Cadeaux électoraux : la difficile frontière entre compétition et corruption
Alors que la dissolution du Parlement et la date des élections générales ont été rendues officielles dans la même journée du dimanche 6 octobre 2019, le Premier ministre, lui, n’avait pas attendu pour abattre son joker électoral. « Mo pou doublé zot pension et li pou passe à Rs 13,500 lors de mo prochain mandat », avait-il déclaré moins d’une semaine avant, au centre Swami Vivekananda, le 1er octobre lors d’un rassemblement marquant la Journée mondiale des personnes âgées.
Cette annonce de campagne anticipée a suscité la polémique sur la question de savoir si elle constituait un ‘bribe’ électoral ou vote-buying. Ce débat pose en toile de fond le problème suivant : savoir où se place le curseur entre compétition électorale et clientélisme politique. L’enjeu est central.
En effet, dans toute démocratie, les campagnes électorales sont un moment crucial de la vie de la nation, du fait que les élections constituent le mécanisme de sélection des leaders politiques. Les campagnes électorales mettent en scène la compétition entre élites politiques. Celles-ci doivent convaincre la population de leur capacité à gouverner et à satisfaire ses besoins ou ses demandes. Etroitement liées à ce principe de compétition électorale, les campagnes ont vu se développer dans pratiquement tous les pays du monde un faisceau de stratégies (plus ou moins réglementées par des législations) allant des promesses électorales à l’achat pur et simple des votes.
Le « bribe » électoral, violation du principe concurrentiel
Mais, si la promesse électorale fait partie de la compétition politique et fait appel à la capacité de discernement de l’électorat, le ‘bribe’ électoral, lui, est considéré comme une violation du principe concurrentiel et comme une confiscation de la liberté de vote. Pourtant, entre les deux, la frontière peut être mince. Et elle peut être vite brouillée par les pratiques de clientélisme électoral, lequel n’est pas une pratique à sens unique.
Le ‘vote-buying’ peut se définir comme « l’octroi de bénéfices matériels d’ordre privé en échange de soutien politique », selon la définition désormais classique de la sociologue israélienne Eva Etzioni-Halevy. Ce qui caractérise le ‘vote-buying’, c’est donc le fait qu’il bénéficie à un individu ou à un groupe d’intérêt (par opposition à des catégories universelles de citoyens) et qu’il constitue un traitement spécial envers cette ou ces personnes, ce qui va à l’encontre du principe d’égalité des chances, fondement de la démocratie.
Le cadre légal mauricien s’inscrit dans le même esprit. Le Representation of People’s Act section 64 « Bribery and treating » reconnaît comme acte de corruption tout don, prêt ou promesse de don, financier ou matériel (y compris nourriture, boisson ou divertissement) ainsi que l’octroi d’un travail ou d’une position en vue d’influencer le vote d’une personne. Il n’envisage donc que la relation inter-personnelle. De même que l’article 65 « Undue influence » ne prend en considération que les tentatives d’influence physiques ou morales violentes par des individus sur d’autres individus dans le cadre électoral.
Dans cette perspective, il n’y a donc pas ‘bribe’ électoral à strictement parler dans l’annonce de l’augmentation de la pension à Rs 13,500 à l’horizon 2024, avec alignement prévu du salaire minimum, dans la mesure où
- c’est une catégorie universelle de citoyens qui est concernée (les retraités) et non un groupe d’intérêt, et
- il ne s’agit pas de faveurs particularistes mais de mesures sociales relevant des politiques publiques.
Dans le catalogue des cadeaux électoraux depuis l’indépendance, la caractéristique commune était aussi de cibler des catégories universelles de citoyens : fonctionnaires, étudiants ou retraités. Ainsi, la gratuité de l’école secondaire par SSR en 1976, la promesse par SAJ en 1995 d’une majoration de 15% pour les fonctionnaires, la gratuité du transport pour les étudiants par Navin Ramgoolam en 2005, et en 2014 la pension vieillesse à Rs 5,000 octroyée par SAJ.
Ces cadeaux électoraux ne tombent donc pas eux non plus sous le coup du ‘bribe’ électoral stricto sensu. On ne peut pas en dire autant de l’annonce par le Parti Travailliste de la création de 7,000 à 21,000 emplois aux élections de 1982. Elle s’inscrit d’ailleurs dans le même registre que le cas d’Ashok Jugnauth, épinglé sous l’article 64 du Representation of People’s Act aux élections de 2005. Pour ce dernier, le jugement du Privy Council avait confirmé la présence d’actes de favoritisme envers des groupes spécifiques à des fins d’influence électorale : d’une part les électeurs musulmans de sa circonscription avec la promesse d’attribution de fonds gouvernementaux pour un agrandissement de la section musulmane du cimetière local ; et d’autre part, des exercices de recrutement à quelques jours du scrutin pour trois groupes de travailleurs (general workers, hospital servants et health care assistants), sous l’égide du ministère de la Santé dont il avait alors le portefeuille.
