Chaleur chaleureuse sur la Suisse

Je m’appelle Leila, j’ai 28 ans, j’habite New Majuro dans le Canton de Fribourg. Je suis une réfugiée climatique.

Mon destin s’est joué il y a bien longtemps déjà, lors de la COP121 en 2115 à Paris. Cet accord historique a en effet réglé l’accueil des réfugiés climatiques par les pays relativement épargnés par la crise du climat. C’est là qu’il fut décidé que la Suisse accueillerait les 80.000 habitants de nos îles Marschall envahies par la montée inexorable de l’océan, ainsi que les quelques 1 million d’habitants du Bahreïn chassés eux par une chaleur invivable de près de 60 degrés l’été. Mes ancêtres sont donc arrivés ici en Suisse il a environ 170 ans et depuis lors nous nous efforçons de perpétuer nos traditions et notamment nos chants – le roro - si particuliers.

Le climat ici nous est familier. Avec ses hivers doux autour de 20 degrés de moyenne et ses étés chauds et humides autour de 35 degrés, nous souffrons moins que nos hôtes suisses qui se réfugient dans les montagnes pour essayer de se rafraîchir un peu. La végétation luxuriante des fonds de vallée et les palmiers qui bordent le lac de Morat sont pour les habitants de New Majuro des lieux très prisés.

La cohabitation avec nos amis suisses se passe au mieux. Eux qui longtemps ont rechigné à changer leur mode de vie, ont été bouleversés voici 100 ans, le 1er août 2191, lorsque leur montagne mythique, le Cervin, s’est écroulé. Le solide toblerone sommital n’était plus porté par sa pyramide de schiste et de gneiss totalement libérée de son permafrost, et le cône de pierre s’est retrouvé 2.000 mètres plus bas en mille morceaux dans la vallée de Zmutt. Ce fut un véritable drame national qui a sonné le réveil d’une nation qui croyait jusqu’alors que le pire était pour les autres. Pourtant la Suisse avait déjà été choquée lorsque sa dernière piste de ski fut fermée à Saas-Fee 20 ans plus tôt. Et lorsque la Fédération Internationale de Ski a déclaré sa dissolution après le dernier Championnat du Monde organisé à Katmandou en 2150. C’est l’altitude – départ des courses à près de 6.000 mètres – plus que le manque de neige qui avait alors eu raison des derniers coureurs…

Le XXIIème siècle a vraiment été un siècle noir pour la Suisse, qui a subit une transformation profonde de ses paysages, de ses coutumes, tout en devant accueillir plus d’un million de réfugiés climatiques, portant sa population à plus de 10 millions d’âmes.

Mais en cette fin de XXIIIème siècle, au moment où demain la suisse fêtera ses 1.000 ans d’existence, celle-ci peut être fière de la manière dont elle s’est relevée et s’est réinventé un destin. Alors que dans bien d’autres pays européens, américains et asiatiques l’accueil des centaines de millions de réfugiés climatiques d’Afrique et du Moyen-Orient se sont traduits par des conflits graves, le modèle Suisse d’intégration a été exemplaire, et la Suisse fut le premier pays à recevoir le prix Nobel de la Paix en 2250. Symbole de la Suisse, le Conseil Fédéral a été élargi de 7 à 9 membres pour accueillir 2 membres issus de la minorité des réfugiés climatiques. L’anglais a été accepté comme cinquième langue nationale. Le Bahreïn et les Îles Marshall forment chacun un nouveau canton virtuel, portant à 50 le nombre de conseillers aux Etats. Le 16 décembre – jour de la fête nationale de Bahreïn – et le 1er mai – notre jour de fête nationale – sont devenus fériés et ces jours-là toute la population porte nos costumes traditionnels et mange notre cuisine.

La roue a tourné, et la Suisse n’a pas oublié. Elle n’a pas oublié qu’en 1818, alors qu’elle n’arrivait pas à nourrir ses habitants, le Brésil lui avait alors donné gratuitement des terres et que 2.000 des siens étaient partis fonder la Nouvelle Fribourg en Amazonie. Et aujourd’hui c’est cette même Suisse qui peut avec fierté fêter son millième anniversaire en s’étant ouverte comme aucun autre peuple et en ayant su s’inventer un nouveau destin avec ses nouvelles populations venues d’ailleurs.

De ma chambre située au dernier étage d’une tour en bois et en terre compactée haute de 75 mètres, je contemple cette merveilleuse ville de Fribourg et ses maisons plusieurs fois centenaires. Dans ses rues vides désormais de voiture, les piétons sortent du métro Suisse qui relie Genève à St-Galles en 1 heure et met Fribourg à 30 minutes de ces deux villes. Dans la chaleur étouffante de ce début de mois d’août, chacun se hâte de rejoindre son domicile rafraichit par une climatisation puisant son électricité des champs de panneaux solaires qui ont depuis longtemps pris la place des fameuses vaches suisses condamnées tant pour leurs émissions de méthane que par la chaleur insupportable pour elles. Premier pays au monde à atteindre la neutralité carbone en 2050 comme voulu par le Conseil Fédéral en 2019, la Suisse a aussi montré la voie en terme de transition énergétique et fut longtemps considérée comme une vitrine de cette transition. Dans un monde débarrassé de ses émissions carbones depuis 2215 pour le 200ème anniversaire de la COP21, les températures cessent enfin d’augmenter et l’atmosphère commence peu à peu à évacuer son mortel CO2.

Les spécialistes du GIEC estiment que d’ici 100 ans, vers 2400 environ, les températures auront retrouvé le niveau du XX siècle. Il aura donc fallu 400 ans à l’humanité toute entière pour comprendre, s’adapter et inverser le cours des choses. Et toujours selon ces spécialistes, il parait que nos bien aimées Iles Marshall commenceront à resurgir de l’océan vers 2350 grâce à la reprise en glace des Pôles Nord et Sud. Ce sera alors pour mes descendants le moment de rentrer d’un si long exil et de tresser des louanges éternelles à la Suisse terre d’accueil et de tolérance.

Christian Petit

Extrait du livre Suisse2291 co-écrit par une quarantaine de personnalités de Suisse Romande à l'initiative de Christian Haeuselmann et disponible aux éditions Weber Verlang (Thoune/Bern). Chaque personnalité est invité à imaginer la Suisse quand elle fêtera son millième anniversaire en 2291. Ceux qui voudraient un exemplaire du livre pour 50 CHF peuvent m'écrire sur Linkedin.