiquement fautive au traumatisme du 11 septembre.
La peur du chantage nucléaire, donc. Mais aussi, à l’instar de l’Union soviétique, la peur d’un délitement de la Fédération de Russie avec ses quelque 6000 ogives nucléaires, qui pourraient tomber dans de bien mauvaises mains ; la perspective d’une prise de pouvoir par le criminel de guerre Evgueni Prigojine, le 24 juin 2023, a rendu cette crainte manifeste.
Dans l'intérêt de la stabilité de l'ordre international, on préfère toujours traiter avec une entité connue.
L’incompréhension, ensuite : notre méconnaissance historique et culturelle mutuelle, entre l'Est et l’Ouest.
Que sait-on, par chez nous, de la Shoah par balles, de Babi Yar qui en constitue l'une des plus sombres expressions, ou encore du Holodomor —la famine artificielle causée par Staline au détriment de plusieurs millions d'Ukrainiens, ainsi assassinés par la faim dans les années 30 ? Pourquoi le nom de Pylyp Orlyk, prédécesseur de Montesquieu, résonne-t-il comme celui d’un anonyme à nos oreilles ?
Cette méconnaissance de l’autre Europe est un fossé qu’il nous faut combler.
Certes, des décennies sous le joug totalitaire du communisme n’ont pas permis de faire rapidement la lumière sur l’histoire du 20ème siècle à l’Est, mais le constat n’en reste pas moins le même : la méconnaissance mutuelle est réelle, et elle gagne à être comblée.
Ce sera peut-être là l’un des acquis de cette guerre en Ukraine.
Tirer les leçons et agir.
C’est probablement dans cette méconnaissance que se trouve en partie notre difficulté à appréhender la nature du présent problème auquel nous faisons face.
Nous aurions dû le comprendre dès 2008 avec la Géorgie.
Si Poutine pouvait si facilement contrôler une partie d’un territoire voisin par le truchement de la sécession, a-t-on rappelé à ma mémoire, alors inéluctablement, l’Ukraine viendrait ensuite. Et cela advint. Par la sécession dans le Donbass, dès 2014. Par l’annexion, ensuite, avec l’Anschluss criméen de 2014, l’illusion sans goutte de sang. Et désormais avec les quatre régions ukrainiennes annexées par la force brute en 2022. Crescendo.
Poutine le revendique : « notre pays, le monde russe ».
Il ne s’arrêtera pas si on ne l’arrête pas.
2008 ; 2014 ; 2022. N'est-ce pas suffisant ?
Sommes-nous définitivement incapables d’entendre les avertissements insistants de l’Est quand ils ne cessent de nous répéter qu’après eux, ce sera nous ? Qu’ils, au Kremlin, peuvent bien se convaincre que les Américains n’iront pas mourir pour défendre l’Estonie ? Et puis après, pourquoi pas les deux autres pays baltes, ces "provinces" russes comme aime à les qualifier l’ancien président Dmitri Medvedev ? ou la Pologne, "offerte par Staline" et qu’ils peuvent "reprendre", nous dit Poutine ? ou encore la Moldavie, peut-être la plus menacée de toutes à court terme ? et même jusqu’à Paris et Berlin si on écoute leurs émissions télés, qui martèlent du matin au soir la petite musique pernicieuse de la détestation de cet Ouest qu’ils aiment et consomment tant.
Les dictatures nous disent ce qu’elles veulent faire, et elles le font si nous ne les arrêtons pas. Avec elles, le prix à payer augmente toujours avec le temps qui passe, nous alertait Garry Kasparov dès 2015.
L'Europe de l'Ouest est amorphe et l'Ukraine saigne. Elle saigne et nous répète sans cesse qu'ils iront aussi loin que nous le permettront.
Quand cesserons-nous de permettre ? À la découverte de nouveaux charniers ? Lors d’une nouvelle tentative de prise de Kyiv ? À l'attaque d'un ou de plusieurs pays de l'OTAN ? Sommes-nous condamnés à un inéluctable point de non-retour ou pouvons-nous encore circonscrire la guerre, la concrète, celle du feu, au territoire de l'Ukraine ?
Reconnaissance et nécessité.
Les Ukrainiens sont reconnaissants de l’aide des Alliés, ils le répètent à l’envi, et en même temps, ils manquent de temps – contrairement à Vladimir Poutine, chaque jour sous occupation ou sous le feu de la guerre ajoute de la tragédie à la tragédie – et de tant, nous appelant à tirer les leçons churchilliennes de l’histoire pour enfin agir de façon décisive.
Nous aidons l’Ukraine à ne pas perdre. Nous ne l’aidons pas à gagner.
Nous ne pouvons pas nous satisfaire, par lâcheté, d’une Ukraine auto-érigée, à raison, en bouclier de l’Europe, qui se consume à petit feu.
Si nous ne nous sommes pas prêts à les aider par devoir moral, faisons-le au moins par intérêt, car il en va de nos intérêts. Lucidité crie son nom.
Nous devons armer décisivement l'Ukraine si nous ne voulons pas finir avec les bottes de l'OTAN sur le terrain.
Pour que l'Ukraine vive, et nous avec elle.
Nous avons obstinément refusé, dès les premiers jours de la guerre, de promulguer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine, par crainte des conséquences.
Le président Zelensky n’a pourtant eu de cesse de nous avertir : si nous manquons de courage, le bouclier ukrainien ne tiendra pas indéfiniment, et c’est le reste de l’Europe qu’il faudra protéger ensuite.
Au moment présent, critique, en ce début d'année, où nos institutions ont à renouveler le soutien financier à l’Ukraine de part et d’autre de l’Atlantique, rappelons-nous ces quelques mots du général De Gaulle en 1961 : « Tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur, de le pousser à redoubler sa pression. Et finalement facilite et hâte son assaut. » Et d’ajouter : « Au total, actuellement, les puissances occidentales n’ont pas de meilleur moyen de servir la paix du monde que de rester droites et fermes. »
Soyons lucides : nous sommes confrontés à la première guerre d’expansion sur le continent européen depuis 1945.
Personne, depuis Hitler et Staline, n’avait lancé une telle guerre en Europe.
Poutine, galvanisé par des gains territoriaux, si nous venions à lui concéder cela, peut bien se convaincre d’aller sur le territoire de l’OTAN comme il s’est convaincu d’aller en Ukraine.
Nulle charité : c’est nous que nous défendons en défendant l’Ukraine.
Denys Malengreau.