Si l’annonce récente du doublement de la pension à horizon 2024 et les autres promesses électorales, dans la tradition où elle s’inscrit, ne sont pas condamnables en termes de vote-buying, il n’en demeure pas moins qu’elles relèvent indéniablement du clientélisme politique. Le clientélisme politique étant entendu comme un échange de faveurs, avantages matériels ou financiers, en échange d’un soutien politique, en direction de certaines catégories de population identifiées comme cibles électorales.
Clientélisme et vote confisqué
La caractéristique de la relation clientéliste (échange faveurs/votes) entre un ‘candidat-patron’ et des ‘clients-électeurs’ est d’être particulariste et de nature fortement affective. Si elle est rarement considérée comme illégale, elle constitue toutefois une entorse au fonctionnement démocratique dans la mesure où il oriente le vote du citoyen. On parle alors de « vote confisqué » selon les termes du politologue français Bertrand Badie, car l’électeur se retrouve en position de dépendance, son choix de vote étant alors fondé (le plus souvent à son insu) plus sur des considérations d’intérêt personnel que sur des bases (supposément) rationnelles.
Autre élément qui inscrit le cadeau électoral dans une logique de confiscation du vote, c’est le délai entre la promesse faite et la récompense promise. La récompense promise étant conditionnée par le vote, elle constitue une forme de chantage sur l’électorat visé, surtout quand cette promesse pouvait être réalisée en dehors des échéances électorales.
Mais pour que l’on puisse parler de corruption, encore faut-il voir quelles sont la lecture et la réception de ces promesses électorales et autres cadeaux électoraux par la population elle-même. Il est certes reconnu que les attentes d’une population ont la capacité d’alimenter, voire d’encourager, les pratiques de clientélisme électoral. Comme le fait ressortir Eva Etzioni-Halevy, les politiques publiques et les offres électorales revêtent une connotation de clientélisme électoral lorsqu’elles sont conçues pour répondre aux desiderata de certains groupes.
Toutefois, pour parler de corruption, il faut que l’échange soit perçu en tant que tel. Le célèbre politologue américain, feu Samuel Huntington précisait qu’un acte n’est considéré comme corrompu que s’il dévie des normes en vigueur dans la population. En d’autres termes, pour qu’il y ait corruption, tout dépend de la perception populaire, du cadre de valeurs en vigueur dans la société et de la culture politique. Comme l’a montré un autre spécialiste américain de la question, Frederic Schaffer, le cadeau électoral peut être perçu par certaines populations d’électeurs, par exemple aux Philippines, comme un dû, voire une réparation, le vote étant comme pratiquement le seul moment où ils peuvent obtenir ce qu’ils veulent du gouvernement. Inversement, dans d’autres contextes, comme en milieu rural au Mexique, le cadeau électoral peut être vu comme un affront, une insulte à leur dignité par des populations qui le vivent comme une confiscation de leur liberté de choix politique.
A Maurice, depuis le premier gouvernement de l’Indépendance, le cadeau électoral avec son ‘feel-good factor’ est devenu une tradition. Et l’électorat en était même venu à le considérer comme un dû au point qu’il a contribué à faire pencher la balance des urnes lors des deux derniers scrutins.
Vers une éthique de la promesse électorale
La promesse électorale reste donc une pratique acceptée dans la culture politique du fait d’un électorat demandeur et d’un cadre légal relativement souple. Néanmoins, les récents débats enflammés sur les réseaux sociaux autour de la pension à Rs 13,500 montrent que cette conception des choses est graduellement en train de changer à Maurice, et ce, même si on est encore loin des législations de pays comme les Philippines qui sont allés jusqu’à criminaliser la pratique du cadeau électoral.
Ainsi, aux Philippines l’article 261 du Omnibus Election Code déclare la promesse électorale envers le public comme illégale et répréhensible, déclarant coupable de délit
« toute personne qui donne, offre ou promet de l’argent ou des biens de valeur, donne ou promet des emplois ou positions, franchise ou prêt, public ou privé, ou effectue une dépense ou promesse de dépense envers toute personne, association corporation, entité ou communauté en vue d’inciter le public en général à voter pour ou contre un candidat (…) ».
Dans le cadre mauricien, il est toutefois utile de rappeler que le Code de Conduite Electoral publié en 2010 par la Electoral Supervisory Commission stipule dans son article 3.2.g « Duty of Participants » que dans l’exercice de leur campagne électorale, les candidats devront s’abstenir « d’avoir recours à des promesses électorales mensongères et irréalisables ». A charge donc pour les candidats d’argumenter la faisabilité et la budgétisation de leurs promesses aux électeurs.
Devançant les cadres légaux, le débat public dessine graduellement les contours de la légitimité de l’offre politique à Maurice et d’une éthique de la promesse électorale.
Par Catherine Boudet